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genre

Thierry Groensteen

(octobre 2015)

(octobre 2015)

Il ne sera pas question ici des grands genres hérités de l’Antiquité grecque (le drame, l’épopée, l’œuvre lyrique), ni de la tragédie, du sonnet, de la fable, de l’élégie..., qui sont les genres généralement évoqués par les théoriciens de la littérature « sérieuse ».

Dans le domaine de la bande dessinée, j’ai cru reconnaître dans le voyage, le merveilleux et la bêtise les trois thématiques dominantes de la production du XIXe siècle, qui était essentiellement satirique (Groensteen 1998 : 16). Avec les débuts du comic strip américain, on voit perdurer le merveilleux, qui trouve son fleuron en Little Nemo in Slumberland, mais de nouveaux genres émergent : le kid strip (ces enfants turbulents que sont les Katzenjammer Kids, Buster Brown ou Bicot, tous héritiers des Max und Moritz de Busch), le family strip (centré sur la vie du couple et l’univers domestique, que celui-ci soit calme et pacifique ou, au contraire, dévasté par la guerre conjugale), le sport strip (la boxe et les courses hippiques sont particulièrement prisées) ou encore le funny animal strip, pour ne citer que ceux-là.

Richard F. Outcault, Buster Brown, 1903.

Certains strips (Hairbreadth Harry, Desperate Desmond) revisitent les stéréotypes du mélodrame théâtral en vogue aux XVIIIe et XIXe siècle. Il suffit de deux ou trois strips fondés sur des thèmes similaires pour que l’on commence à identifier un genre ; ainsi, Little Orphan Annie et de Little Annie Rooney seront les deux seuls orphan strips mémorables (même s’il y en eut d’autres personnages d’orphelins, comme Patsy, Bobby Thatcher ou Little Miss Muffet), et accessoirement, deux fillettes faisant contrepoids à une cohorte de gamins malappris ou dissipés. La bande dessinée, miroir de son lectorat, suit les évolutions de la société, qui lui inspirent de nouvelles catégories génériques : quand les femmes s’émancipent, entrent dans la vie active, se coiffent à la garçonne, etc., on verra fleurir les working girls et les « flappers » dans les pages des comics.
Certains strips participent de plusieurs genres en même temps. The Gumps, de Sidney Smith (en France : La Famille Mirliton), mélange saga familiale et aventure, Gasoline Alley, de Frank King, est une sorte de family strip ouvert au merveilleux (après avoir eu comme thème initial le monde des voitures).

Vers la fin des années vingt, les funnies se convertissent à l’aventure, à l’exotisme et à une esthétique plus réaliste. La fiction aventureuse connaît elle-même toutes sortes de déclinaisons génériques héritées du feuilleton, du roman populaire, de la littérature d’évasion. Spécialiste de ce corpus, Jacques Migozzi observe que c’est dans la seconde moitié du XXe siècle que l’« on renonce au label englobant de "roman populaire" pour nommer plus strictement (?) les genres de la "science-fiction", du "roman policier" ou du "polar"... », etc. (2005 : 29)
Mais, s’ils proviennent de la littérature industrielle, ces genres sont tous déjà médiatisés par le septième art, qui s’en est emparé le premier. Comme l’écrit encore Migozzi, « du thriller au western, du peplum à la comédie pétillante, du dessin animé à la romance amoureuse, Hollywood a légué à tous et à chacun des schèmes archétypaux et des figures parées de l’aura de l’universel » (2005 : 85). Cette imprégnation est déjà très forte dans les années trente. Les dessinateurs ne prennent plus seulement modèle sur les couvertures et illustrations des romans populaires et des magazines, leur imaginaire est colonisé par le monde du cinéma et ils ne peuvent imaginer leurs personnages autrement que sous les traits des vedettes du grand écran, qui dictent notamment les nouveaux standards de la virilité et de la féminité.
En dehors de la sphère de l’aventure, le cinéma propose d’ailleurs d’autres modèles de récits. Par exemple, la screwball comedy, genre de comédie loufoque en vogue dans les années trente, a presque aussitôt son pendant avec les screwball comics de Bill Holman, Gene Ahern et quelques autres.

Bill Holman, Popol le joyeux pompier [Smokey Stover], 1939.

On n’en finirait pas de décrire « l’arborescence proliférante des genres et des sous-genres » (Migozzi 2005 : 144). Ainsi la science-fiction va-t-elle, au fil du temps, se ramifier en space opera, hard science-fiction, fiction spéculative, fantasy, cyberpunk, steampunk, etc., tandis que le récit policier se subdivisera en roman à énigme, roman hard-boiled, roman noir, thriller, roman d’espionnage…
Dans son “Que Sais-Je ?” sur Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle (1989), Lise Queffélec recense, déjà à cette époque, « une kyrielle de genres, aux ramifications proliférantes ». Ainsi du « roman d’aventures, prenant tantôt l’aspect du roman historique, ou de son avatar bondissant de cape et d’épée, tantôt celui du roman exotique, et comme tel décliné en roman maritime, roman colonial, roman américain avec Gustave Aimard, tantôt celui du roman scientifique après 1870, lui-même accouchant du roman préhistorique et du récit d’anticipation scientifique et technique... »
Or il n’y a guère de sous-genre que la bande dessinée ait dédaigné, ne serait-ce qu’en s’appropriant des personnages venus de la littérature ou du cinéma. Prenons l’exemple du récit de cape et d’épée. Bien qu’il ne soit pas ordinairement compté au nombre des genres qui structurent le champ de la bande dessinée, les versions dessinées de Zorro, de Robin des Bois, de Fanfan la Tulipe ou de Lagardère ne manquent pas, pour ne rien dire de celles des Trois Mousquetaires, les plus nombreuses (Liquois, Giffey, Martial, Funcken et Mazel, entres autres, ont taquiné D’Artagnan). Et bien entendu le neuvième art a inventé quelques fins bretteurs de son cru, depuis le Capitan de Liliane et Fred Funcken (dans Tintin en 1965) jusqu’au Scorpion de Desberg et Marini (1996) ou aux protagonistes de la série De Cape et de crocs, d’Ayroles et Masbou (1995).

Liliane et Fred Funcken, Capitan défie d’Artagnan, 1966.

Qu’est-ce donc, finalement, qu’un genre ? Les définitions techniques sont nombreuses. Je reprendrai ici celle, précise et articulée, de Daniel Couégnas : « Un genre, ce sera donc à la fois : un ensemble de propriétés textuelles, de contraintes matérielles, structurelles, pragmatiques (horizon d’attente, contrat de lecture) ; une série de règles, de conventions esthétiques et formelles ; une tradition d’œuvres, un espace intertextuel, avec des mécanismes de reproduction, d’écart, d’opposition, de dépassement ; un ensemble d’œuvres présentant, hors de tout lien historique, des similitudes, en particulier thématiques » (1992 : 60).
Jean-Marie Schaeffer parle, pour sa part, d’une « entité collective à parentés multiples » qui s’institue « à travers le jeu infini des prescriptions et des interdits, des imitations et des transformations, des reproductions et des subversions... » (1990)

Inventeur de la notion d’horizon d’attente générique, Hans Robert Jauss écrivait, de façon nuancée : « Le rapport du texte isolé au paradigme, à la série des textes antérieurs qui constituent le genre, s’établit (...) suivant un processus (...) de création et de modifications permanentes d’un horizon d’attente. Le texte nouveau évoque pour le lecteur (...) tout un ensemble d’attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes antérieurs l’ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées, corrigées, modifiées ou simplement reproduites » (1978 : 50-51). Ainsi, le genre définit un cadre de lecture, il est toujours fondé sur un agreement, une convention, un pacte implicite avec le récepteur.
Si certains œuvres se contentent de respecter le « cahier des charges » du genre, il y a du jeu à l’intérieur de chaque genre, il y a de la place pour l’ironie, le second degré, l’écart, l’innovation thématique ou formelle. Dans notre époque postmoderne, chaque œuvre se situe par rapport au genre dans un double mouvement, à la fois d’appartenance et d’individuation. Et certaines ont « le pouvoir de déplacer et de réorganiser » l’horizon d’attente générique. Ainsi de Pogo à partir du moment où Walt Kelly mit son casting animalier et son dessin post-disneyen au service de satires politiques mordantes, d’Astérix, dès l’instant où il apparut que le regard humoristique porté sur le passé se doublait, avec le recours constant aux anachronismes, d’une réflexion sur notre époque et ses travers, ou encore de Watchmen par rapport aux histoires de super-héros ‒ l’œuvre de Moore et Gibbons pouvant, du reste, être requalifiée en « thriller politique futuriste avec des superhéros ».

Le cas d’une œuvre séminale qui inaugurerait un genre est relativement rare. Mais l’histoire de l’autobiographie dessinée retient l’impact déterminant du récit de Justin Green Binky Brown Meets the Holy Virgin Mary (1972) qui décida Crumb et Spiegelman à aborder des sujets intimes. La même année, Keiji Nakazawa racontait le drame de sa famille à Hiroshima.

Enfin, il est à noter que, lorsqu’il choisit un sous-titre ou une mention d’appartenance générique pour son œuvre, un auteur peut inventer ses propres catégories. À cet égard, l’appellation de « roman graphique » proposée par Will Eisner (pour A Contract with God) a eu une postérité qu’aurait pu connaître celle de « roman visuel » dont se revendiquait Martin Vaughn-James (pour La Cage). Et Alison Bechdel a qualifié Fun Home et C’est toi ma maman ? respectivement de « tragicomédie familiale » et de « drame comique ».

Cependant, comme le note Catharine Abell, à l’intérieur de chaque genre, certains éléments sont « standards » et d’autres « contre-standards ». Cela ne se traduit pas par une liste de prescriptions absolument contraignante. Une bande dessinée peut appartenir à un genre même s’il y manque un ingrédient standard du genre en question, voire en incluant un élément contre-standard. Mais ce qui est perçu comme recevable, habituel, dans tel genre donné ne l’est pas dans tel autre. Un animal qui parle n’a rien d’extraordinaire dans le cas d’un funny animal comic ; en revanche, dans le contexte d’une bande dessinée de guerre, cet élément serait perçu comme hautement improbable (2014 : 70-71).
Tout comme une œuvre singulière, un genre peut être parodié. Les conventions du genre sont alors, soit portées à un degré d’exacerbation qui les rend absurdes, soit délibérément ignorées, transgressées, et des éléments « contre-standards » sont introduits qui produisent un effet d’incongruité. Le western, en particulier, et la figure altière, virile, solitaire du cow-boy, ont suscité la verve des parodistes (Groensteen 2010 : 162-169).

Il fut une époque où la bande dessinée se voyait fréquemment qualifier en elle-même, dans sa globalité, de « genre littéraire ». Si l’on est prêt à entendre que la bande dessinée est une autre forme de littérature, la qualifier de genre est absurde, au sens où ce terme est employé ici, puisque, justement, elle s’incarne dans une multitude de genres différents, elle embrasse tous les genres. Le même type de confusion se retrouve au niveau du manga : la bande dessinée japonaise, même si ses traits spécifiques la font quelquefois percevoir, de notre point de vue d’Occidental, comme un ensemble relativement homogène, aborde, tout comme la nôtre, des genres très différents : entre les mangas didactiques (nombreux), les histoires de robots, de gangsters, de sportifs, de samouraïs, de salary men, d’animaux et de jeunes filles en fleur, il y a place pour une infinité de thèmes.
Compte tenu de la diversité des thèmes qu’il admet, le « roman graphique » ne semble pas non plus pouvoir être qualifié de genre, mais plutôt, le cas échéant, de format.

Reed Waller & Kate Worley, "Omaha" the Cat Dancer.

La bande dessinée animalière elle-même peut difficilement être décrite comme un genre. L’idée ne résiste pas longtemps à l’examen. Quel commun dénominateur entre Maus et Garfield ? Parmi les bandes dessinées dont les protagonistes ont une apparence zoomorphe, certaines sont policières (Blacksad), d’autres érotiques (Omaha the Cat Dancer), humoristiques (Lapinot), satiriques (Le Baron noir), parodiques (les Tortues Ninja), poétiques, documentaires, sans parler de celles qui relèvent du western ou de la science-fiction, etc. Sauf lorsque la BD décrit des animaux dans leur milieu naturel (fussent-ils imaginaires comme le Marsupilami), le détour par l’animalité n’est qu’un masque sous lequel on reconnaît aisément l’un ou l’autre des genres dûment répertoriés.
La bande dessinée se partage traditionnellement entre une production « réaliste » et une production « humoristique ». La quasi-totalité des genres se décline dans ces deux versions : c’est Alix vs Astérix pour la bande dessinée historique, Blueberry vs Lucky Luke pour le western, et ainsi de suite. On pourrait dire que le registre animalier constitue, en quelque sorte, une « troisième forme » offerte à la panoplie des genres ̶ étant entendu qu’un récit animalier peut lui-même prétendre au sérieux ou se vouloir comique.

La vie des genres est cyclique. Chaque genre connaît des phases de déclin et de revival. Dans les années 1980, on ne donnait plus très cher du western, du peplum, des histoires de pirates… Puis arrivèrent Bouncer, Trent, Chinaman, Big Foot, Hiram Howatt et Placido, sans oublier des albums tels que Martha Jane Cannary ou encore Texas cowboys, et l’Ouest américain reprit vie ; Peplum, Murena, 300, Tirésias, Alix Senator, Les Aigles de Rome, Thermae Romae, et Rome retrouva des couleurs ; Petrus Barbygère, Isaac le pirate, Kaarib, Sang et encre, Compagnons de fortune et quelques autres séries, et les pirates prouvèrent qu’ils avaient encore le cuir dur.
Les genres ne meurent pas et, surtout, le genre comme concept structurant reste extrêmement agissant. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les catalogues des plus grands éditeurs pour constater qu’ils sont, en règle générale, organisés par genres, ceux-ci fournissant des repères commodes aux lecteurs.
À l’inverse, l’édition dite indépendante ou alternative fait peu de place à la bande dessinée de genre, faisant au contraire la promotion de la bande dessinée d’auteur, celle-ci se définissant comme une création affranchie des stéréotypes et contraintes de la production commerciale (genres, séries, héros).

Le cas de l’autobiographie dessinée est paradoxal. Elle s’est en partie développée en réaction à la fiction et à son déploiement de genres et d’intrigues plus ou moins convenues pour privilégier le rapport au je, à l’intime, à l’authenticité, à la libre expression. Cependant, à mesure que la production d’inspiration autobiographique enflait, elle s’est progressivement constituée en genre à son tour ‒ ce dont, du reste, certains de ses pionniers n’ont pas manqué de se plaindre, criant à la « banalisation ». Il suffit de reprendre la définition du genre par Couegnas citée plus haut pour vérifier que l’autobiographie y répond désormais point par point.

Plus généralement, les parcours d’auteurs tels que Joann Sfar ou Lewis Trondheim (pour ne citer que ces deux figures emblématiques) montrent à quel point la frontière entre bande dessinée d’auteur et bande dessinée de genre est floue, poreuse, insituable, les mêmes artistes pouvant s’en réclamer tour à tour, voire tout ensemble, creuser une veine intime ou expérimentale et dans le même temps revendiquer un goût pour la fantasy, l’horreur, le récit en costumes, etc. Naguère déjà, un Alberto Breccia, par la radicalité de ses propositions plastiques, faisait pleinement œuvre d’auteur alors même que ses sujets relevaient du fantastique ou de la science-fiction ‒ et s’attirait d’ailleurs la réprobation des amateurs de ces genres, qui n’y trouvaient pas leur compte.

El Eternauta, d’Hector Oesterheld et Alberto Breccia.

En vérité, une très large partie de ce que la bande dessinée a produit de meilleur est précisément née de cela, de cette mise en tension entre, d’une part, un cadre générique conventionnel (un répertoire de thèmes, situations, personnages, codes éprouvés) et, d’autre part, une sensibilité d’artiste, un tempérament, une exigence amenant les œuvres à dépasser leurs conditions d’existence et à transcender les limites attendues.

Thierry Groensteen

Corrélats

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Bibliographie

Abell, Catharine, « Comics and Genre », in Aaron Meskin & Roy T. Cook (ed.) : The Art of comics, a philosophical approach, Malden (MA), John Wiley & Sons, 2014 [Blackwell Publishing, 2012], pp. 68-84. / Alessandrini, Marjorie (dir.), L’Encyclopédie des bandes dessinées, Albin Michel, 1986. / Couégnas, Daniel, Introduction à la paralittérature, Seuil, “Poétique”, 1992. / Ducrot, Oswald, & Todorov, Tzvetan, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil, "Points" No.110, 1972. /Groensteen, Thierry, « Considérations sur un art populaire et méconnu », in La Bande dessinée en France, Ministère des Affaires étrangères-ADPF/CNBDI, 1998. / −, Parodies. La bande dessinée au second degré, Skira Flammarion/Musée de la bande dessinée, 2010. / Jauss, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, “Tel”, 1978. / Migozzi, Jacques, Boulevards du populaire, Presses universitaires de Limoges, 2005. / Neuvième Art : dossier « Genres et séries : quels renouveaux ? », 1999-2003, en ligne. URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique25 / Schaeffer, Jean-Marie, « Les genres littéraires », in Le Grand Atlas Universalis des littératures, Encyclopaedia Universalis France, 1990, pp. 14-15.