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thomas ott : la mécanique du silence

Marion Lejeune

[Octobre 2015]

L’œuvre de Thomas Ott, auteur de bandes dessinées, illustrateur, artiste plasticien et réalisateur, est caractérisée par sa forte unité. Depuis ses débuts vers le milieu des années 1980, ses bandes dessinées sont toutes entièrement muettes. Thomas Ott est un représentant incontournable de cette pratique tant il lui semble indéfectiblement associé. Loin d’être une tentative expérimentale isolée, elle constitue chez lui une véritable marque de fabrique, définitoire de son identité d’artiste. Au même titre que la carte à gratter, technique qu’il a adoptée depuis ses débuts pour ne plus la quitter, le silence unifie son œuvre et la rend reconnaissable entre toutes.


Le choix de l’absence de paroles met Thomas Ott en défaut par rapport à la plupart des idées reçues sur la bande dessinée muette [1], répandues notamment par l’impact d’Arzach, sans doute la plus célèbre bande dessinée de ce type. Contrairement à Moebius, Thomas Ott a une pratique de la bande dessinée muette qui est tout sauf spontanée ou libératoire. Le recours à l’image pure n’a pas vocation chez lui à libérer le trait ou le scénario. Ses récits sont au contraire mûrement réfléchis, complexes, construits pour produire certains effets qui dépendent de la rigueur de la construction narrative.


Au cœur de cette rigueur se trouve une autre particularité. La lecture de son œuvre ne peut que frapper par la ressemblance des structures narratives employées, ce qui justifie qu’on choisisse ici de l’étudier dans sa quasi intégralité, des premiers récits courts, réunis pour l’essentiel dans l’anthologie R.I.P (L’Association, 2010), aux récits longs que sont Cinema Panopticum (L’Association, 2008), 73304-23-4153-6-96-8 (L’Association, 2008) et Dark Country (L’Apocalypse, 2013). Cette structure narrative matricielle est la suivante : une situation initiale dégénère et, après quelques rebondissements, aboutit à une chute finale qui tient en une révélation et/ou, le plus souvent, en un retournement ironique de situation. En quelques pages, le sort des personnages est réglé : eux qui se croyaient maîtres de leur sort se voient placés en situation d’échec. Cohérente, l’œuvre de Thomas Ott l’est donc aussi en tant qu’elle constitue une variation sur une mécanique narrative qu’il affine, déplace, met en abyme, tissant des liens extrêmement puissants entre ses bandes dessinées.
Cette sujétion des récits à un schéma narratif rigoureux tient avant tout à la technique de la carte à gratter. Contrairement au dessin à l’encre ou au crayon, qui peut suivre les cheminements de l’imagination, la carte à gratter, ne serait-ce parce qu’elle est un travail lent et assez ingrat, suppose d’anticiper le dessin que l’on veut obtenir [2]. Le geste n’épousant pas le flux de la pensée, il y a, entre l’idée et sa réalisation, parfois des heures de travail pour un unique dessin. Thomas Ott reconnaît lui-même qu’il travaille lentement : sa production, peu abondante, tient environ à huit bandes dessinées sur trente ans, dont certaines font seulement quelques pages (en excluant, bien sûr, son travail d’illustrateur et de plasticien ainsi que les rééditions).


Mais c’est le lien entre l’absence de paroles et cette formule narrative matricielle qui doit nous intéresser. Le muet est « un registre d’expression que les dessinateurs choisissent en toute conscience pour produire certains effets qui ne pourraient être obtenus autrement » [3]. En effet, chez Thomas Ott, l’absence de paroles est un ressort expressif à part entière, utilisée pour générer des effets propres aux genres et aux registres dans lesquels s’ancre son œuvre. Mais le muet peut également en venir à questionner la façon dont une image, à partir de son simple aspect visuel, génère du récit. La mécanique du muet constituerait donc, outre une formule narrative efficace, une proposition réflexive.

Le récit à chute : silence et tension narrative


Sa matrice narrative, Thomas Ott la puise dans ses souvenirs de lectures qui, paradoxalement, sont « parlants ». Notre auteur a plusieurs fois reconnu l’influence majeure qu’avaient eu sur lui les rééditions des ouvrages d’EC Comics [4], Crime Suspensstories, Shock Suspenstories et Tales from the Crypt, des récits policiers, d’horreur et de suspense publiés en fascicules de 1949 à 1953. Le schéma narratif de ces comics, de huit pages chacun environ, repose sur le principe de la chute : une révélation ou un renversement de situation ironique du type « arroseur arrosé » viennent ponctuer la fin de chaque histoire, souvent dans un registre cru ou violent. Ce choc final est constitutif du pacte de lecture de ces comics, puisqu’une épigraphe, au début de chaque histoire des Shock Suspenstories, promet au lecteur qu’il sera surpris (« Préparez-vous au grand choc que vous réserve la fin de cette histoire » est une des formules récurrentes [5]).
Par l’ironie des titres (en anglais) et le lettrage des premières de couverture qui rappelle celui des Contes de la crypte, Thomas Ott rend directement hommage à ces comics, mais il en récupère surtout l’efficacité et la simplicité. Les anthologies que sont Tales of error, Greetings from Hellville et Dead End (publiées chez Édition Moderne et réunies pour l’essentiel dans R.I.P.) rassemblent de brèves histoires, avec des personnages caractérisés au minimum grâce au recours à des archétypes (la femme fatale vénale, le bandit, le soldat, l’ouvrier, le prophète, etc.), et investis immédiatement dans l’intrigue.

Ces lectures fondatrices sont aussi déterminantes pour les genres dans lesquels s’inscrit l’œuvre de Thomas Ott : polar et horreur pour l’essentiel, science-fiction et fantastique plus rarement. Ils font partie pour Thomas Ott d’un patrimoine commun aux lecteurs et sont « comme des contes : une base universelle dans laquelle tous les hommes se reconnaissent » [6], universalité que la forme muette, qui fait fi de Babel, leur rend bien. De fait, l’absence de bulles apparaît comme un choix très pertinent au vu de cet ancrage dans des genres sombres et violents.
Déjà parce que l’inscription de certaines histoires dans des contextes nocturnes [7], habituellement silencieux et empreints d’inquiétude (Dark Country, par exemple, se passe intégralement de nuit) est un facteur qui fait du « sans paroles » un choix vraisemblable et convaincant. Mais le muet, chez Thomas Ott, est presque un registre à part entière, qui s’entrelace étroitement aux thèmes que traitent ses intrigues. Celles-ci montrent un goût pour l’inquiétante étrangeté, pour des situations en apparence banales qui sont enclines à dégénérer : une simple bande de papier dans 73304-23-4153-6-96-8, une opération de chirurgie esthétique dans « A wrinkled tragedy » [8], ou une banale myopie dans Cinema Panopticum [9] font basculer l’histoire vers le chaos ou la monstruosité. Le malaise qui se dégage des intrigues est pour une bonne part tributaire du silence qui y règne, rien n’étant expliqué, commenté par des récitatifs ou des bulles qui rendraient compte des pensées ou des paroles des personnages. Ce silence, combiné à des éléments graphiques (petites vignettes et grandes marges noires, cadrages rapprochés, absence de lignes de fuite [10]) génère un sentiment d’oppression et d’effroi, qui ne ressort jamais mieux que lorsque les personnages poussent des cris (muets) d’horreur, qui ne les renvoient qu’à leur solitude.
Plus largement, c’est le suspense (hérité, comme leur nom l’indique, des Crime et des Shock Suspenstories) qui domine ces récits. Le suspense est un « effet de la mise en intrigue éprouvé lorsque l’interprète d’un récit est conduit à attendre et à anticiper un dénouement apparaissant comme incertain » [11]. Il marche ici main dans la main avec le silence. Vécu par les personnages autant que par le lecteur, il caractérise les moments où, comme le dit justement l’expression, on ne peut parler parce que l’on « retient son souffle ». L’attention des personnages est concentrée sur son objet au point que la parole devient superflue. Les bandes dessinées de Thomas Ott foisonnent de ces moments où la durée se ralentit pour exprimer au mieux la tension, comme dans cette scène de filature de 73304-23-4153-6-96-8 où c’est le déplacement du mystérieux personnage à lunettes qui génère la progression de l’action, entraînant le héros vers l’inconnu.

Un autre exemple se trouve dans cette scène de jeu extraite, elle aussi, de 73304-23-4153-6-96-8, où l’ellipse minimale entre les cases et l’alternance de gros plans sur les visages anxieux des personnages et sur la table de roulette traduit cette attente, finalement levée à la dernière case où le gros plan contribue à rendre outrancières les expressions de joie avide des joueurs.

Le muet est donc un choix profondément motivé au niveau narratif, qui souligne la capacité de l’image muette à générer des effets de tension… et à les résoudre. Ainsi, Thomas Ott clôt régulièrement ses récits les plus courts par une image choc qui vient mettre un terme à la tension que l’histoire avait instaurée. Dans de nombreux récits de R.I.P. (« A wrinkled tragedy » et « 10 », entres autres), l’image finale apporte un surprenant gain de sens à toute la trame en dévoilant un pan occulté de l’histoire. Le récit entier dépend de sa conclusion qui produira cet effet de « twist ». Là encore, Thomas Ott reprend un procédé récurrent des Shock Suspenstories que le muet vient renouveler et enrichir. Dans « The Hotel » [12], c’est un zoom arrière qui nous fait prendre conscience que le personnage principal, qui se croyait dans un hôtel, se trouve en fait dans un piège à humains placé dans sa cuisine par un cafard géant.

Il est clair que l’absence de bulles ajoute à l’impact de ces vignettes finales, qui jouent entièrement sur des effets visuels, notamment d’exhibition de la monstruosité. Elles sont d’ailleurs de taille imposante par rapport à celles qui les précèdent, occupant jusqu’à une pleine page comme dans l’exemple ci-dessus. Dans « The Experiment » [13], la mise en page contribue à l’effet de surprise : l’image finale est placée non pas en vis-à-vis de la planche précédente mais isolée, si bien qu’il faut tourner la page pour la voir. La dernière vignette de la première planche ci-dessous est un lieu de tension maximale où la révélation est imminente, le personnage étant sur le point de se regarder dans le miroir alors que le résultat des incisions pratiquées par le médecin n’était pas représenté dans les cases d’avant.


Ce recours à la chute caractérise de façon dominante les histoires courtes, où, sur le modèle du gag – qu’elles revisitent cependant à une échelle plus longue que celle du strip et dans des registres plus sombres – c’est « l’exhibition visuelle » qui est privilégiée, au détriment du « développement d’une action narrative » [14]. Cependant, Thomas Ott dit s’être peu à peu éloigné « de ce style d’histoires, simplement choquantes, avec une fin comme un sketch, une petite blague de chute » pour s’intéresser « à des histoires plus cauchemardesques, moins claires, plus abstraites », même s’il reconnaît qu’il reste « toujours ce ton, cette lumière » [15]. De fait, dans les récits plus longs que sont Cinema Panopticum, 73304-23-4153-6-96-8 et Dark Country, on retrouve ponctuellement, comme ont pu le montrer les exemples ci-dessus (Cinema Panopticum étant une collection d’histoires courtes enchâssées dans un récit cadre), les mêmes procédés de « tension – relâchement », ce qui contribue à faire de ces récits des page-turners aussi efficaces que les récits courts. Cela n’empêche pas le suspense de régner aussi à l’échelle du récit entier : beaucoup plus dilaté que dans les récits courts, il a tendance à se muer en une inquiétude latente.

Ces renversements de situation produisent des effets qui oscillent entre humour noir (pour les récits les moins cruels, comme « The Hook », où une Faucheuse part à la pêche mortelle aux chapeaux armée d’une canne à pêche) et ironie grinçante, beaucoup plus critique (le tueur à gages de « Washing Day », qui finit assassiné par sa cible de façon particulièrement retorse, comme s’il était puni de ses intentions) [16]. C’est de toute façon un rire froid qui accompagne les fins de récits, car nous sommes loin de l’insensibilité supposée du comique [17].
Les ouvrages de Thomas Ott dépeignent un monde instable, par rapport auquel les personnages sont en défaut. Toute réussite n’y est que provisoire : les gagnants deviennent inéluctablement des perdants, les bourreaux, des victimes. Pour gagner quelque chose, il faut toujours laisser une part de soi-même (dans Cinema Panopticum, on ne soigne une myopie qu’à condition de devenir un monstre). De même, quand un personnage croit trouver un « sens » à la vie, qui pourrait venir neutraliser le hasard – c’est tout l’enjeu de 73304-23-4153-6-96-8, où un homme constate que les chiffres qui l’entourent se répètent selon le nombre précédemment cité – les choses se dérobent et c’est le monde qui change quand les chiffres restent, eux, stables. Jusque dans ses tentatives de suicide, un personnage peut rencontrer la résistance des circonstances (« Good Bye ! » [18]). Une mécanique souple et diabolique est à l’œuvre dans la quasi totalité des intrigues : inévitablement, à la façon d’un « running gag » grinçant, le sort l’emporte sur les certitudes et les projets des personnages.

L’absence de bulles rend particulièrement prégnante cette torsion des situations et en exacerbe l’ironie. Comme le dit Thomas Ott, ses histoires « fonctionnent comme une spirale descendante. Dès la première image, on sait que tout va aller de travers et qu’on ne pourra pas briser ce cercle vicieux. On va être entraîné sans arrêt vers le fond. » [19] Or, la visualité pure exacerbe le déroulement implacable et inéluctable des évènements et traduit l’impassibilité de ce monde opaque, sans lois autres lois fiables que celles du retour de bâton.

Une mécanique critique : la visualité exacerbée

Le choix de faire de la bande dessinée muette dans un contexte européen postérieur à Arzach (que Thomas Ott a découvert quand il était étudiant aux Arts décoratifs dans les années 1980 [20]) ancre son œuvre du côté de la bande dessinée d’auteur. Son travail est essentiellement solitaire, lent, loin du rythme de production des comics américains, pour lesquels la division des tâches a d’ailleurs pu être un frein à l’émergence de formes muettes [21]. Cet ancrage se lit également dans le parcours éditorial des ouvrages de Thomas Ott : en Suisse, ils sont publiés par Édition Moderne, une maison suisse alémanique indépendante, crée dans les années 1980 par David Basler [22]. En France, c’est L’Association qui s’en charge depuis 2008 (à l’exception de Dark Country, publié chez L’Apocalypse en 2013, une maison également indépendante créée par J C Menu après son départ de L’Association) : les ouvrages qui en sortent sont des objets élégants, imprimés sur un papier épais et dans un format original. Le positionnement de L’Association, soucieuse de la légitimité du médium et exigeante quant aux travaux qu’elle publie, place notre auteur du côté d’une bande dessinée désireuse d’explorer ses propres potentialités, en l’occurrence, pour la bande dessinée muette, celle de l’image.

Cette mise en avant de la visualité, inhérente au muet, est bel et bien prégnante chez Thomas Ott et même figurée à l’intérieur des récits. Innombrables sont les cases où les personnages sont en position de spectateurs terrifiés ou attentifs. Comme on l’a vu dans les exemples précédents, cette fascination qu’ils éprouvent pour leur objet neutralise, de façon vraisemblable, tout dialogue. Dans le cadre des effets de suspense, elle les place dans l’attente que se dévoile une vision effrayante, comme si le récit n’avait finalement pour fonction que de préparer l’exhibition d’images à charge émotionnelle forte. Il arrive aussi, comme dans cet exemple tiré de Cinema Panopticum, que l’objet de la vision ne soit même pas représenté : c’est alors au visage horrifié du personnage de faire figurer, en creux, l’impact suscité.

À l’inverse, certains récits de Thomas Ott usent à ce point de « l’image choc » qu’elle n’a même plus pour fonction de ponctuer la fin de l’histoire, donc, d’être attendue, mais qu’elle en constitue la trame toute entière. « 10 ways to kill your husband » ou « Buddy goes bloody » [23] sont des juxtapositions de scènes de meurtres inventifs. Le suspense disparaît au profit d’une succession de cases-tableaux, à l’impact aussi violent que les gestes du personnage, le silence rehaussant la force de sidération de ces images.

De façon mimétique, le lecteur est lui aussi dominé par cette « pulsion scopique » qui travaille les personnages. Quel que soit son usage, l’image muette contribue à faire du lecteur un observateur qui accorde la totalité de son attention à l’image. Or, les récits au long cours que sont 73304-23-4153-6-96-8, Dark Country, et de façon moins directe, Cinema Panopticum, ne se contentent pas d’user du poids narratif de l’image muette : ils la surinvestissent d’une façon qu’elle ne saurait se faire oublier et qu’elle met à l’épreuve cette faculté d’observation du lecteur.
Comme on l’a suggéré, les récits longs de Thomas Ott utilisent la matrice des récits courts à une autre échelle. Ils font du retournement de situation non pas tant une surprise que la résultante d’une longue suite d’actions. Si cela dilue la puissance de l’effet ironique, les récits y gagnent en complexité. Les retournements de situation de Cinema Panopticum, Dark Country et 73304-23-4153-6-96-8 se font ainsi à 360°, ces récits étant construits sur un principe de boucle particulièrement élaboré.
Ce schéma narratif se trouve déjà en germe dans « The Millionairs », un récit de longueur moyenne publié dans Dead End puis dans R.I.P. Les personnages passent leur temps à se dérober une valise pleine de billets en s’assassinant les uns les autres. Cinq propriétaires éphémères de la valise se succèdent : l’ironie de l’histoire sera que le dernier personnage mourra de façon identique au premier, dans un accident de voiture. Tout se passe comme si l’on était revenu au point de départ.
Cette narration en boucle, 73304-23-4153-6-96-8 la reprendra à sa façon. Au début de l’histoire, un bourreau actionne la commande d’une chaise électrique. À la fin, après de longues péripéties, il se retrouvera à la place du condamné. La permutation est plus retorse dans Dark Country : le conducteur du début, qui renverse un homme sur la route et qui le recueille, en sang, dans sa voiture, deviendra à la fin, celui que l’on renverse et que l’on recueille dans le même état… Dans Cinema Panopticum, suite d’histoires enchâssées projetées sous les yeux d’une petite fille spectatrice, les titres sont figurés sous la forme d’intertitres qui ne sont pas sans rappeler les cartons du cinéma muet (ce que nous suggère le titre de l’ouvrage). Mais lorsqu’elle lance le dernier film, « The Girl », un lecteur attentif se souvient que nous avons déjà vu ce carton, tout au début de l’histoire, d’où l’effroi qu’éprouve la petite fille à regarder sa propre histoire. De spectatrice, elle est devenue objet de spectacle et ce qui se donnait pour une histoire encadrante, celle d’une petite fille qui se promène dans une foire, devient une histoire enchâssée.

Tous ces récits fonctionnent donc sur des effets qui n’ont pas seulement pour visée de raconter une histoire complexe avec un chassé-croisé de personnages, mais de bouleverser des conventions de la narration, à savoir la linéarité de l’intrigue et sa logique [24]. Dans Cinema Panopticum, ce sont les niveaux de représentation qui se télescopent, des petits films à l’espace de la fête foraine. Dans Dark Country, les contradictions du récit sont encore plus flagrantes. À la fin, le personnage initial (A) se fait renverser par une voiture, dont le conducteur (C) le recueille sur sa banquette arrière. Or, au début de l’histoire, ce personnage initial (A) avait lui-même renversé et recueilli dans sa voiture un accidenté qu’il avait renversé (B). Dans les dernières pages du récit, la situation de fin se confond avec celle du début au point que le personnage initial (A), défiguré, est maintenant semblable à l’accidenté (B). Le plus troublant est que le conducteur final (C) ressemble furieusement au conducteur initial (B). Dans cette fin, tout se passe donc comme si le personnage initial (A) figurait deux fois dans l’image, sous l’aspect de l’accidenté qu’il est devenu et du conducteur qu’il n’est plus. L’intrigue est poussée vers un fantastique subtil sur lequel le récit n’épilogue jamais, puisque c’est toujours dans la chute que ces entorses à l’enchaînement logique des évènements se dévoilent de façon flagrante.

L’image a bien sûr un rôle crucial à jouer dans ces récits de l’éternel retour, car c’est par elle que naissent les effets de boucle. C’est tout un réseau qui lie les cases à plusieurs pages de distance [25]. Cette prégnance de la visualité a donc une grande capacité productrice : un récit tout entier s’engendre de façon minimaliste à partir de quelques cases qui en génèrent d’autres, fortement ressemblantes [26].
Par exemple, dans Cinema Panopticum, tous les protagonistes des films à venir sont discrètement disséminés dans la fête foraine que traverse la petite fille, ce qui annonce la porosité entre les espaces de représentation dont la fin de l’histoire sera l’illustration. Dans 73304-23-4153-6-96-8, ce sont les reprises de cadrages et de formats qui rendent flagrant le retour de certaines cases, même si celles-ci comportent des éléments de variation. Dans Dark Country, les reprises d’images vont plus loin. L’effet de collusion entre les personnages expliqué plus haut se traduit par une planche (celle de droite ci-dessous) qui est presque la copie d’une planche précédente (celle de gauche), même si des différences de détail subsistent. Surtout, la taille de la dernière vignette de gauche fait primer l’effet d’horreur de la vision sur la continuité de l’action (il s’agit de l’avant dernière case de la bande dessinée).

La boucle est, dans ce cas-là, quasiment parfaite. Le paradoxe temporel de Dark Country, davantage encore que dans les autres récits, met l’image au cœur de sa démarche, lui assignant le rôle de produire un déjà-vu très poussé qu’il échoit au lecteur de remarquer.

Enfin, la capacité réflexive des bandes dessinées muettes de Thomas Ott peut aussi se porter vers le médium lui-même, c’est-à-dire les modalités de fonctionnement qu’on associe traditionnellement à ce registre d’expression. Parmi eux, se trouve la figuration de la durée qui, pour Benoît Peeters, peut être problématique tant elle serait facilement susceptible de verser dans la « linguistique visuelle », via le recours appuyé à des signes comme les horloges ou les montres pour donner, faute de textes, des indications temporelles [27].
Il faut préciser que, si les bandes dessinées de Thomas Ott sont dépourvues de bulles, elles ne sont pas sans traces écrites, dont elles font un usage important : journaux, enseignes, affiches, livres, disques, mais aussi chiffres et nombres (numéros de rues, de bus, de loterie) sont autant d’objets de ce monde imaginaire qui signifient par le biais de l’écrit. Ces traces ont avant tout un rôle narratif (un journal peut venir informer un personnage sur un événement passé, comme dans 73304-23-4153-6-96-8), ou plus généralement signifiant (le nom du petit chien Lucky de 73304-23-4153-6-96-8 résonne fortement dans une intrigue qui interroge le hasard) ou ironique (le myope de Cinema Panopticum écoute les disques de George Shearing, célèbre pianiste aveugle ; le couple de 73304-23-4153-6-96-8 se rend dans un bar où joue le « Dr Moebius Octet »). Elles contribuent aussi à donner une coloration géographique et culturelle aux récits : on se trouve dans un univers anglophone, la plupart du temps nord-américain (diners, motels, villes identifiables comme Las Vegas…) Mais le rôle de ces traces écrites peut être davantage travaillé.
_ Comme on l’a dit, 73304-23-4153-6-96-8 raconte comment un personnage trouve une suite de chiffres sur un bout de papier et se rend compte que cette suite se répète inlassablement dans tous les éléments qui l’entourent : numéro de bus, chiffres qui sortent à la roulette, mais aussi heure et date du jour. Des éléments anodins, qui n’ont habituellement pour fonction que d’inscrire le récit dans une durée et un rythme, se retrouvent comme piégés : loin de l’arbitraire et de la lourdeur dont on pouvait les accuser, ils sont nécessaires voire diaboliques, en ce qu’ils expriment une répétition inéluctable qui aura raison du personnage. On le voit ici avec l’heure du réveil (7 : 33, comme le début du nombre) ou, plus tragique, l’heure à laquelle il sera exécuté, huit heures, comme le chiffre final de la suite. Il ne s’agit donc pas de pallier l’absence de paroles par des signes appuyés mais de les retourner contre le personnage.

Des effets similaires sont perceptibles au niveau des titres de ces récits longs. Il faut rappeler que le titre constitue « cet irréductible champ des mots dans une bande dessinée muette » [28] qui, pour les besoins de sa commercialisation, est contrainte d’y avoir recours. Si celui de Dark Country est conventionnel (sans doute parce que Thomas Ott a travaillé à partir d’un scénario de Tab Murphy qui a également donné naissance à un film du même nom) et évoque le cadre et l’atmosphère de l’action (une route californienne de nuit), 73304-23-4153-6-96-8 et Cinema Panopticum sont davantage remotivés et engagés, à leur façon, dans la contrainte de l’absence de paroles.
73304-23-4153-6-96-8 « résout avec brio la problématique du titre » [29], en ayant recours à un titre entièrement constitué de chiffres et de nombres (réussite que des éditeurs étrangers atténueront, sans doute pour des raisons pratiques, en ajoutant une paraphrase au-dessus du nombre), un titre lisible dans toutes les langues et qui ne dit rien. Mais ce titre est une réussite à un autre niveau : il est moins un élément qui permet de se faire une idée du contenu de l’intrigue qu’une figuration énigmatique de sa structure narrative et de sa logique de progression. Le squelette narratif sera en effet constamment rattaché aux chiffres, que le personnage retrouvera sur le papier qui les figure ainsi que dans tout son environnement. La suite de chiffres est d’ailleurs figurée à chaque page au dessus des cases, de façon à ce que le lecteur puisse s’y reporter pour vérifier la concordance qui s’applique avec le monde des personnages. Cet impératif du retour des chiffres fait presque figure de contrainte supplémentaire (en plus du muet) pour l’auteur. Le décor, notamment, est largement remotivé, gagné par cette inquiétante étrangeté du nombre fatidique (cela va du numéro tatoué dans l’oreille d’un chien au nombre de cornichons ou de frites dans un burger). Le récit entier comportera, lui, huit chapitres, comme le chiffre final du nombre qui évoque d’ailleurs le symbole de l’infini, de l’éternel retour qui régit ce récit, le bourreau initial devenant victime finale.
Le titre de Cinema panopticum est quant à lui constitué de mots, même si le caractère universel du mot « cinéma » peut en gommer l’aspect relatif. Mais, avec son œil bordé de faisceaux, son listel et ses lettres grattées, il est surtout éminemment graphique, titre-image, placé sous l’égide du visible plus que du lisible, une impression confirmée par l’image placée au dessous, celle d’une petit fille glissant un œil entre deux pans de rideau. Cinema Panopticum est également un titre thématique qui désigne le lieu de projection où la petite fille ira regarder des films. Mais, par un jeu d’imprégnation de ce seuil par la fiction, c’est la bande dessinée elle-même qui tend à se muer en un espace de spectacles, en l’occurrence, de récits enchâssés. La quatrième de couverture figure, de façon assez ironique, une fente (identique à celle où, dans l’histoire, la petite fille introduira de l’argent pour pouvoir regarder les films) et tout près, le prix de la bande dessinée, dont nous lecteurs devrons nous délester pour la lire. Dès le titre, nous sommes entraînés non seulement vers l’image pure mais aussi vers le jeu réflexif dont ce récit est le cadre.

En s’inscrivant dans une pratique réputée expérimentale, à la lisière d’une bande dessinée mainstream détachée de cette tradition muette, Thomas Ott demeure un « inclassable » de la bande dessinée sans paroles (d’ailleurs toujours « hors collection » dans le catalogue de L’Association). Sa pratique d’un registre d’expression pointu ne l’a jamais poussé à se défaire de l’efficacité des trames narratives, au contraire : le silence en fait toute l’originalité, contribuant à leur sobriété glaçante et cruelle. Peut-être exacerbe t-il aussi la beauté plastique des cases. La carte à gratter, apparentée à la gravure, se prête mal à l’inscription linguistique [30], d’autant moins chez Thomas Ott qui aime détailler ses images et les saturer entièrement de petites incisions. L’intégrité des cases, qu’aucune incrustation de bulles ou même de traits de mouvement ne vient perturber, tend à générer l’impression que nous avons affaire à des images que l’on peut contempler pour elles-mêmes, impression criante lorsque ses planches sont exposées dans des galeries ou des expositions. Dès Tales of error, Ott joue d’ailleurs de la labilité entre image narrative et non narrative, un pont facilité par l’absence de paroles : entre chaque histoire, il insère des portraits de personnages inquiétants, qui n’ont aucun lien avec les récits. Les pleines pages qui closent les chapitres de ses ouvrages ainsi que la largeur des marges noires participent elles aussi de la mise en valeur de la sombre beauté de ces cases.

Marion Lejeune

[1] Cf. Thierry Groensteen, « Sans paroles », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, Neuvièmeart2.0., URL : sans paroles

[2] Reportage sur Thomas Ott, Arte journal du 10 juin 2010. URL : https://www.youtube.com/watch?v=U_clz5yMFY8

[3] Thierry Groensteen, art.cit.

[4] Cf. Thomas Ott, t.o.t.t., Zürich, Moderne, 2003, non paginé.

[5] William Gaines et al., Shock Suspenstories, tome 1, Talence, Akiléos, 2014.

[6] Thomas Ott, t.o.t.t., op.cit., non paginé.

[7] Jessie Bi, « La bande dessinée muette », en ligne sur du9. URL : http://www.du9.org/dossier/bande-dessinee-muette-9-la/

[8] Thomas Ott, R.I.P., op.cit. p. 18-26.

[9] Thomas Ott, Cinema Panopticum, op.cit., p. 61-76.

[10] Christophe Dony, « L’image a la parole », in Erwin Dejasse, Tanguy Habrand et Gert Meesers, (dir.), L’Association. Une utopie éditoriale et esthétique, Bruxelles, Impressions nouvelles, 2011.

[11] Raphaël Baroni, « Le suspens dans le feuilleton littéraire et dans la bande dessinée », in P. Kaenel et G. Lugrin (dir.), Bédé, ciné, pub et art : d’un média à l’autre, Lausanne, UNIL, 2007, p. 142.

[12] Thomas Ott, Cinema Panopticum, op.cit., p. 33-34.

[13Ibid., p. 75-76.

[14] Thierry Smolderen, Naissances de la bande dessinée, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2009, p. 100.

[15] Interview de Thomas Ott par Arno Guillou dans L’Œil électrique No.15. En ligne. URL : http://oeil.electrique.free.fr/article.php?numero=15&articleid=64.

[16] Thomas Ott, R.I.P., op.cit., p. 183-186 et p. 136-151.

[17] Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Presses universitaires de France, p. 3.

[18] Thomas Ott, R.I.P., op.cit., p. 61-72.

[19] Thomas Ott, t.o.t.t., op.cit., non paginé.

[20] Interview de Thomas Ott dans L’Œil électrique, op.cit.

[21] Jessie Bi, « La bande dessinée muette », op. cit. URL : http://www.du9.org/dossier/bande-dessinee-muette-2-la/

[22] Entretien de Voitachewski avec David Basler, en ligne sur du9. URL : http://www.du9.org/entretien/david-basler/

[23] Thomas Ott, R.I.P., op.cit., p. 39-44 et p. 46-47.

[24] Cf. Christophe Dony, art.cit., p. 144.

[25] Cf. Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, PUF, 1999, p. 186.

[26] Marion Lejeune, « Les reprises dans les bandes dessinées sans paroles », in Henri Garric (dir.), L’Engendrement des images en bande dessinée, Tours, PUFR, 2014.

[27] Benoît Peeters, Case, planche, récit : comment lire la bande dessinée, Paris, Flammarion, 1998, p. 89.

[28] Jessie Bi, « 73304-23-4153-6-96-8 de Thomas Ott », en ligne sur le site du9. URL : http://www.du9.org/chronique/73304-23-4153-6-96-8/

[29Ibid.

[30] Thierry Groensteen, « Histoire de la bande dessinée muette » (deuxième partie), in 9e art No.3, Angoulême, C.N.B.D.I., 1998, p. 99. Repris dans le présent dossier en ligne.