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gustave verbeck, la quintessence des débuts de la bande dessinée

Christian Staebler

[Septembre 2015]

Voici un auteur disparu depuis près de quatre-vingts ans et dont on n’a retenu qu’une seule œuvre : The Upside-Downs of Little Lady Lovekins and Old Man Muffaroo. Une œuvre unique, sans descendance ou presque, qui reste étonnante pour les lecteurs d’aujourd’hui. Une œuvre réalisée en deux années au milieu d’une longue, intéressante et surprenante carrière.

Le parcours géographique de Gustave Verbeck est en soi toute une histoire. Il naît à Nagasaki, en 1867. Son père, Guido Herman Fridolin Verbeck, ingénieur hollandais, s’est installé comme missionnaire au Japon depuis 1859, juste après avoir épousé Maria Manion, une Californienne d’origine française. Il fait partie du premier contingent d’Européens à s’installer au Japon lorsque celui-ci s’ouvre à l’Occident. Guido est parti des Pays-Bas, a conçu des ponts et des bâtiments aux États-Unis vers 1850 et a fait américaniser son nom de Verbeek en Verbeck, pour qu’il corresponde mieux à la prononciation américaine. Parfaitement polyglotte (néerlandais, français, allemand et anglais), il maîtrise rapidement la langue de son pays d’adoption, au point d’être reconnu comme un des meilleurs pratiquants étrangers à cette époque. Il devient conseiller auprès du gouvernement Meiji, participe à la rédaction du premier dictionnaire japonais/anglais et est nommé administrateur du Daigaku Nankó (qui devint plus tard l’université de Tokyo) [1]. Guido Verbeck est, aujourd’hui encore, considéré comme un des Occidentaux les plus influents dans ce Japon fraîchement ouvert à l’Occident.

Le 29 août 1867 naît Gustavus (Gustave) Verbeck [2]. Comme ses cinq frères et deux sœurs, il grandit dans ce pays dont il acquiert la nationalité [3]. Entre 1878 et 1888 ont lieu plusieurs allers-retours du Japon vers la Californie, où réside la famille maternelle. Gustave fait ainsi partie des deux mondes avec, de plus, des parents d’origine européenne. Il est élevé dans une éducation religieuse plutôt ouverte. À partir de 1879, son père reste définitivement au Japon (en dehors de quelques voyages à San Francisco). En 1880 sa mère s’installe définitivement à San Francisco avec les enfants [4]. À l’adolescence il fréquente des artistes japonais dont il apprend les techniques de dessin au pinceau. Vers 1888-1889 Gustave acquiert les techniques de croquis et de nature morte auprès du peintre Emil Carlsen, à San Francisco. En 1889, à vingt-deux ans il arrive à New-York, où il fréquente les cours de George de Forest Brush. Il travaille aussi d’après modèles avec un autre futur grand peintre américain : George Bridgman ‒ qui, plus tard, professeur à l’Art Students League of New York, aura pour élèves, entre beaucoup d’autres, Norman Rockwell et Will Eisner.

Fin 1889, il déménage à Paris pour suivre les cours à l’Académie Julian. Ses professeurs sont, entre autres, Jean-Joseph Benjamin-Constant et Jean-Paul Laurens, des peintres académiques et traditionnels qui lui enseigneront le réalisme et la capacité d’adopter un style classique. Les peintures qu’il réalise à cette époque sont proches des impressionnistes et des Nabis par l’utilisation de la lumière et des couleurs. Sa palette artistique s’est considérablement étoffée. Durant ces années parisiennes il peint et publie ses premières bandes dessinées, souvent muettes, dans les revues satiriques de l’époque : Le Rire, Le Chat Noir… Pour le cabaret du Chat Noir, il conçoit également deux spectacles de théâtres d’ombres : Le Malin Kangourou et L’Éléphant.

Une peinture de Verbeck : Setter irlandais et ses chiots, 1892.

En 1894, il repart à New York où il affine son travail de peintre tout en réalisant de nombreuses illustrations pour la presse et l’édition. De 1895 à 1903 il travaille notamment pour The Cosmopolitan, American Magazine, The Harper’s, McClure’s, The Saturday Evening Post, The Monthly Illustrator, Pearson’s Magazine et le New York Herald. Il illustre de nombreux livres pour enfants durant cette même période [5]. Il travaille également pour la publicité.
En 1902, il entame sa carrière de cartoonist. Il la poursuivra jusqu’en 1914. Successivement paraissent les séries Easy Papa dans le New York World, puis, brièvement, The Adventures of the Twinklies (janvier 1903), The Upside-Downs… de 1903 à 1905 dans le New York Herald puis The Terrors of the Tiny Tads, toujours dans le Herald, de 1905 à 1914, ainsi que The Loony Lyrics of Lulu en 1910.

En 1907, Gustave demande la nationalité américaine, qu’il obtiendra non sans mal. En effet, si son père avait transformé son nom originel, Verbeek, en Verbeck, pour des raisons de prononciation, lors de la naturalisation de Gustave, le fonctionnaire de l’État Civil, visiblement étonné de la nationalité japonaise de son client, aurait mal inscrit son nom, qui reprend alors sa forme originelle [6].

À partir de 1915, Gustave Verbeck se consacre entièrement à la peinture et plus spécifiquement, aux monotypes. Cette technique particulière consiste à peindre sur une plaque de verre ou de métal et de passer le résultat sous presse où un papier en reçoit l’épreuve unique. Elle lui permet de développer la sûreté du geste de l’art japonais au classicisme des thèmes paysagers occidentaux et l’esprit de contrainte. Ses monotypes seront bien reçus par la critique et le public et il continuera d’exposer jusqu’en mai 1937, six mois avant sa mort.

Homme des trois continents, ses bandes dessinées reflètent ces trois cultures. Ses premières planches parues dans des revues françaises sont typiques des gags et de la narration de l’époque. Elles sont réalisées dans un style très sobre, qu’on pourrait qualifier de « ligne claire ». Ce style est celui de l’époque, que pratiquaient nombre de dessinateurs : Caran d’Ache notamment mais aussi beaucoup des dessinateurs qui œuvraient dans les mêmes revues (J. Belon, Fernand Fau, Marcel Capy, Willette, Uzès…).

Paru dans Le Rire, le 18 juin1898.

L’originalité et la spécificité de Verbeck sont visibles dès ses débuts. Dans ces revues, qui offrent souvent un humour un peu leste et osé, il présente des gags plus visuels, moins marqués par le social, l’érotique ou le politique. Avec un sens aigu des possibilités graphiques de l’image et des histoires en séquences, il distille un humour très personnel où le visuel prend toute sa place. Verbeck joue avec l’interprétation que fait le lecteur des éléments graphiques qui lui sont présentés. On y découvre, dès 1893, son attrait pour les dessins réversibles, dans deux pages parus dans Le Chat Noir. Ainsi dans l’histoire sans paroles de la capture de l’autruche, le chasseur, en se mettant à l’envers, fait ressembler ses jambes au cou et à la tête de l’autruche pour l’attirer.

Paru dans Le Chat Noir, le 11 novembre 1893.

La simplicité graphique lui permet de jouer avec ces interprétations, ces ressemblances n’étant évidemment guère plausibles avec un rendu réaliste. Dans le Rire du 17 novembre 1894, cette même simplicité, qui confine presque au symbole ou au pictogramme, lui permet de jouer des mouvements et des formes pour rendre crédible le gag visuel d’une femme grimpant à un arbre pour échapper à un tigre qu’elle finit par capturer avec sa robe. Il y a là une poésie graphique qui joue avec les masses tramées de la robe qui se déplacent verticalement d’une case à l’autre pour passer de la jeune femme au fauve. Le dessin est minimaliste, alors qu’on découvre dans ses illustrations à peine postérieures (notamment en 1902 dans Rataplan, A Rogue Elephant and Other Stories) un dessinateur d’une grande virtuosité. Gustave Verbeck adopte ce style par choix de lisibilité et pour une utilisation symbolique des éléments de dessins.
Jusqu’en 1905, il est parallèlement illustrateur de livres ou d’articles et cartoonist [7]. Ses illustrations témoignent de sa parfaite maîtrise de tout l’éventail de la représentation graphique (mise en couleur, perspective, lumière, anatomie, sens de la composition, techniques diverses…).

Trois illustrations : The Court of Boyville (1899), The Sprightly Romance of Marsac (1896),
Donegal Fairy Tales (21900).

Easy Papa, sa première série de comics, paraît du 25 mai 1902 au 2 février 1903. Dans l’esprit des grandes séries de l’époque (Katzenjammer Kids, The Yellow Kid, Happy Hooligan, Buster Brown…), on y voit deux gamins, un garçon et une fillette, qui tentent de faire des farces à leur père, farces qui tournent toujours à leur désavantage. Là encore le dessin est simple, d’une exécution rapide, favorisant une lecture sans accroc du gag. The Adventures of the Twinklies, qui n’a connu que très peu de parutions en janvier et février 1903, marque l’entrée de Verbeck dans l’imaginaire débridé. Bestiaire fantastique, mondes étranges, personnages à la personnalité peu marquée, déambulations incessantes, telles sont les recettes qu’il va garder dans ses futures créations séquentielles. Alors que dans Easy Papa, il utilisait uniquement les bulles, il revient au texte sous l’image avec The Twilklies. Ces textes sont écrits sous formes de comptines versifiées ce qui n’aurait guère de sens à l’intérieur de phylactères. Cette versification semble inspirée des limericks d’Edward Lear, dont le nonsense a marqué nombre d’auteurs du début du siècle.

Les phylactères sont peu envisageables dans sa série suivante : The Upside-Downs of Little Lady Lovekins and Old Man Muffaroo. Et pour cause, puisqu’il faut que la lecture se fasse dans les deux sens ! À l’endroit le texte se situe sous les cases et le texte accompagnant les images retournées se trouve, lui, à l’intérieur des cases, dans le bas de l’image (ce qui le rend discret à la lecture initiale, à l’endroit). Verbeck a même réussi l’exploit de placer dans deux planches (les 20 et 27 mars 1904) du texte lisible à l’envers et à l’endroit (avec, par conséquent, des significations différentes en accord avec l’histoire !).

La contrainte semble être le point focal de l’œuvre de Verbeck. Les dessins réversibles existent depuis fort longtemps, et le Japon de son enfance en a été friand [8]. On peut supposer qu’ils ont marqué l’imaginaire du jeune Verbeck, qui, dès ses premières œuvres, en réutilise le principe. Dans l’une de ses pages du Chat Noir, un peintre réalise un portrait, d’ailleurs très oriental et proche des joge-e, mais qui ne ressemble pas du tout à son modèle, jusqu’au moment où le peintre bouscule son chevalet, qui une fois tombé à l’envers, révèle le portrait exact du client.
C’est le 4 octobre 1903 que paraît la première planche des Upside-Downs. Un dessin simple, graphiquement épuré pour aller à l’essentiel, telle est la recette de base pour pouvoir tromper l’œil du lecteur. L’herbe est faite de hachures, les branches et les feuilles sont stylisées, la ligne d’horizon est un simple trait car le ciel doit pouvoir se changer en surface d’eau, l’herbe peut devenir feuillage… De même la perspective ne peut être qu’approximative car ce qui semble loin sur une case upside peut être proche sur la downside [9]. Cette perspective est souvent une perspective cavalière qui, étant basé sur le parallélisme (c’est-à-dire qu’elle n’a pas de point de fuite), permet de garder son intégrité dans l’autre sens.

A l’endroit...

La base de cette série tient dans la création des deux héros, un grand-père et sa petite-fille, qui se transforment l’un en l’autre au retournement. Les rubans du chapeau de Lady Lovekins se transforment en jambes de Muffaroo tandis que le chapeau de ce dernier devient la jupe de la première. Verbeck réussit l’exploit de rendre tout cela évident, ce qui n’est pas toujours le cas des upsides-downs japonais.

... puis à l’envers.

Raconter un récit en douze images nécessite parfois de jongler avec ces « trucs ». Ainsi les deux personnages principaux sont parfois représentés à l’envers, comme lorsqu’ils tombent (voir la planche du 13 décembre 1903), ils doivent alors rester eux-mêmes. Lorsqu’ils sont vraiment tête en bas, Verbeck use d’un artifice : il leur ôte leur chapeau. Dans la troisième case de cette planche, Lovekins tombe dans un précipice la tête la première, malgré cela on la reconnaît car elle a son chapeau à la main, impossible de le prendre pour les jambes de Muffaroo, qui n’aurait sinon, pas de corps. Dans cette même image Mufaroo tient lui aussi son chapeau à la main, ce qui permet le même artifice, une fois la page retournée. D’autres trouvailles sont utilisées pour renouveler chaque semaine l’exploit que constituent ces pages : fumées aux formes indistinctes, chapeaux extravagants, bottes de foin qui prennent un autre sens en lecture inversée… Par ailleurs, Verbeck explicite par le texte les composants de son récit qui pourraient être confus, il dirige et influe ainsi l’interprétation, pour mieux surprendre ensuite. Le lecteur se focalise sur ce que l’auteur lui demande de voir. Certains détails, pourtant bien présents, n’apparaissent qu’une fois la page retournée. Le jeu peut alors se complexifier pour le lecteur qui peut revenir au sens initial pour voir ce qui lui avait échappé, ou même tenter de bien décrypter l’image dès la première lecture pour deviner où se cache la surprise.
Et puis il y a toute la poésie des mondes étranges de Gustave Verbeck. Des contrées hors de notre monde et de notre temps, hors du réel mais en même temps immédiatement accessibles, des mondes oniriques qui nous semblent naturels, alors que presque rien ne les rattache à ce que nous connaissons. C’est ce presque rien qui fait tout. Une nature faite d’arbres, de lacs, de rochers, d’herbes et de collines ; des objets familiers comme une pipe, un fusil, une barque, un pont en bois. Et parce que nous connaissons les objets, nous sommes rassurés et nous nous laissons porter. Très rapidement, la banalité fait place au merveilleux et souvent à l’angoissant. Des monstres inattendus surgissent, les promenades sont toujours semées d’embûches, la mort est souvent au rendez-vous pour les créatures qui croisent le chemin des deux héros.
Ces ambiances, qui semblent directement issues d’un rêve, sont accentuées par cette lecture en double sens. Car une fois les douze cases lues, le lecteur veut savoir comment il a été berné. Il cherche à comprendre ce qu’il a vu et n’a pas vu de suite. Comme lorsqu’au réveil on se demande d’où viennent ces images qui peuvent nous tromper quelques instants. Ce jeu de lecture démultiplie la sensation de l’étrange, la réversibilité des images leur donne plus de profondeur. Il se cache du sens partout, tout peut être interprété de diverses manières. C’est cela que nous apprend aussi cette série : ne pas se fier à ce que nous montrent nos yeux : les images nous trompent.

Les Upside-Downs proposent une plongée dans une autre dimension. Là où les dessins sens dessus-dessous du XIXe siècle offraient une simple surprise, un étonnement et un gag, les planches de Verbeck, par leur double séquentialité, nous mettent souvent en porte-à-faux devant notre perception du monde. Le monde change en pivotant la page mais l’histoire se poursuit, le lecteur reste sur la même ligne temporelle. Prisonnier du temps, il ne peut qu’être bousculé par cette dualité qui n’en est pas vraiment une. Car dans le cours du récit chacun reste ce qu’il est. Lovekins est Lovekins, quel que soit le sens de lecture. Elle est une vraie fille et Muffaroo est un vrai vieillard, impossible de les confondre. Et pourtant le retournement de la page les transforme l’un en l’autre. Une transformation uniquement graphique qui n’intervient absolument pas sur ce qu’ils sont réellement. Si le monstre se transforme en petite dame une fois la page tournée, cette transformation ne concerne que le dessin. Dans l’histoire elle-même, le monstre reste un monstre et la petite dame n’a jamais été autre chose qu’une petite dame. C’est cette dualité, entre des éléments qui semblent interchangeables mais qui sont extrêmement différenciés, qui nous trouble, qui nous montre que cette réalité racontée est fluctuante, qu’elle n’offre pas de prise, ce qui la rend plus onirique encore.

Les créatures étranges sont aussi une des caractéristiques de l’univers mis en place par l’auteur. On les retrouvera dans ses deux séries suivantes. Little Lady Lovekins est souvent confrontée à des monstres de toutes sortes. Le monde dans lequel elle vit n’est pas sûr, derrière un buisson peut apparaître un félin, une sorcière peut l’empêcher d’avancer son chemin, sa barque être renversée par un monstre marin. Malgré tout elle part confiante, souriante, semblant heureuse de vivre, sachant peut-être que Old Man Muffaroo va la protéger (à moins qu’ici encore ce ne soit l’inverse).
L’aventure commence presque à chaque page par une promenade, une déambulation hors de chez eux. Lovekins et Muffaroo sont constamment en train d’explorer le monde dans lequel ils vivent. Éternels voyageurs, qui ne semblent jamais très loin de chez eux, mais qui explorent à chaque fois de nouvelles contrées : un reflet de la vie de leur auteur, qui n’a cessé de voyager de l’enfance à l’âge mûr. « À chaque fois que Lovekins et Muffaroo voient quelque chose de vilain, ils font tout ce qu’ils peuvent pour l’arrêter », dit Verbeck dans la planche du 3 juillet 1904. Cela résume l’esprit de la série : la gentillesse en lutte contre un monde hostile. Le tout agrémenté de quelques leçons de morale de-ci de-là. Car il suffit que nos deux héros se décident à une mauvaise action (le vol d’un hamac dans l’épisode du 28 août 1904, par exemple) pour que cela se retourne contre eux. L’auteur a aussi pris parti pour le pays de sa mère car, malgré les apparences, les deux héros sont américains, comme précisé dans l’aventure du 10 juillet 1904 (où l’explosion finale est provoquée par les Russes, expressément nommés comme tels). Le dernier épisode fait aussi allusion à une guerre entre des soldats peu amènes et des nains qui se cachent dans la forêt, cela alors que la guerre russo-japonaise bat son plein. Le meurtre du soldat par un des nains semble décider les deux héros à quitter la scène, Muffaroo concluant dans la dernière case « J’en ai assez vu » et Verbeck de terminer : « et ils s’accordent pour partir vers des contrées plus pacifiques ».

Verbeck entreprend quelques mois plus tard sa série la plus importante (en nombre de planches et certainement en succès populaire), The Terrors of the Tiny Tads. La série démarre le 28 mai 1905. Elle paraît plus ou moins régulièrement jusqu’au 25 octobre 1914.

New York Herald, épisode du 15 février 1914.

Le dessin s’est libéré de la contrainte de la lecture en double sens. Plus nerveux, plus rapide, très expressif, bien de son époque ; on pense à Rudolph Dirks, George Herriman ou James Swinnerton [10]. Les textes narratifs, basés sur la versification, sans dialogues, restent sous l’image. Le principe de cette série est de mettre en scène, dans chaque épisode, un ou plusieurs animaux fantastiques créés visuellement par la contraction de deux mots, soit deux animaux, soit un animal et un objet. Ainsi « dodo » et « obus » donnent le dodobus, « gazelle » et « éléphant » donnent la gazellephant. Ce qui graphiquement donne des êtres plus improbables les uns que les autres. Quant aux petits Tads, ce sont quatre petits garçons qui se ressemblent (des quadruplés ?) et qui semblent interchangeables. Toujours à la recherche de quoi manger ou d’un endroit où se reposer, il leur arrive constamment des déboires avec la faune étrange qui les entoure.

Cases tirées des Tiny Tads, 1905 et 1914.

Pourtant, comme pour Lovekins et Muffaroo, les paysages dans lesquels ils évoluent semblent presque paradisiaques, et certaines créatures leurs sont bénéfiques sans que l’on sache pourquoi, car rien ne distingue les amis des ennemis. C’est peut-être de là que viennent les peurs et les terreurs annoncées dans le titre de la série : les Tads ne sont guère méfiants et déambulent dans ces contrées sans se sentir particulièrement menacés.


The Terrors of the Tiny Tads a été une série à succès, diffusée par un syndicate et publiée dans plusieurs journaux à travers le pays. Il en fut tiré des cartes postales, calendriers et ils furent utilisés comme supports publicitaires.
Le monde des Tiny Tads est un monde de la nature, contrairement à la plupart des strips de l’époque, qui avaient le plus souvent un cadre urbain (Little Nemo, Yellow Kid, Mutt & Jeff, Buster Brown…). Le règne animal tient une place importante dans toute l’œuvre de Gustave Verbeck. Les vingt hors-textes qu’il a réalisés, dans des styles fort différents, pour les deux livres d’Ellen Velvin (Wild Creatures Afield, avec des peintures à la brosse en noir et blanc, et Rataplan, a Rogue Elephant, avec des gouaches colorées plus classiques) démontrent sa maîtrise du genre animalier sur un mode réaliste. Le réalisme et la justesse des corps y sont impressionnants, il en ressort malgré cela un brin d’étrangeté, de poésie et de surnaturel que Verbeck instille par les positions, les jeux de lumières, les effacements.

Deux des huit illustrations pour Wild Creatures Afield.

Pendant la parution des Tiny Tads, Gustave Verbeck publie deux autres séries de courte durée. En 1909 paraît, du 2 mai au 1er août 1909, dans The Public Ledger de Philadelphie, Stories Without Words. Cette série reprend apparemment des pages déjà parues dans divers journaux ou magazines, principalement dans Judge Magazine entre 1900 et 1903. Le style est proche de ses histoires sans paroles parues en France dix ans auparavant. On y retrouve les thématiques principales de l’auteur : animaux et jeux d’illusions graphiques qui induisent les gags.

La seconde courte série (huit planches parues) est, quant à elle, réalisée dans le style plus nerveux caractéristique des Tiny Tads. The Loony Lyrics of Lulu paraît entre le 17 juillet et le 23 octobre 1910. Un père et sa fillette sont à la recherche d’animaux étranges. Tandis que le père tente la capture, sa fille écrit un poème, souvent sur l’animal en question. La capture est toujours un moment épique, car le père imagine les stratagèmes les plus extravagants (le thème de la chasse revient dans beaucoup de ses planches éparses). Dans cette mini-série le texte sous l’image a disparu et s’inscrit dans des bulles.

Dans ses illustrations, Verbeck change de style presque à chaque livre, pour se mettre en concordance avec son sujet. D’un dessin en noir et blanc très nerveux et très classique, démontrant sa parfaite maîtrise des standards académiques, aux bandes presque simplistes comme Stories Without Words ou Easy Papa, en passant par l’illustration colorée à la gouache très en vogue au début du siècle, ou à celle en bichromie traitée de manière très expressive, rien ne semble lui être impossible. Ses bandes dessinées sont toutefois toujours restées graphiquement assez simples, même si les Tiny Tads font montre d’une réelle virtuosité dans certaines scènes. Les différents enseignements qu’il a suivis lui ont permis de jongler avec les styles en se mettant toujours au service de son sujet. Le soin apporté au rendu de la nature est parfois très oriental comme on peut le voir dans ces détails sortis de quelques cases des Upside-Downs.

L’univers non-sensique, l’humour poétique, la simplicité graphique semblent définir les trois mondes dont il est issu. Verbeck est le produit de ce qu’on appelle aujourd’hui les trois grands pôles de la bande dessinée : l’Europe (par les Pays-Bas et la France), les États-Unis et le Japon. Mais c’est aussi par son parcours atypique qu’il est représentatif des débuts de la bande dessinée. Comme pour beaucoup de ses illustres contemporains ou prédécesseurs, c’est la peinture qui semble compter pour lui, tout du moins dans la dernière partie de sa vie, à l’instar de Wilhelm Busch, Gustave Doré, Lyonel Feininger ou d’autres. La bande dessinée et l’illustration ne sont considérées que comme des amusements ou des gagne-pain [11]. Pourtant la presse américaine du début du siècle en faisait son cheval de bataille, le succès de certains journaux fut en partie basé sur le succès des Sunday pages durant une vingtaine d’années. La rivalité entre les grands journaux qui s’arrachent certaines séries et certains dessinateurs en est la preuve, et la longévité des Tiny Tads démontre leur succès populaire. Mais la guerre de 1914 bouscule cet état de fait : le style et les thématiques des comics changent complètement après 1918.

Selon Peter Maresca, éditeur de la version de 2010 des Upside-Downs [12], Verbeck aurait eu une influence sur des auteurs tels que Dr. Seuss (auteur illustrateur célèbre notamment pour The Cat in the Hat), Maurice Sendak (Max et les Maximonstres) ou Charles Schulz (Peanuts). Si cette influence est réelle, c’est certainement au travers des Tiny Tads qu’elle s’est élaborée car son style graphique est là plus susceptible de marquer d’autres auteurs. L’exploit des Upside-Downs ne semble pas, lui, avoir inspiré de successeurs. C’est dans les travaux de l’OuBaPo qu’on peut retrouver leur trace de nos jours. Les articles concernant l’OuBaPo citent toujours les Upside-Downs comme un précédent. Gustave Verbeck a trouvé sa place parmi les tenants de la contrainte, il est le maître de la réversibilité [13]. Mais ses Tiny Tads, avec la contrainte (non oubapienne) de créer chaque semaine au minimum un animal-tiroir, sont une autre bande dessinée qui mériterait une édition en album. Un défrichement de son œuvre complète serait le bienvenu.

Christian Staebler

Sources :

http://strippersguide.blogspot.nl/2014_08_17_archive.html
DMPP No.5, décembre 2008, dossier spécial : L’invraisemblable univers de Gustave Verbeek.
Dessus-Dessous, Éd. Pierre Horay, 1978, présentation et traduction de Pierre Couperie.
Boris Eyzikman, « Verbeck et Cézanne », L’Éprouvette No.3, janvier 2007, pp. 320-333.
Le site de recherches généalogiques www.ancestry.com

[1Japanese Religions, Vol. 36, pages 31 à 66 : Jammes Hommes, « Guido Verbeck, a “living epistle” in Bakumatsu-Meiji Japan ».

[2] Il est étonnant que les sites consacrés à la peinture lui donnent des dates de naissance erronées (il est indiqué en tant que peintre américain né en 1853 et mort en 1932 sur Christie’s ou Artnet notamment).

[3] « Il n’y a que deux hommes, purement de race blanche, dans le monde, qui soient des sujets natifs de l’Empire du Mikado au Japon : Arthur et Gustave Verbeck » (The New-York Times, 5 février 1899).

[4] Dans le recensement de 1880 elle est notée comme habitant à Oakland (baie de San Francisco) avec ses huit enfants. Mais dans Verbeck of Japan, page 302, il est précisé qu’une partie des enfants (lesquels ?) sont restés au Japon (« En 1881 le Dr. Verbeck avait trois fils et une fille de chaque côté du Pacifique »).

[5] Notamment The Sprightly Romance of Marsac (1896), The Court of Boyville (1899), Donegal Fairy Tales (1900), Over the Plum Pudding (1901), Nigger Baby and Nine Beasts (1901), The Second Froggy Fairy Book (1902) avec Anne Penock, Rataplan, A Rogue Elephant and Other Stories (1902), Wild Creatures Afield (1902) et Mother Goose for Grown-Ups (1908), avec Peter Newell.

[6The Syracuse Journal, 18 avril 1907. Selon cet article, Gustave indique que sa mère est française, alors que selon d’autres sources elle est née en Irlande ! La référence donnée par Peter Maresca de ce même article est The Atlanta Connection du 28 avril 1907. J’opte pour l’écriture Verbeck, car c’est celle qu’on retrouve le plus souvent et celle conservée par les autres membres de sa famille.

[7] Il publie quelques gags épars dès 1897 (comme ce gag en 6 cases, Philander and His Rocking Horse ou quelques pages dans le Harper’s.)

[8] On les appelle les Joge-e. Pour en voir des exemples : http://pinktentacle.com/2008/04/joge-e-two-way-pictures

[9] Voir par exemple la planche du 8 novembre 1903 : la troisième case montre une grenouille sautant à l’eau mais elle devient Muffaroo qui apparaît à l’horizon, dans l’autre sens.

[10] Mais on peut également faire un rapprochement avec des dessinateurs actuels comme Sfar, Larcenet ou Blain…

[11] Ces activités lui permettent une vie plutôt aisée puisqu’en 1910, Gustave Verbeck, sa femme et sa fille logent au centre de New York et ont une domestique suédoise à leur service (United States Federal Census, 1910).

[12The Upside-Downworld of Gustave Verbeek, The complete Sunday Comics 1903-1905, Sunday Press, 2010

[13] « Mais Verbeck effectue une tâche ardue et éminemment Pataphysique en appliquant ce procédé à une succession de six vignettes et en se contraignant à y garder une cohérence diégétique. En cela il incarne de Saint-Patron de l’OuBaPo. » Jean-Christophe Menu, La Bande Dessinée et son Double, L’Association, 2011, page 103.