Consulter Neuvième Art la revue

"judex", un jeu collectif de substitution textuelle

Jean-Charles Andrieu de Levis

[Septembre 2015]

Depuis quelque temps, L.L. de Mars s’investit dans des expériences à forte coloration oubapienne, de Ressac (Tanibis, 2013), où il s’associait avec Ju Hyun Choi, à Carré carré carré carré (Polystyrène, 2014), réalisé avec Benoit Préteseille. Avec ces livres, il s’inscrit pleinement dans des exercices à contraintes au sein desquels les images, suite à l’intervention d’un auteur, se fondent dans une nouvelle narration. Leur sémantique est alors « convertie » (avec Andréas Kündig, nous travaillons la notion de « conversion » qui permettrait d’introduire une nuance entre les deux catégories de contraintes proposées par Groensteen dans Un premier bouquet de contraintes [1], à savoir les contraintes transformatrices et les contraintes génératrices). Il poursuit ici ses expérimentations avec Judex (La Cinquième Couche, 2015), un projet cette fois-ci collectif.


Le principe est assez simple : L.L. de Mars a dessiné trente-deux pages de bande dessinée dont il a laissé les phylactères vides, ensemble nommé matrice judex. Il a ensuite soumis ces pages à d’autres auteurs (David Christoffel, William Henne, Antoine Hummel, Jérôme LeGlatin, C. de Trogoff, Xavier Löwenthal et Laurent d’Ursel) afin qu’ils écrivent leur propre histoire en reprenant ces planches originelles pour les compléter et en les agencer de manière arbitraire. Ce recueil présente ainsi neuf récits très différents réalisés à partir d’une même base, la matrice judex.

Le jeu mis en place par L.L. de Mars est ainsi similaire à celui auquel s’étaient prêtés Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim pour Moins d’un quart de seconde pour vivre [2] (pour mémoire, Menu avait dessiné huit cases à partir desquelles Trondheim devait écrire 100 strips de quatre cases). Mais L.L. de Mars complique l’exercice en imposant des pages entières et plus seulement des vignettes. Les auteurs ne peuvent donc plus agir sur les potentialités combinatoires (aussi bien narratives que graphiques) des cases au sein de la page. Il va s’agir de réinvestir les liens qui se tissent entre les vignettes d’une même planche, éprouver leur malléabilité en n’en changeant que le texte : en somme, inventer et interpréter le dialogue qui se crée entre le texte et l’image. Ce dialogue devra être construit et trouver une logique dans la planche (et plus encore dans le récit), une harmonie que Töpffer décrivait déjà en 1837 : « Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien » [3]. Les pages de Judex s’accordent très bien à cette définition.
Mais le dispositif lui-même met à mal l’idée que dessins et textes sont réalisés dans un même mouvement et dans un but commun. Il est aujourd’hui établi que le dessin peut être travaillé dans un second temps, à partir d’un texte préalablement écrit : ce processus de création en deux étapes successives est même devenu commun en particulier à travers les nombreuses collaborations entre scénaristes et dessinateurs. Mais l’inverse nous paraît beaucoup moins naturel. Les scénaristes qui écrivent le texte a posteriori, une fois que le dessinateur a réalisé les planches, sont rares : je pense notamment à Stan Lee et à Alejandro Jodorowsky.
Des détournements ont aussi pu montrer que la modification ou le remplacement d’un texte par un autre peut changer le sens des planches, comme l’excellent « Le 9 est au départ » de François Ayroles, détournement parodique de Michel Vaillant, publié dans l’Oupus 2 [4]. Pour le philosophique Salut Deleuze ! 7, Martin Tom Dieck et Jens Balzer [5] ont réutilisé cinq fois une séquence de neuf pages en changeant uniquement le texte. Ici, l’acte de dessin est celui de scénario sont temporellement et intentionnellement dissemblables. À travers cette forme particulière de substitution textuelle, Judex s’inscrit donc dans cette même lignée d’exercices rhétoriques sur le pouvoir du texte sur l’image, mais pas seulement, car L.L. de Mars a ajouté une seconde étape d’exécution aux auteurs.

Dernière planche de la matrice Judex.

Ce travail sur le texte va donc s’enrichir d’un autre exercice : faire récit en organisant entre elles un nombre défini [6] de planches interprétables. En somme, les auteurs se prêtent à une opération de montage dans l’aspect cinématographique du terme. La recomposition de l’ordre des pages de la matrice donne une plus grande amplitude aux auteurs : s’ils ne peuvent intervenir sur l’ordre de succession des images dans la page, ils peuvent néanmoins refondre l’architecture du récit en réordonnant les pages. Si ce genre de procédé est très développé dans le cinéma, il l’est beaucoup moins dans la bande dessinée. À travers cette étape, les liens vont se tisser entre les différentes pages ; dans l’imaginaire excité de l’auteur concentré, certaines figures vont se répondre de manière plus ou moins évidente jusqu’à ce que la possibilité d’une narration se dessine et qu’un scénario puisse commencer à s’écrire. L’exercice devient saisissant lorsqu’il est tenu dans la durée, en particulier quand les auteurs réutilisent les trente-deux planches de la matrice. Dans les pages vierges, les motifs principaux (au nombre restreint) sont assez récurrents pour permettre de bousculer l’ordre établi tout en préservant dans le même temps la possibilité de continuité narrative. Les planches sont suffisamment neutres pour ne pas s’imposer et pouvoir permuter, comme certains livres pour enfant qui présentent des bandes de dessins découpées que ce dernier peut aléatoirement tourner afin de créer des formes à partir d’autres (par exemple, pour un tel livre avec des animaux, il assemblera ensemble la croupe d’un cheval, le ventre d’un hippopotame et la gueule d’un lion). Mais L.L. de Mars complexifie ses planches en y insérant des formes graphiques fortes et étranges. Ces présences fantastiques ajoutent des couches de significations qui sont autant de signes hétérogènes et disparates à inscrire dans une narration. Plus ou moins imposantes, leur situation dans le récit peut être déterminante et même en partie le conduire.

L.L. de Mars combine ainsi deux moyens de transformer un récit de bande dessinée en intervenant sur des planches préexistantes. Mais en pensant la polysémie (graphique et narrative) à l’intérieur même du processus créatif, l’auteur s’éloigne des problématiques du détournement ou du montage pour se rapprocher de celle de l’œuvre ouverte pensée par Umberto Eco, et plus spécifiquement de l’œuvre ouverte en mouvement : « […] le lecteur-exécutant organise et structure le discours […] dans une collaboration quasi matérielle avec l’auteur. Il contribue à faire l’œuvre. » Les différents « scénaristes » de ce recueil se substituent au « lecteur-exécutant » d’Eco [7].

Dix-huitième planche de la matrice.

À la fin du recueil, la « matrice judex » est reproduite (donc vierge de tout texte), comme une proposition au lecteur de se prêter au jeu. Un dialogue s’installe alors : le lecteur n’est plus spectateur mais devient acteur : de simple « lecteur » il devient ce « lecteur-exécutant ». Ces pages lui appartiennent désormais. Il comble de sensations les vides laissés par L.L. de Mars. Il éprouve les pages qu’il parcourt plus qu’il ne les lie. Il n’a pas véritablement besoin d’imaginer du texte qui s’insérerait dans les espaces blancs des phylactères. Il entre alors dans une lecture similaire à celle des Parleurs [8] de François Ayroles : les bulles ne sont pas présentes pour que le lecteur s’imagine un dialogue mais comme vecteur narratif indiquant que le personnage s’exprime et, en général, entre en interaction avec d’autres. Ils sont présents comme symbole au même titre que les différents emanata qui accompagnent le dessin.
L’utilisation du pinceau, plus expressif que la plume, place définitivement cet exercice sous le régime de la sensation et de l’émotion. En effet, Ayroles, souhaitant rester dans la représentation purement symbolique (parfois proche du pictogramme), va se munir d’une plume qui maintient l’épaisseur du trait. Graphiquement, il n’exprime ainsi rien d’autre que ce qu’il trace : le trait se confond avec son sujet. De son côté, L.L. de Mars a dessiné les planches de Judex au pinceau, usant de son outil pour toutes ces qualités de variations. Il va ainsi jouer des pleins et des déliés, de l’énergie et du velouté liés à la dureté du poil, des accidents du pinceau trop chargé d’encre (qui se libère alors excessivement sur le papier dès que le pinceau alourdi l’effleure) ou au contraire, des grisés presque tramés des traces sèches de poils qui se sont vidés de leur encre.
Dans ce même mouvement d’émancipation au code, les phylactères ne sont plus dessinés comme des espaces blancs qui agressent l’image. En leur ajoutant de la matière, de la dimension et en les faisant dépasser du cadre des vignettes, L.L. de Mars leur confère une certaine autonomie en tant qu’objets graphiques. Ils font alors penser à des ballons qui flottent dans l’espace de l’image (la traduction de bulle en anglais est speech balloon). Leur dessin varie (en ce sens où l’on ne retrouve pas de schéma décliné dont seule la proportion varie, comme les ronds d’Ayroles) ainsi que leur texture : ce sont autant de signes d’expressivité. Par cet aspect informe qui se renouvelle sans cesse, les bulles échappent à la codification ; cela se remarque particulièrement lorsque L.L. de Mars emprunte une forme codifiée pour un bulle indiquant une conversation téléphonique (p. 217). Les phylactères sont présent autant en tant que symbole d’acte de parole que matériaux graphique expressif et éprouvant. Ces variations enrichissent la poétique de ces planches muettes.

La même, avec des textes de C. de trogoff...
... et avec des textes de L.L. de Mars (revenant sur son propre travail).

De plus, afin d’élargir le potentiel interprétatif de ses planches, L.L. de Mars renforce leur densité graphique en introduisant un grand nombre de signes et motifs hétérogènes (ces derniers sont à distinguer des formes fantastiques vues plus haut) qui ne relèvent pas du vocabulaire connu de la bande dessinée (c’est-à-dire les emanata, idéogrammes, etc). Abstraits, indépendant de l’univers diégétique des images, s’ils s’inscrivent dans une dialectique proche de ces codes ils ne balisent pas l’image mais enrichissent sa sémantique. Chaque détail graphique fait sens dans l’imaginaire du lecteur qui emplit les surgissements qui fourmillent dans ces pages. Ces espaces de rupture étaient un écueil dans la lecture des interprétations proposées : trop nombreux et de nature variées voire contradictoires, ils ne sauraient être « justifiés » par des mots et s’inscrire dans un mouvement narratif cohérent. Ils sont autant d’informations qui échappent, de toute manière, au récit. Mais présentés ainsi vierges de toute inscription (textuelle et narrative), ces espaces d’hétérogénéité s’animent. Ils sont constitutifs d’un niveau de discours qui appartient intrinsèquement au dessin. Ils ne sauraient se fondre dans une narration : libres, ils sont autant de points d’inflexion au sein desquels les émotions du lecteur peuvent se fixer. Ils constituent des refuges extradiégétiques qui teintent le récit sans y avoir de rôle. C’est dans ce rapport primaire entre la matrice et le lecteur se trouve la véritable excitation de lecture, que naît un mouvement au cœur du lecteur qui se fond dans les pages qu’il manipule.

Page extraite de la version composée par David Christoffel.

Cette œuvre serait totalement ouverte si les planches n’étaient pas reliées. Telles qu’on les découvre imprimées, elles conservent un ordre de lecture (choisi par l’auteur) qui se confond avec celui de leur réalisation : c’est la matrice telle que L.L. de Mars l’a dessinée. Ces dernières pages proposent un dernier jeu pour le lecteur qui est d’imaginer comment les séquences se sont-elles organisées dans l’esprit de l’auteur. Nous pouvons alors observer les associations d’idées, de formes et de matières apparaitre, donner du corps aux planches et conduire la création sans pour autant ébaucher une narration. Nous ne sommes plus témoins d’un flux narratif, pensé et maîtrisé, mais d’un flux créatif et instinctif. Dans cette tension avec la possibilité d’une œuvre ouverte, ces pages posent les limites de la notion de livre comme « pages reliées ». La lecture peut s’enrichir d’autres formes, plus « ouvertes », comme l’a proposé Chris Ware avec Building Stories (Delcourt, 2014) ou comme s’annonce Crapule, un projet des frères Leglatin qui sera édité par Hoochie Coochie : des livrets seront proposés dans un coffret, leur ordre étant arbitraire et différent pour chaque coffret, et chaque coffret ne contenant pas tous les livrets du projet.

Jean-Charles Andrieu de Levis

Page extraite de la version composée par Xavier Löwenthal et Laurent d’Ursel.

[1] Thierry Groensteen, « Un premier bouquet de contraintes », in Oupus 1, L’Association, 1997.

[2] Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu, Moins d’un quart de seconde pour vivre, L’Association, 1991.

[3] R. Töpffer, Préface à l’Histoire de Monsieur Jabot, Bibliothèque universelle de Genève, juin 1837.

[4] François Ayroles, « Le 9 est au départ », in Oupus 2, L’Association, 2003.

[5] Martin Tom Dieck et Jens Balzer, Salut Deleuze !, Fréon, 2001.

[6] Ce nombre peut varier, certains récits n’étant constitué que d’une partie des planches. Antoine Hummel va lui jouer de la répétition de planches.

[7] Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Seuil, 1965, p. 25.

[8] François Ayroles, Les Parleurs, L’Association, 2003.