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victor hussenot, ou les couleurs de la parole

Nicolas Tellop

[Octobre 2015]

Dans les bandes dessinées sans paroles, il n’est pas rare de trouver des phylactères. Même s’ils sont parfois vides (exhibant ainsi l’absence du langage), la plupart du temps ils renferment des signes ou des images. La parole y est ramenée à une pure iconographie, c’est-à-dire une espèce de synthèse hiéroglyphique où la chose représentée vaut pour le mot ; celle-ci s’inscrit dans une syntaxe absente que la situation permet de reconstruire partiellement. Dans Les Gris colorés, de Victor Hussenot (La 5ème Couche, 2015), on ne trouve pas un seul mot mais beaucoup de bulles ; et dans ces bulles, pas un seul signe, pas un seul référent tangible. Elles ne sont pas vides pour autant, elles ne sont pas complètement désertées par le sens, elles ne se contentent pas de creuser le blanc atone de la page : elles sont gorgées de couleur. Les petites saynètes de l’album reposent sur une délicate synesthésie chromatique faisant des tonalités de l’aquarelle le plus vibrant des bavardages visuels.

Victor Hussenot est un auteur lointainement influencé par l’Oubapo, à la différence que ses expérimentations ne reposent pas vraiment sur la contrainte mais sur un questionnement formel propice à relayer une réflexion existentielle. Son premier livre, La Casa (Warum, 2011), s’interroge sur le rôle de la case dans la bande dessinée comme dans le monde, en ce sens que dans les deux cas l’enjeu est de sortir du cadre dans lequel nous sommes tous enfermés malgré nous. La manipulation « méta » du medium sert de support à une représentation de l’organisation du réel pour mieux en désamorcer les impostures. De la même façon, il ne serait pas tout à fait juste de penser que Les Gris colorés a été conçu à partir d’un principe formel contraignant (remplacer le dialogue par la couleur). Il convient au contraire de considérer l’entreprise comme la possibilité d’élargir le champ de l’expression – une nouvelle façon de briser le cadre, encore. C’est d’ailleurs la force des bandes dessinées sans paroles, comme celle du cinéma muet : en se privant du langage verbal, ils enrichissent celui de l’image.

Sur ce point, rien ne peut remplacer les explications de l’auteur lui-même, telles qu’il nous les confiait dans le neuvième numéro de la revue Kaboom : « Raconter sans les mots est quelque chose de très naturel pour moi. Je pense parvenir à libérer mes idées beaucoup plus efficacement avec le dessin qu’avec le texte, en particulier ce qui relève de l’inconscient. D’ailleurs, lorsque je mets du texte, je finis toujours par en enlever parce qu’il est en trop. Les images forment des idées, un peu comme des aphorismes dessinés, ou ce que j’appelle des séquences d’idées dessinées. C’est très perceptible dans Les Gris colorés, où les phylactères ne contiennent aucune parole ni aucun autre signe que la couleur. L’aquarelle vient retranscrire l’impalpable et donner un sens aux émotions intérieures, elle se trouve être plus subtile qu’une discours textuel. Et justement le sujet du livre repose sur ce dont on ne peut presque pas parler et qui est impossible à traduire en dialogues. Pour faire une analogie, c’est comme lorsqu’on est malade et qu’il faut exprimer nos sensations de douleur : je suis très souvent incapable de le dire avec des mots. Les Gris colorés repose sur cette idée et substitue les nuances chromatiques aux paroles ».
La bande dessinée fonctionne alors sur plusieurs niveaux qui s’enrichissent l’un l’autre. Non seulement elle ne contient aucune parole, mais en plus elle fait de la communication son sujet – ou, pour être plus précis, de la difficulté à communiquer et même de l’incommunicabilité. Il y a là une logique implacable à n’utiliser aucun mot pour cerner ce qui ne peut se dire. La stratégie est d’autant plus savoureuse que dans ces histoires les personnages parlent énormément : le dialogue est là, même si l’on n’en saisit pas le contenu exact. Il était nécessaire de mettre les protagonistes en situation d’échange pour permettre au dessin de faire émerger la question du dicible et de l’indicible. C’est dans le rapport aux autres, dans ce qu’on appelle le « commerce » avec autrui que se profile la valeur du langage – la puissance et les limites de notre humanité qui s’investissent dans la parole. Elle vaut en ce qu’elle repose sur un échange entre locuteurs, à la façon d’une spéculation verbale qui attend toujours, d’une certaine façon, à être payée en retour, ne serait-ce que par une compréhension.

Pour mesurer les richesses et les pauvretés de cette (in)capacité à converser avec autrui, Hussenot choisit donc de substituer la couleur au verbe, dont il est à la fois l’homologue et le masque. Ses petits récits fonctionnent à la façon du conte de Charles Perrault Les Fées. La valeur de la parole s’estime non pas tant à son contenu qu’à la manière dont elle sort de la bouche du locuteur : perles et diamants ou crapauds et serpents. La bande dessinée n’est pas aussi manichéenne et entretient au contraire une certaine ambiguïté sur la nature des propos, mais il n’en reste pas moins que le langage s’y émet en bleu, en rouge, en jaune ou en vert. Les Gris colorés attribue une teinte à un discours qui reste abstrait, mais qui se mesure par le rapport des pigments entre eux. C’est pourquoi l’aquarelle est la technique idéale pour ce projet, à la différence de l’aplat : ses nuances « disent » toutes les palettes de l’expression, tous les détours de la communication, toutes les corruptions du langage.
Si, en raison d’un défaut d’impression quelconque, la bande dessinée devait être lue en noir et blanc, sans aucune nuance de gris, elle serait incompréhensible. Les situations, les gestes et les mimes ne suffisent pas à en faire saisir le sens. Seule la couleur donne à entendre ce qui se noue dans les images de Victor Hussenot. « Beaucoup de dessinateurs plébiscitent le noir et blanc parce qu’il suscite davantage l’imaginaire », explique-t-il. « C’est une réflexion que je trouve très juste, mais je trouve injuste qu’on bannisse la couleur sous ce prétexte. Je veux prouver que la couleur a le droit d’exister comme un outil narratif au même titre que la ligne. J’y trouve une sorte de prisme, tout un langage plus vaste à explorer ».
Il faut bien saisir la nuance de cette dernière phrase : la couleur n’est pas ramenée à un langage codifié, mais un langage en expansion, dont l’exploration ne saurait avoir de fin. S’il existe une sémiologie possible à l’œuvre dans Les Gris colorés, elle est sans cesse remise en jeu de pages en pages, de saynètes en saynètes. Nulle syntaxe, nul vocabulaire de la couleur ; pas de réel signifiant chromatique auquel correspondrait un signifié précis ; à l’image de son auteur, Les Gris colorés refuse d’être réduit à un système. Le dessinateur explique ainsi avoir privilégié l’instinct pour saisir par la nuance exacte de l’expression. On peut cependant deviner certaines significations plus ou moins fixes, notamment celles qui reposent sur des couleurs utilisées au quotidien comme référents : c’est le cas par exemple des feux de signalisations, rouge et vert, qui apparaissent à plusieurs reprises dans l’album. L’un impose l’idée de l’arrêt, l’autre, du passage. Plus largement, au gré des pages, le vert s’enrichit des valeurs d’énergie, de volonté, d’excitation – une espèce d’élan donné aux personnages.

De la même façon, le noir y fait référence à la tristesse, la déprime, l’abattement, conforme en cela au stéréotype des « idées noires » ou de l’expression « broyer du noir ». En fait, c’est sans doute le titre qui formule la meilleure (et la seule) théorie tangible du livre. Le gris apparaît comme une base, un élément atone, le soubassement indéfectible de l’humanité. À l’origine, les personnages sont tous des « gris » fondus dans la masse de leurs semblables, individualisés seulement lorsqu’ils se « colorent » de leurs sentiments, les teintes agissant à la façon d’un supplément d’âme. Gris, sans couleur, les personnages n’expriment donc rien, rien de plus que la neutralité, la monotonie ou le conformisme.

Une des premières pages du livre précise un peu plus la façon dont s’exerce le langage des couleurs. Deux amis marchent en silence dans la rue – l’errance les vide de toute pensée, c’est pourquoi ils sont gris. Soudain, l’un des deux est pris d’une sorte de crise épileptique qui le fait remuer dans tous les sens et qui surtout l’amène à alterner des discours incohérents figurés par le changement de couleur des phylactères. D’abord bleu, rouge, vert et puis jaune, jusqu’à ce que son camarade lui assène une gifle qui lui fait reprendre ses esprits en même temps que sa couleur grise. La disposition des images sur la page organise la syncope chromatique selon la théorie des couleurs complémentaires développée par Ewald Hering, représentée à la façon d’un produit en croix : le bleu en haut à gauche s’oppose au jaune en bas à droite, tandis que le rouge en haut à droite contraste avec le vert en bas gauche (dispositif que l’on retrouve dans le récit du peintre : c’est la première toile qu’il réalise, fondée sur le spectre des nuances). Selon ce système, il est notable que le mélange des couleurs opposées puisse produire un gris neutre, tel qu’il réapparait à la fin de la page. Cette dernière couleur de base se situe à la croisée des chemins, au centre des différentes directions à suivre.
Bien des récits reposent sur ces contrastes, comme celui des deux boxeurs teintés chacun rouge et vert, et chez lesquels chaque coup porté les « décolore » en gris. Il est impossible aux pugilistes de s’accorder de quelque façon que ce soit, et finissent au tapis, tous les deux gris. À l’inverse, lorsqu’un homme et une femme se rencontrent, le premier pensant rouge et la seconde réfléchissant bleu, c’est avec la joie de l’amour harmonieux enfin trouvé que leurs esprits se fondent en un violet.

Ainsi, la couleur ne se fait pas langage, mais expression d’un sentiment ou pour mieux dire d’une sentimentalité ou d’un point de vue – et surtout du caractère difficilement conciliable des points de vue entre eux. Souvent, la question des points de vue, des avis, des opinions est représentée à travers la triade rouge, bleu et jaune. Un personnage écoute les opinions successives de trois de ses amis selon cet ordre, et en sort avec un arc-en-ciel d’indécision qui lui parcourt le corps ; un autre, dans un monologue, change littéralement d’avis comme de chemise (les couleurs des bulles et du vêtement varient au diapason l’un de l’autre), laissant son auditeur dans la plus totalement désorientation ; trois hommes politiques se succèdent sur une estrade et donnent chacun leur point de vue, opposé à celui des deux autres, divisant la foule en plusieurs camps – mais la dernière image montre les trois hommes réunis à fumer des cigares, tous accordés sur la teinte grise, le langage politique y étant ramené à une fausse parole dont le but est de diviser pour mieux régner. Mais les plus belles histoires content les rapports compliqués entre les hommes et les femmes. Dans l’une d’elles, un homme pense rouge, il y pense beaucoup, jusqu’à ce qu’il retrouve sa compagne à une table de café pour lui livrer le fond de sa pensée : à partir du moment où il s’exprime en rouge, la femme se met en colère, et l’homme est obligé de changer de discours pour la calmer. Il passe alors au vert, et quand son interlocutrice s’est rassise, calmée et souriante, il reprend le cours normal de la conversation en teinte grise. L’alternance des deux discours au spectre chromatique complémentaire (celui où le personnage dit ce qu’il pense et celui où il dit ce que sa compagne veut entendre) débouche sur un dialogue artificiel et froid, aux couleurs grises comme les relations sans amour – c’est-à-dire sans compréhension.

Dans un autre récit, un couple vit les moments du quotidien dans la monotonie imperturbable du gris, jusqu’à ce qu’il fasse l’amour, s’irisant de toutes les couleurs primaires – mais la jouissance passée, les amants s’abîment de nouveau dans la morosité grisâtre, chacun de son côté du lit. Cette séquence, comme beaucoup d’autres, ne dispose d’aucun phylactère. Tout s’exprime à travers la couleur des corps. C’est qu’il n’est pas nécessaire de dire ou de penser pour éprouver quelque chose – dans ce cas-là, les silhouettes prennent le relais des bulles. Morris attribuait déjà dans Lucky Luke des couleurs uniformes aux corps – ou plus souvent aux groupes de personnages – pour permettre au lecteur d’évaluer leur importance ou leur rôle dans l’image. Victor Hussenot systématise ce principe en faisant fonctionner les bulles au diapason des corps, en coordination l’un avec l’autre (sauf dans une histoire au savoureux ressort burlesque où un personnage n’a justement pas les pensées qui lui conviennent). Ainsi, les protagonistes sont teintés de ce qui les habite ou les influence. Lorsqu’il ne s’agit pas d’un sentiment, c’est d’une communion avec le décor dont il est question : un personnage, assis au milieu d’une nature verdoyante, profite de la paix du paysage, jusqu’à ce qu’il soit troublé par le passage d’une voiture, qui le colore en gris, conforme en cela à la couleur du véhicule et des gaz d’échappement. Dans un autre, deux couples sont face à un panorama. Le premier a les mêmes couleurs du couchant qu’il contemple, tandis que le second, qui se dispute sans prêter attention au paysage, ne montre que des nuances de gris très foncées, tirant vers le noir. Pour l’un, le soleil flamboie encore (qui nous dit ce n’est d’ailleurs pas une aurore ?) alors que pour l’autre le crépuscule est passé depuis bien longtemps, les laissant dans la nuit profonde du désamour.

Une autre image représente un homme regardant la lune. Il est blanc comme l’astre mort, perdu dans l’oubli de soi que suppose une contemplation méditative. S’il n’y avait un décor environnant, le personnage s’effacerait presque de la page. Dans Les Gris colorés, le blanc signale en effet une absence – une carence de valeur, comme en fera l’expérience le personnage du peintre, mais aussi une libération du cadre, comme dans La Casa. Il dessine dans l’invisibilité les contours du monde, celui de la bande dessinée privée de cases clairement incrustées et celui de la réalité que les individus parcourent dans l’absence de routes ou de sentiers définis. Ce blanc du non-lieu rappelle la dimension abstraite des récits privés du langage, il rappelle avec insistance l’existence de la page blanche derrière les images, cette page que le lecteur ne doit plus se contenter de lire mais d’écrire.

Toute lecture d’images, surtout muettes, ne se rapporte-t-elle pas à un travail d’écriture pour le lecteur, une entreprise de transcription des formes en discours ? Hussenot nous propose alors d’écrire le nôtre dans toutes les nuances des couleurs pour faire s’épanouir le langage qui nous manque à exprimer l’indicible et pour nous sauver du naufrage de l’incommunicabilité. Certaines choses ne peuvent s’écrire que dans l’eau, à condition qu’elle soit teintée des pigments de l’aquarelle.

Nicolas Tellop