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Pascal Krajewski

[Octobre 2015]

C’est l’été.
La pièce se passe dans la rue devant quatre immeubles étroits contigus. On peut remarquer un bistro et une laverie automatique en rez-de-chaussée.
La pièce se déroule sur une semaine, durée nécessaire à repeindre la devanture d’un petit immeuble.

Personnages
1. Habitants des immeubles
Le pianiste, chemise blanche, nœud papillon
Le retraité, petit, dégarni, veste marron
La volage, grande, cheveux gris, le plus souvent dénudée ; et son mari, patron du bistro, dégarni, moustaches, tablier
La famille : l’époux, chemise bleue ; l’épouse, robe jaune ; l’enfant, tee-shirt or
Le jeune couple : lui, en bleu ; elle, en rouge
L’artiste-peintre, béret, tablier blanc, barbichette ; et sa modèle, belle jeune femme rousse, le plus souvent dénudée
Le geek, grand, maigre, queue de cheval, pull vert
Le couple en crise : le violent, pantalon rouge, chemise bleu ; sa victime, blonde, robe grise

2. Autres habitants du quartier
Le lunaire, en pyjama et robe de chambre vert pomme – et son chien marron
Le débonnaire, en veste rouge – et son bouledogue blanc et noir
Le Tati, grand, maigre, chapeau, pardessus, pipe
Le Hitchcock, replet, bientôt chauve, costume et cravate noires

3. Autres personnages
Le Maigret, veste marron, pipe
Deux gendarmes
Deux peintres en bâtiment

Statistiques
Nombre de femmes nues, quasi-nues, ou se dénudant : 29
Nombre de scènes de sexe implicites : 9
Nombre de scènes de sexe explicites : 3
Nombre de crimes : 1

Nombre de paroles proférées : 0
Nombre de mots écrits : 4

Synopsis

Premier tableau : La façade
Une vie de quartier paisible semble se dérouler dans ces quatre immeubles contigus. La façade rouge de l’immeuble central va être repeinte par deux ouvriers.

Deuxième tableau : La lézarde
Une nuit, c’est l’incident : les lumières ont été coupées, sur les toits une silhouette semble s’échapper de l’appartement du haut, tandis qu’un crime se perpètre chez le couple en crise. Le lendemain soir, Maigret commence son enquête relative au supposé voleur acrobate : il questionne le couple propriétaire de l’appartement visité.

Troisième tableau : Derrière les murs
Dans les jours qui suivent : Maigret passe d’appartement en appartement pour mener ses interrogatoire ; on découvre que la femme volage et le pianiste ont une liaison très régulière, profitant de l’absence du patron du bistro ; le meurtrier tente de maquiller son crime en nettoyant, découpant, camouflant le corps de sa victime dans un tapis ; l’artiste-peintre essaye d’avancer dans son portrait ; le retraité et le geek passent leur temps devant la télé ; le jeune couple se révèle très amoureux, toujours enlacé, et bientôt fertile ; la laverie automatique voit défiler ses utilisateurs ; Tati et Hitchcock traînent dans les rues.

Quatrième tableau : Par-delà la façade
La vie poursuit son cours : l’artiste-peintre achève sa toile après une première tentative ratée ; une soirée s’organise chez le pianiste pour fêter cette réussite ; la famille heureuse se craquelle, l’époux couche avec la volage, l’épouse avec le pianiste ; les peintres en bâtiment ratent la réécriture correcte de l’enseigne du bistro.

Cinquième tableau : Réaménagements
Maigret découvre l’assassin, que les gendarmes viennent arrêter ; le patron tente de reconquérir sa femme volage ; le geek troque sa télé contre la toile du peintre ; Tati et Hitchcock quittent la scène en motocyclette ; les deux promeneurs de chien cuvent leur vin sur le trottoir.

Mode d’emploi pour dessiner des vies muettes

Imaginons qu’il s’agisse d’une bande dessinée classique, et que chaque planche se succède suivant le déroulement de l’histoire. Elle serait « classique » dans le sens où elle respecterait deux éléments clés de son art : la narration ordonnée et le format album. Malgré cela, elle serait une bande dessinée singulière du fait des trois contraintes que l’auteur s’est fixé : un plan fixe unique, sans parole, au rythme binaire invariable.
C’est d’abord le cadre qui vient poser les grands principes plastiques et narratifs de l’œuvre, car il impose plusieurs caractéristiques aux scènes qui viendront y prendre place : la platitude artificieuse du décor et la place du regardeur. Du fait d’un cadrage très lointain, la profondeur des plans se trouve écrasée. L’effet se voit renforcé de ce qu’il n’y a pas de perspective, ni de ligne d’horizon. C’est, d’une certaine façon, un dessin d’enfant. En bonne perspective, il conviendrait de tenir compte du point de vue précis du regardeur pour gauchir tel angle ou anamorphoser tel objet écarté. On se souvient que dans Fenêtre sur cour, d’Hitchcock, le héros pouvait parfois se servir de jumelles, ou bien essayait piteusement de se mouvoir de son poste d’observation pour tenter d’attraper un détail occulté de son champ de vision du fait de sa position. Chez Rabaté, on voit bien que le paysage qui s’étale devant le spectateur ne dépend pas vraiment du poste d’observation. Étrange et paradoxale proposition artistique, puisque dans le même temps, l’assignation du regardeur comme voyeur est censée être l’un des principes génétiques de ce travail. C’est que le regardeur n’est pas un individu, mais un public. L’œil du regardeur est un œil frontal, indéfini, et qui occupe tout le vis-à-vis des immeubles. Un œil géant. C’est l’œil du public de théâtre qui regarde cette pièce se dérouler, comme la couverture l’annonçait.
Ce cadrage explique en partie le silence des planches. En effet, il implique un éloignement certain de l’observateur qui n’entend rien, non parce que les gens ne parlent pas, mais parce que lui n’a pas l’ouïe assez fine. Il n’y a pas de paroles parce que toute image est silencieuse, mais aussi parce que nous sommes de toute façon trop loin pour entendre ce qui s’y passe.

L’auteur a enfin choisi de dessiner ses scènes dans une stricte alternance de soirées et de matinées. Ce rythme binaire impose une certaine cadence dans le déroulé de l’action et dénonce l’artificialité du procédé. Chaque image est moins un instantané de cette vie de quartier captée, qu’un tableau synthétique des événements majeurs qui s’y sont déroulés dans la dernière demi-journée. Il y a donc deux façons de lire chaque planche : comme un patchwork d’une dizaine d’instantanés désynchronisés (l’illustrateur n’ayant retenu qu’un moment clé pour chaque lieu de l’action éparpillée), ou bien comme une photographie avec un temps de pose démesurément étiré, embrassant plusieurs heures, de sorte que le résultat visible révèle les endroits les plus occupés par ses habitants durant ce laps de temps.

Pareil dispositif entraîne plusieurs conséquences sur la façon de raconter cette histoire...
Comment présenter, suivre, identifier les personnages quand ils sont si nombreux, alors qu’on ne peut reconnaître leur timbre de voix et qu’on ne distingue pas vraiment leurs traits ?


Rabaté a fait des choix judicieux : il a associé ses personnages à une tenue clairement distinctive. On se croirait presque dans le jeu Cluedo : il y a Mademoiselle Rose, Monsieur Pervenche, Madame Moutarde, etc. Cette référence n’est d’ailleurs pas gratuite, car d’autres éléments, d’ordre narratif et graphique, peuvent nous y conduire. D’une part, il y a bien un meurtre, à élucider, ainsi qu’un enquêteur qui s’y emploie et in fine triomphe. D’autre part, l’appartement du meurtrier semble être le siège d’un catalogue d’armes létales, où serait présentée chaque nuit une façon différente de tuer quelqu’un : « avec le couteau », « avec la corde », « avec la scie », « avec un sac ». Par ailleurs, une analogie d’ordre structurel apparie ces deux univers. La structure graphique de la planche, qui rend l’architecture (verticale) des immeubles pourrait encore se lire comme le plan (horizontal) d’un plateau de jeu. Et l’on pourrait dire indifféremment que les personnages dessinés passent de case en case, ou que les habitants transitent de pièce en pièce, ou que les pions du jeu se déplacent de secteur en secteur. Et l’inspecteur Maigret lui-même suit son petit parcours. On entendrait presque les dés rouler, chaque fois qu’on tourne une page. Dans cette vraie-fausse enquête criminelle, le regardeur, lui, avait deux temps d’avance, puisqu’il a pu assister en direct au meurtre, et puisqu’il pouvait deviner l’issue judiciaire dès la première planche : le futur criminel vivant derrière une fenêtre obstruée, son destin était scellé d’entrée de jeu, il était déjà derrière des barreaux.


Les personnages sont donc des « personnages-costumes ». À cet égard la présence de la laverie automatique est une sorte de clin d’œil à contre-emploi. Si les habitants y lavent leurs vêtements, c’est pour pouvoir continuer toujours de porter les mêmes ! Quelle ironie ! L’artiste-peintre et son modèle nous le prouvent bien : les personnages n’ont qu’un seul costume, et parfois qu’en un seul exemplaire, puisqu’ils sont obligés d’attendre quasi-nus le lavage de leurs effets.
On pourrait dire que l’auteur a aussi donné un physique particulier à chacun, mais ce n’est là finalement qu’un autre aspect du costume. Les personnages sont des personae, des masques. Dans le théâtre latin, la persona était le masque que portaient les acteurs. C’est bien ici ce que sont les personnages : des costumes ambulants, des marionnettes presque (s’il n’y avait la plasticité et la variété de leurs postures). Habits, carrure, traits du visage sont autant d’éléments d’un même costume. (et ainsi, ils ne changent pas plus de coiffure qu’ils ne changent de costume. Quel cafouillage si en lieu et place du « lavomatic », Rabaté avait dessiné un salon de coiffure ! Ou bien, nouveau coup de force ironique, aurait-il réussi à le faire opérer sans altérer les traits de ses personnages ?).
Les personnages, parce qu’ils sont muets et éloignés, doivent donc être des archétypes : reconnaissables à quelques traits marquants distinctifs [1].

Comment évoquer des faits et des actions avec clarté, afin d’être compris, quand il y a tant de choses à suivre en même temps et que l’on discerne mal les objets esquissés ?
Parce qu’il n’y a pas de profondeur, il y faut de la couleur. Seul le soleil matinal, dardant ses rayons contre l’échafaudage, crée de l’ombre, faible indice des différents éloignements. En dehors de cela, tout semble aplati, écrasé sur le même plan unique de la façade. Pour donner de la lisibilité à l’image, l’auteur a donc concilié la sobriété de l’information (il y a peu d’objets, et beaucoup d’aplats unis faisant office de fonds) avec le contraste des couleurs. Comme la planche est entièrement peinte et que l’on ne distingue pas le crayonné des contours, il faut que la gamme chromatique utilisée puisse toujours permettre d’isoler la figure de son fond. D’où le choix chromatique retenu : des murs de façade plutôt crème ; des fonds d’appartements plutôt brun sombres ; et dessus, des personnages et des objets hauts en couleur.
Objets et personnages ainsi se détachent et se reconnaissent. Comment à présent faire comprendre leurs relations, leurs actions et leurs désirs ? C’est dans le geste que l’image trouve cette réponse. Il accompagne les actions et il trahit les sentiments. Il nous semble que deux grandes familles de gestes pourraient être mises au jour ici : l’outrance et la finesse.
L’outrance du geste, le « geste exaspéré », peut être ramenée à une double origine cinématographique : l’expressionnisme (voyez l’ombre du meurtrier, ou, plus saisissant encore, celle de Maigret juste avant de fondre sur sa proie) et le burlesque (hommage appuyé à Tati). Rabaté s’en est donné à cœur joie : il cambre les corps, les saisit dans des postures d’équilibre instable, les traite comme des marionnettes désarticulables. De tels gestes sont à la fois idéaux et comiques. La marionnette, sans conscience, désaffectée, pur mouvement, peut en effet servir de modèle au corps animé : il y a de l’idéal parce que c’est l’essence d’un geste qui est ainsi arrêtée [2]. Quant au rire, les élucubrations posturales l’engendrent « automatiquement » : il y a de l’humour, parce qu’il y a une mécanique dégingandée [3].
Mais l’auteur veut aussi raconter des anecdotes de vie vraies. L’album n’est pas un polar, mais une anthologie d’historiettes de couples (les statistiques le prouvent !). Dans chaque appartement, un concentré de vie s’élabore. Dehors, l’échafaudage se monte puis se démonte ; dedans, des vies s’échafaudent et prennent corps. Déjà Perec, dans La Vie mode d’emploi, avait construit un « roman d’immeuble » sur des principes et des contraintes d’écriture strictes. Il « échafauda » son roman, cherchant par l’accumulation de fragments à décrire un peu de la totalité de la vie, de sa profusion, de ses saveurs [4]. Pour réussir à rendre une « saveur » et non plus un « idéal » ou une « mécanique », il faut abandonner le modèle ou la mimique au profit de la délicatesse ; il faut délaisser le geste caricatural pour saisir l’attitude douce, le « geste affecté ».

Rabaté démontre ainsi sa maîtrise d’un dictionnaire étendu de gestes et paraît nourrir un authentique amour des corps. On pourra noter ici comme il sait particulièrement tirer profit des duos ou des trios. Les gestes des personnages s’affinent par leur congruence. Voyez le couple d’amoureux, dont les attitudes se répondent ; ou cette famille dont le fils mime le père s’étirant, puis qui trahit sa séparation en soulignant l’éloignement des corps. Le geste fin est à la fois celui de l’individu laissé avec lui-même, et celui du couple qui se répond. Il peut être un signe de l’intime comme de l’extime ; un monologue ou un dialogue ; un symptôme de l’individualité et des sentiments, comme un opérateur du groupe et de ses relations.

Planches, écran, paravent : la fusion des arts

Oui, mais voilà, il ne s’agit pas d’une bande dessinée classique dont les planches se suivraient, bien ordonnancée, respectant son format. Il s’agit d’un paravent biface. La lecture la plus évidente nous donne à voir d’abord toutes les scènes nocturnes, puis toutes les scènes diurnes ; une lecture plus acrobatique nous permettrait de suivre l’alternance de ces deux séries, conformément au fil de la narration. Il est donc probable que l’on ne découvre l’histoire que lacunaire, et qu’il nous faille progressivement recoller les morceaux, rebâtir les deux séries comme une seule séquence.

La BD est un paravent, vous pourriez la déplier sur toute sa longueur pour lire deux longues fresques de cinq mètres, montrant une série d’images presque identiques. D’images en images, seuls deux changements se manifestent : l’atmosphère chromatique et le positionnement des personnages. Fenêtres sur rue peut alors se voir non seulement comme une bande dessinée mais comme la somme d’œuvres émargeant à différents arts.

La planche comme tableau, le livre comme série

Claude Monet, La Cathédrale de Rouen : le portail au soleil.

D’un certain point de vue, c’est à la peinture de Monet que Fenêtres sur rue fait penser d’abord. À celle de ses séries, des Nymphéas, mais surtout du portail de la Cathédrale de Rouen ou du Parlement de Londres. On sent tout le plaisir de peintre qu’a pris Rabaté pour faire varier les ambiances chromatiques des scènes qu’il représente. L’acrylique (inventée au milieu du XXe siècle) a pris le relais de la peinture à l’huile. Chaque double page est un tableau, auquel on pourrait fixer une « dominante » qui chaque fois varie. C’est particulièrement de nuit que la palette du peintre trouve sa plus large expression. C’est pour cela aussi qu’il lui fallait une architecture de murs blancs (ou crème) afin que toutes les couleurs puissent s’y refléter. L’image de la journée caniculaire est particulièrement réussie, renvoyant sans coup férir aux portails de Monet.

Si l’on s’attarde en détail sur chaque planche, on pourra encore relever une accointance certaine avec plusieurs Hopper. La frontalité des couleurs, les scènes d’isolement, l’usage des fenêtres, le milieu urbain – autant d’éléments qui les rapprochent. D’ailleurs, Fenêtres la nuit, peint en 1928, fut une influence avérée du Fenêtre sur cour d’Hitchock, et ne départirait pas dans l’album de Rabaté.

La manière de capturer des moments de vie en construisant des univers artificiels pourrait aussi nous faire penser aux photographies de Jeff Wall [5]. Comment ne pas voir dans la scène de la journée tempétueuse comme une reprise de A sudden gust of wind (1993), ou dans le duo aviné que forment les deux promeneurs de chien, un clin d’œil à Milk (1984) ?

Le livre comme paravent, l’album comme pièce de théâtre

Dans cet album, le décor est à la fois ce qui est peint, et l’objet lui-même. Car en tant que paravent, l’objet édité renvoie de facto à la présence de cet accessoire sur une scène de théâtre. On sait l’usage qu’en faisait Genet, qui les trouvait plus maniables que les lourds décors traditionnels. Dès lors, ce qu’on a pu considérer comme une série (picturale) sur le même thème peut encore se lire comme une pièce (théâtrale) en autant de tableaux : le décor global ne change pas, seuls les éclairages varient ; nous ne sommes ni lecteurs ni regardeurs mais spectateurs d’une pièce muette [6].

Au-delà du paravent, on peut retrouver chez Genet les mêmes moyens scéniques que ceux employés par Rabaté. Ainsi, Le Balcon (plus encore que Les Paravents) pourrait fournir la matrice scénographique de Fenêtres sur rue : des paravents, des personnages-costumes, des ambiances chromatiques [7], un décor symbolisant différentes pièces d’un immeuble-bordel, la présence d’un policier. Mais chez Rabaté, le dispositif serait en quelque sorte inversé : ce n’est pas l’intérieur qui est montré et l’extérieur qui reste masqué, seulement évoqué – c’est l’extérieur qui est vu et c’est de l’extérieur que les drames domestiques se laissent entrevoir. La pièce aura alors à charge de laisser filtrer, sans l’exhiber, la vie domestique, ce que l’on continue d’appeler parfois les « pénates ». Or c’est le nouveau nom dont a été baptisé le bistro au cours de ces quelques jours. Cela le ramène donc à sa dimension mythique et à sa position centrale dans le voisinage : il est bien, d’une certaine façon, la figure tutélaire et protectrice de la vie de son quartier, son foyer, autrement dit le temple des pénates. Car les pénates à l’origine sont les deux dieux du foyer – ce que sont peut-être ces deux personnages hurluberlus et inutiles de Tati et de Hitchcock...

Les pages de couverture et les dernières planches servent alors de lever et de baisser de rideau : elles dénoncent le dispositif et orientent la bonne réception de l’œuvre. La couverture présente l’envers du décor, elle est donc le châssis du livre ; les dernières planches ramènent tous les personnages sur scène pour les salutations, elles sont la sortie de l’album. En déposant l’ouvrage, sera-t-on comme un lecteur sur sa fin ou comme un spectateur au sortir d’une pièce ?

La planche comme diapositive, le livre comme pellicule, l’album comme plan-séquence

Peut-être ce format atypique allié à la répétition approximative d’une même image, peuvent-ils se lire encore comme un rappel de la technique cinématographique. L’image cinématographique est une image en mouvements, fruit du défilement de vingt-quatre images fixes par seconde. Entre chacune de ces images, les différences sont minimes et l’œil n’en perçoit que le résultat animé. Vingt-quatre est d’ailleurs, peu ou prou, le nombre total de planches constituant l’album. L’album serait alors un film minimaliste, sans montage, simple défilé d’images d’une même séquence.




Et si.... Et si l’album était à lire comme un folioscope (flip-book) [8], version papier d’un film pelliculaire ? On suivrait ainsi la vie quasi organique d’un quartier, comme les documentaires naturalistes nous permettent parfois d’apprécier l’effloraison et l’étiolement des fleurs.
Les rapports entre ce travail de Rabaté et le cinéma ne s’arrêtent pas là. Outre les références aux films d’Hitchcock et de Tati visionnés par le geek sur l’écran de sa télévision, et l’utilisation des deux réalisateurs comme personnages – on peut encore, plus profondément, trouver au cœur du projet des ferments cinématographiques.
En tant qu’il est une BD muette, il fait un clin d’œil au cinéma muet. Et il n’est pas anodin qu’il ait convoqué Tati et Hitchcock, deux grands cinéastes du muet. Tati parce qu’il fait des films avec très peu de dialogues, et pas forcément mis en langage – Hitchcock parce qu’il a commencé dans le muet, et aussi parce que son art du suspense culmine dans des séquences silencieuses.
En tant qu’il revisite le chef-d’œuvre du Maître du suspense, il avoue bien sûr sa filiation. Mais un infime glissement grammatical s’est opéré et indique un important revirement dramatique. Hitchcock a filmé Fenêtre sur cour (singulier) ; Rabaté dessine Fenêtres sur rue (pluriel). Le titre original d’Hitchcock est même Rear Window, la « fenêtre de derrière ». C’est dire clairement que le sujet du film est bien le point de vue du héros, celui qui, embusqué dans son appartement, occupe cette place ; à travers sa fenêtre sur cour, il peut observer le monde qui l’environne. Dans son album, Rabaté renverse le point de vue, en choisissant comme sujet les fenêtres sur rue qui s’exposent dans son décor, sur les façades de ces immeubles. Hitchcock nous narre l’histoire d’un voyeur, Rabaté nous conte celle d’un quartier ; le cinéaste nous livre un film d’intérieur, le dessinateur nous donne un album d’extérieur. Le crime est épié dans l’ombre par James Stewart ; la vie exulte au soleil dans cette rue dessinée.

Enfin, il faut rappeler d’autres travaux de Rabaté pour révéler toute l’ampleur de l’entreprise. Car le dessinateur est aussi un cinéaste. En 2011, deux ans avant la parution de cet album, sortait sur les écrans le film Ni à vendre ni à louer, du même, qui se paye le luxe d’être un long-métrage grand public sans parole. La vie des personnages s’y déroule, fantasque, dans une petite station balnéaire (à deux pas de la plage de Mon Oncle) centrée sur son « hôtel de l’océan » ; ils communiquent par onomatopées et par borborygmes ; et nous nous y attachons. Comment ne pas voir dans ce double travail comme une variation, dans deux arts distincts, d’un même projet créatif, d’un esprit commun qui cherche à rendre la saveur de la vie, par ses fragments, en inventant une forme décalée à des arts confirmés ?

Dessinateur, Rabaté ? Oui sans doute, mais aussi plasticien, scénographe, cinéaste – et fécondant chacune de ses approches par des techniques empruntées aux autres. Un maestro !

Pascal Krajewski

[1] À ce titre, le Maigret et le Tati, avec leur pipe si singulière, sont parfois sources de confusion. On pourra s’assurer de l’identité de l’un ou l’autre en argumentant que Tati, simple riverain, ne saurait se trouver dans un appartement privé de cette rue.

[2] Dans une nouvelle de Kleist, un danseur avoue prendre sa leçon depuis les tréteaux d’un petit théâtre de marionnettes. Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, Paris, Mille et une nuits, 1998.

[3] « L’image centrale » de l’analyse du rire chez Bergson est bien connue : c’est « du mécanique plaqué sur du vivant ». Henri Bergson, Le Rire : essai sur la signification du comique, Paris, PUF, 2007, p. 29, p. 38, p. 44. On pourra se reporter particulièrement aux paragraphes IV et V du premier chapitre.

[4] Georges Perec, Cahier des charges de La Vie mode d’emploi, Paris, CNRS, 1993.

[6] Le sous-titre de l’album le dit assez : « une pièce sans paroles en dix tableaux et un décor ».

[7] Les didascalies du Balcon sont limpides. Premier tableau : « Le décor semble représenter une sacristie, formée de trois paravents de satin rouge sang » ; deuxième tableau : « Même lustre. Trois paravents bruns. Murs nus » ; troisième tableau : « Trois paravents disposés comme les précédents, mais vert sombre ». Jean Genet, Le Balcon, Gallimard, 2002.