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dessinatrices, encore un effort pour lutter contre le sexisme !

Thierry Groensteen

Le sexisme est détestable et doit être inlassablement dénoncé et combattu. J’en suis d’accord. Il continue malheureusement de gangrener notre société, à visage découvert ou sous des formes plus insidieuses. C’est entendu. Et le monde de la bande dessinée n’y échappe pas. Pourquoi ferait-il exception ?
Qu’une centaine de dessinatrices ou scénaristes femmes s’organisent en collectif et signent toutes ensemble une Charte des créatrices de bande dessinée contre le sexisme [1] n’a donc rien pour m’étonner, ni pour me déplaire. Mais, ayant lu le texte de près, je dois confesser ici que je ne me sens pas très solidaire de ses attendus, et que je suis pour le moins surpris de certaines contradictions entre lui, les engagements pris précédemment par certaines des signataires, et le positionnement professionnel de certaines autres.

Dans les années 1970 (qui virent la création des Éditions des Femmes), les écrivaines, comme elles demandaient à être appelées, défendaient une écriture de la spécificité. Annie Leclerc, Hélène Cixous, Chantal Chawaf, Jeanne Hyvrard, Marie Cardinal et d’autres réagissaient contre des siècles de phallo-centrisme en cherchant en promouvoir une écriture insurgée, « une nouvelle langue, propre aux femmes, passant par l’inscription textuelle du corps féminin ».
Chargée de cours à Paris III et historienne de ce mouvement, Audrey Lasserre observe [2] que « la notion d’écriture féminine apparaît datée dès le milieu des années 1980. Pourtant », poursuit-elle, « à lire les œuvres des femmes contemporaines, on ne peut que constater l’omniprésence du corps, ce qui n’exclut pas d’autres approches (Lydie Salvayre, Leslie Kaplan). En réalité, le mouvement est bipolaire. Les femmes d’une génération plus ancienne, comme Annie Ernaux, Geneviève Brisac ou Nancy Huston, témoignent des expériences qui ont jalonné leur vie de femme (avortement, contraception, maternité, sexualité). Une autre génération, née après 1959 – comme Marie Nimier, Marie Darrieussecq, Catherine Cusset, Christine Angot, Anne Garréta, Virginie Despentes –, reprend ces thèmes en les détournant, en leur apportant un nouvel éclairage, notamment celui du commerce du corps des femmes et de leur image, ou des relations de domination inhérentes aux rapports sociaux de sexe. »

Chacune de ces femmes de Lettres serait très surprise si on lui enjoignait de faire abstraction de son sexe. C’est pourtant ce que paraissent demander les signataires de la Charte des dessinatrices. « Autant nos confrères ne font pas appel à leur "masculinité" pour leur création, autant nous ne faisons pas appel à notre "féminité" », écrivent-elles. Quelle absurdité ! Bien sûr que les hommes qui font profession de dessiner le font avec leur masculinité ! Une partie non négligeable de la production de bande dessinée, pétrie de stéréotypes sexistes, est malheureusement là pour en témoigner. On crée à partir de ce que l’on est. Comment en serait-il autrement ? Ce que l’on est, c’est-à-dire à partir de (ou contre, mais nécessairement en étant déterminé par) ses origines géographiques, sociales, son éducation, son vécu, ses influences... et, bien entendu, le sexe qui nous a été donné à la naissance et qui est une composante de notre identité. Il faut décidément que la théorie du genre ait fait des ravages pour qu’on en arrive à nier cette évidence première.

[Ici figurait le dessin de Jul Maroh - Olive Oyl faisant un bras d’honneur - qui illustre la Charte. Je le retire à demande de l’auteurice.]

Les dessinatrices n’aiment pas l’appellation de « bande dessinée féminine », soit. Elle peut, en effet, paraître connotée et certains, sans doute, en usent péjorativement. Il faut les dénoncer, les renvoyer à leur bêtise. Mais que l’on dise d’un livre que c’est une « bande dessinée de femme » ou une « bande dessinée créée par une femme » ne me paraît, en soi, ni gênant ni outrageant, à condition que l’on n’en dise pas que cela. Il ne s’agit pas de renvoyer les créatrices à leur sexe comme unique déterminant, ni de les y « enfermer », simplement de dire, quand il y a lieu, que telle bande dessinée exprime un point de vue féminin, des préoccupations féminines, une sensibilité féminine.
Ce n’est pas la différence qui est gênante, c’est ce que l’on en fait, c’est ce que l’on en dit. Certaines initiatives prises au cours des quinze dernières années (collections de bandes dessinées cherchant à promouvoir la bande dessinée de femmes, association et Prix Artémisia se proposant le même objectif) ne relèvent pas de la misogynie, comme l’écrit la Charte, mais d’une forme de « discrimination positive ». Il ne s’agissait pas renvoyer les femmes auteures à leur sexe, mais, dans un contexte où elles étaient ultra minoritaires et fort peu médiatisées (cela change heureusement, et ces initiatives y sont pour quelque chose, sans doute), de les aider à exister, à être plus nombreuses, plus visibles et plus respectées.
Parmi les signataires de la Charte figurent plusieurs créatrices qui ont reçu et accepté le Prix Artémisia : Tanxxx, Lisa Mandel, Laureline Mattiussi, Claire Braud. Et, plus surprenant encore, d’autres qui comptèrent parmi les créatrices du prix (Jeanne Puchol, Marguerite Abouet) et telle qui continue à en être l’âme (Chantal Montellier). Or les manifestes publiés depuis huit ans par l’Association Artémisia « pour la promotion de la bande dessinée féminine » (je dis bien : bande dessinée féminine), et notamment ses appels à libérer et à défendre l’« imaginaire féminin », sont en contradiction flagrante avec la volonté exprimée dans la Charte de refuser toute référence au féminin.

La Charte contient aussi les lignes suivantes : « L’appellation "girly" ne fait que renforcer les clichés sexistes. Nous refusons l’idée que parler des soldes ou de cuisiner des cupcakes soit étiqueté comme "féminin". Aimer le shopping et/ou le football ne sont pas des caractéristiques sexuées. » On croit comprendre que les pétitionnaires revendiquent le droit de parler du shopping, des soldes et des cupcakes mais n’acceptent en aucun cas que cette production soit étiquetée girly. Jusqu’à plus ample informé, je ne connais pourtant pas de dessinateur homme qui ait produit beaucoup de pages sur ces sujets. En 2011, la dessinatrice Tanxxx écrivait une diatribe intitulée « Comment survivre à la BD girly » (sous titrée « Le guide anti-Pénélope Bagieu »). Ses propos étaient pour le moins explicites : « Allez vous faire foutre, avec vos talons à la con, vos macarons glucosés, votre féminisme dans les chaussettes et vos bédés de merde ». Aujourd’hui Tanxxx signe une Charte aux côtés de celles qu’elle traitait de « greluches décervelées », charte dans laquelle on affirme que le girly c’est bien à condition de ne pas l’appeler comme ça. Cherchez l’erreur [3].
Avant que je ne quitte le jury Artémisia, il y a bientôt deux ans, je me souviens qu’avec les autres jurés, hommes et femmes, nous étions d’accord pour regretter que, dans les albums étiquetés girly, la femme soit cantonnée dans la sphère domestique et, surtout, dans celle de la futilité. Les stéréotypes qui s’expriment là ne nous paraissaient pas de nature à faire progresser la cause des femmes.
Pénélope Bagieu a montré depuis (en particulier dans California Dreamin’, chez Gallimard) que son talent, réel, pouvait servir d’autres ambitions.
Pendant ce temps, Margaux Motin, l’autre star du girly, illustre, pour Fluide Glacial, La Femme parfaite est une connasse, le best-seller d’Anne-Sophie et Marie-Aldine Girard. Un ouvrage dont le titre à lui seul constitue assurément une avancée dans la lutte contre le sexisme.

Thierry Groensteen
ci-devant éditeur de Gabrielle Bell, Maria Colino, Joyce Farmer, Anneli Furmark, Geneviève Gauckler, Anne Herbauts, Gerrie Hondius, Loka Kanarp, Kati Kovacs, Simone Lia, Lucie Lomova, Sandrine Martin, Chantal Montellier, Nina, Miné Okubo, Pénélope Paicheler, Jeanne Puchol, Sonia Pulido, Franciszka Themerson, Judith Vanistendael, Céline Wagner, Barbara Yelin, et auteur des articles sur la création au féminin et sur la représentation de la femme dans le Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée.

[1] En ligne sur http://bdegalite.org.

[2] cf. son texte « Ecrire au féminin ? » sur le site du CNDP .

[3] On me signale que Tanxxx avait publiquement changé d’avis et exprimé des remords d’avoir pu passer pour une alliée objective du sexisme. Cf. http://tanx.free-h.fr/bloug/archives/8033