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sibylline : gudu s’évade

Sibylline : « Gudu s’évade », planche 11 | scénario de Deliège | encre de Chine et crayon graphite | 50,4 x 40,3 cm | paru dans Spirou No.1848, le 13 septembre 1973 | Repris dans le volume 2 de l’Intégrale Sibylline, Casterman, 2012 | Inv. 90.14.5

[Septembre 2015]

Ici, pas de Sibylline. Pas de guerre entre les gentilles souris et les méchants rats noirs. Le héros de cette histoire est Flouzemaker, brocanteur de son état, un des « bons » en temps normal. Mais son seul objectif est désormais de faire croire à la disparition du pirate Gudu, qu’il cache en réalité chez lui en attendant de pouvoir revendiquer la prime de sa capture, aux dépens des économies de tous ses concitoyens.

Le cynisme de cette intrigue (d)étonne, comparé au dessin bonhomme de Macherot, qui va jusqu’à attribuer à tous les personnages de la planche le même sourire béat. C’est aussi que le scénario est signé par Paul Deliège, plus terre-à-terre, et toujours attiré par les antihéros. Après une dépression grave dont il ne sort que progressivement, Macherot a recours à des comparses pour raviver sa flamme créative. Débarrassé des affres de la recherche d’idées, il peut ainsi donner le meilleur de lui-même dans la représentation de son univers bucolique.

Le lecteur profite donc d’une riante campagne, aux décors minutieux, une ferme sereine dans le lointain, l’éternel papillon voletant délicatement dans le vent. Deux plans d’ensemble permettent d’unir l’eau, le ciel et la terre, l’horizon au bord de la rivière dominé par un joyeux nuage. Le personnage de Flouzemaker semble plaire au dessinateur. Alors que Gudu ou le hérisson brigadier Verboten sont poussés dans le coin des vignettes, presque cachés, le corbeau donne lieu à une série de poses sans cesse renouvelées, cachant sa clé, mains derrière le dos ou fermant sa porte. Surtout, Flouzemaker permet à Macherot de célébrer son goût pour le noir. Dans cette planche, il ne perd pas une occasion de rajouter des ombres et des hachures, marquant ainsi les gouttières entre et à l’intérieur des strips. Dans une œuvre prévue pour la couleur, on peut noter la belle tenue de ce noir et blanc, digne de son admiration pour Milton Caniff et pour Hokusai.

Il semble bel et bien que l’homme vive en paix avec la nature. L’homme, en l’occurrence, n’est d’ailleurs qu’un animal, car Flouzemaker est plus loin que jamais de ses origines : outre ses vêtements et son cigare, voilà qu’il marche au lieu de voler. Le décor surtout s’est presque mis à son échelle, en particulier le chemin et la palissade de l’avant-dernière vignette.

Signe récurrent dans la composition, la maison de Flouzemaker est l’incarnation de cette symbiose. Nous y pénétrons en visiteurs indiscrets, grâce à un plan-coupe dans le tronc en première vignette, et nous y restons en spectateurs curieux, le temps de plusieurs plans rapprochés, pourtant rares chez Macherot. Nous le voyons encore au moment d’en sortir, à la septième vignette. Cet antre complice, qui serait en dehors de la nature à en croire les dialogues de la cinquième case, n’est pourtant qu’un arbre. La civilisation retrouve sa place à l’intérieur du bois. Mieux, elle est en bois : le coffre, l’échelle, la chaise, la porte et la fenêtre reproduisent le même matériau dans sa composante fonctionnelle.

L’obscurité joue alors deux rôles : offrir un intérieur feutré, rassurant, mais aussi rappeler le secret propre à toute machination. Le prisonnier Gudu est doublement caché, comme une poupée russe, dans le coffre et sous l’écorce. À travers lui, l’argent se dissimule dans la forêt – argent qui, au bosquet joyeux, se décline en noisettes, comme nous le rappelle la dernière vignette. Le grand arbre, après avoir été transformé en chambre, reprend ainsi sa fonction première en dépit de toutes les machinations de la société.

Cette jolie parabole ramène l’homme à la nature. Macherot n’a jamais pu se contenter de sa réputation de dessinateur champêtre, et il a toujours cherché d’autres univers pour exprimer une inspiration protéiforme : les gratte-ciel de Clifton, les scénarios oniriques d’Isabelle, la parodie qu’est Chaminou et les sortilèges horrifiques des dernières années de Sibylline ; mais en revenant toujours à la campagne, il a fini par relier solidement l’humanité calculatrice et le panorama des prés. Bien loin des industries comme des utopies des années 1970, il présente un retour à l’énergie primitive du contact avec la terre.

Clément Lemoine