Consulter Neuvième Art la revue

un art adulte,
c’est-à-dire en situation de risque

Pierre Fresnault-Deruelle

[Juillet 2015]

Le No.292 de la Nouvelle Revue Française (janvier 2010) offrait un dossier sur la bande dessinée, étonnant à plus d’un égard. La revue ne s’est pas moquée du monde (le pouvait-elle ?), comme ne s’était pas moqué du monde, cinq ans plus tôt, Art Press avec son numéro spécial Bandes d’auteurs (1). A la différence, toutefois, du magazine dédié à l’art contemporain, la revue de la maison Gallimard n’a pas voulu expressément « annoncer la couleur ».

« Etre artiste, c’est accepter le malaise. »
Blutch

En première de couverture, une petite photo d’Albert Camus empêchait, sans doute, que la Littérature soit explicitement flanquée d’une rubrique consacrée à ce qui fut longtemps considéré comme de la para-littérature. Le menu du dossier, rélégué en 4e de couverture, semble dire ainsi la réticence qu’il a fallu vaincre pour que, dans cet organe-phare de la République des Lettres, la bande dessinée ait droit de cité [1].

Ceci modulant de cela, reconnaissons en passant que l’université, malgré sa légendaire frilosité, publie, depuis plusieurs décennies, des études consacrées à la narration figurative moderne. Et que, faisant suite à des travaux de sciences humaines (histoire, sociologie, médiologie ou sémiologie), les enseignants chercheurs écrivent désormais des textes de nature esthétique sur ce qu’il est convenu d’appeler le Neuvième Art. Signe des temps, il n’est plus incongru de parler d’« œuvres » et d’« artistes » lorsqu’il est question d’Art Spiegelman ou de Chris Ware, d’Enki Bilal ou de Marc-Antoine Matthieu [2].

Le texte d’introduction de Claude Quillien présente à « l’honnête homme » d’aujourd’hui (supposé exister à côté des cercles spécialisés et en marge de la grande masse des lecteurs de BD) un panorama de la narration figurative francophone contemporaine, qu’il fait pertinemment commencer avec les années 70. Les premiers grands contributeurs d’après guerre – les journaux Tintin, Spirou et Vaillant, etc. – suivis, dans les années 60 par l’hebdomadaire Pilote, ne sont cités que pour être « remis à leur place », c’est-à-dire signalés comme les matrices d’une future bande dessinée adulte dont les auteurs, agrégés ou non en courants, sont publiés par (À Suivre), Métal hurlant, Charlie ou Fluide glacial. Ces supports de seconde génération vont générer des albums de toutes sortes, parfois déconcertants pour qui cherche à ranger en catégories claires les œuvres publiées. Où, chez un libraire, l’Ici même de Tardi et Forest peut-il trouver sa place ? Fait-il même partie de la même immense galaxie que les albums de 48 pages, cartonnés couleurs (48CC) fabriqués à la chaîne, dont l’extrême banalité attirera les foudres joyeusement vachardes de Jean-Christophe Menu (Plates-bandes) ? Les nouveaux découvreurs qui, à force de courage et de persévérance, deviendront L’Association, Vertige Graphic, Les Requins Marteaux, ou Rackham, mais aussi les maisons ayant pignon sur rue comme Casterman, Dupuis, Delcourt, Denoël, Futuropolis ou… Gallimard promeuvent ces créateurs que vont devenir Marjane Satrapi, Emmanuel Guibert, ou David B.

Le texte Christophe Quillien précède une série d’interviews d’auteurs dont les propos, qui font leur part à la littérature et à l’art en général, ne peuvent (nous en faisons l’hypothèse) que surprendre « l’honnête lecteur » évoqué plus haut. Si l’art appelle l’art, si la réflexion sous-tend ou prolonge l’écriture (au sens large), alors il coule de source (mais cela va mieux en le disant) que, cherchant des points de comparaison chez leurs maîtres, les cartoonists d’aujourd’hui citent Sempé, François Truffaut ou Alain Cavalier, mais aussi, Jorge-Luis Borgès, André Hardellet ou Dashiell Hammet, Antonio Lobo Antunès, Giorgio Manganelli ou Pierre Michon (on excusera du peu).
Le dossier se répartit en plusieurs sections qui voient échanger Philippe Djian et Jean-Philippe Peyraud sur l’adaptation, Alain David nous entretenir de la narration figurative au service de l’enquête et du témoignage, Etienne Davodeau parler des Histoires de l’Histoire. À quoi s’ajoutent une conversation avec José Munoz, menée par Christophe Quillien, un entretien croisé de Pierre Senges et Nicolas de Crécy, un échange entre José-Louis Bocquet et Blutch, ainsi qu’un dialogue entre Philippe Dupuy et Charles Berberian.

Tardi d’après Manchette, Le Petit Bleu de la côte ouest.

Mais c’est d’abord avec le témoignage de Tardi, recueilli par Christophe Quillien et Michel Braudeau, que s’ouvre ce dossier : passionnant échange avec l’auteur de C’était la guerre des tranchées, qui nous conte sa visite à Meudon chez la veuve de Céline, au moment d’illustrer, chez Gallimard, Voyage au bout de la nuit. Les propos du père de Polonius sont précieux pour qui cherche à comprendre ce que sont l’adaptation et l’illustration en regard de ce qu’est la narration figurative stricto sensu. Cette problématique, abordée en 1998, lors du colloque de Cerisy La Transécriture (NotaBene/CNBDI, sous la direction d’André Gaudreault et de Thierry Groensteen) trouve ici un heureux prolongement où se dégagent à la fois une poétique et une poïétique du Neuvième Art [3] que la critique, à l’époque, aurait aimé avoir su formuler.

Cette problématique de l’adaptation − importante désormais − est également au centre de l’échange qui s’opère entre Philippe Djian et Jean-Philippe Peyraud (dessinateur) qui pense que les similitudes sont plus nombreuses entre la bande dessinée et le théâtre qu’avec le cinéma : ce que la critique a parfois subodoré en dépit des analyses qui, longtemps, se sont concentrées sur l’apport (incontestable) du Septième Art à la bande dessinée. Jean-Philippe Peyraud, particulièrement sensible à l’économie des dialogues, voit dans la narration figurative des sortes de didascalies figurées en regard desquelles les huis-clos sont particulièrement propices à la création de situations fortes (comment ne pas songer à la pièce éponyme de Sartre ?).

Les textes d’Alain David et d’Etienne Davodeau sur la bande dessinée de reportage revêtent dans ce dossier une place particulière, qui voit les auteurs traiter d’un sujet tout à la fois nouveau et paradoxal. Alain David parle de Davodeau (Rural, Les Mauvaises Gens), de Guy Delisle (Shenzen) et surtout de Joe Sacco qui, avec Gaza 1956, en marge de l’histoire, prouve, à la suite de l’extraordinaire Maus d’Art Spiegelman (prix Pulitzer 1992), que la bande dessinée a toute sa place au sein des médias d’information. Dans le texte qui suit, Davodeau (qui sait de quoi il retourne) explique comment la narration figurative, le plus souvent « autiste vis-à-vis du réel », se voit soudain percutée en plein vol par l’Histoire et/ou l’autobiographie. Il étudie, lui aussi, le livre sur Gaza qui, courant sur près de quatre cents pages (!), ne constitue pas un ouvrage sur l’enclave palestienne, mais un livre « à » Gaza, tant est dense le réseau des questionnements de l’auteur qui cherche à atteindre, par-delà l’amertume, la fatigue et la désespérance du peuple gazaoui, la vérité de sa souffrance. Et Davodeau d’affirmer sans crainte d’être contredit, que seule à la technique « bédéistique » de Joe Sacco pouvait atteindre son objet. Un medium intrusif comme la video − le reporter fût-il le plus respectueux du monde − n’aurait jamais pu atteindre, pense-t-il, à la bouleversante vérité de ce récit fait de mille témoignages entrecroisés, cela malgré les contradictions observées dans le rendu des témoignages, pour ne rien dire du brouillage résultant des « subjectivités sollicitées ». Ainsi, la recherche hasardeuse de témoins (…), et « ces errements qui pourraient être hâtivement considérées comme une des limites restrictives de son travail, en deviennent, au contraire, l’un de ses principaux atouts ».

Joe Sacco, Gaza 1956, en marge de l’histoire.

Au cours de leur discussion, l’écrivain Pierre Senges et le dessinateur Nicolas de Crécy abordent les conditions-mêmes de la création (la poïétique), échange où l’auteur de Période glacière (la redécouverte archéologique du Louvre par grand froid) nous entretient de la germination du récit (ou plutôt de l’émergence de sa possibilité). C’est en cherchant du liant (et du lien) entre les formes advenues sur son papier que l’artiste avoue rechercher des situations où peut s’établir un dialogue : ce qu’il aime par-dessus tout. Nul doute qu’en ces circonstances se trouve l’une des clefs de la création dont la raison première consiste à ordonner, à partir d’un chaos premier, trouvé ou provoqué, un début de système de répons ou de correspondances laissant à penser qu’une voie vers l’universus reste possible. De son côté, Pierre Senges admet volontiers qu’à de certains moments, chez lui, la « récitation » peut naître de la recherche d’une cohérence (sinon d’une cohésion) entre les dessins quasi erratiques qu’on peut lui présenter. S’adressant à de Crécy, il reconnaît que son travail peut ressembler à la manière de procéder de son interlocuteur. Parlant des ébauches des Carnets de Gordon McGuffin, Senges dit avoir essayé « de trouver à quel personnage et à quel univers pouvaient renvoyer des dessins aussi différents les uns des autres » que ceux qui lui étaient montrés. Ainsi, sommes-nous introduits là où, pour l’écrivain, se trafiquent les effets de sens, comme justifiés, après coup, par la production d’un scénario dont on a compris que tous les prétextes étaient bons pour le justifier comme tel [4].

Ce dialogue (parfois trop allusif) entre les deux créateurs est d’une exceptionnelle richesse : nous assistons à la formulation de remarques rendues possible grâce au climat de complicité qui règne entre les deux hommes, contents d’échanger sur leur expérience commune – la création artistique – telle qu’elle s’accomplit chez chacun d’entre eux. Tout se passe comme si les deux hommes s’interviewaient à tour de rôle, heureux de découvrir qu’en travaillant sur des matériaux spécifiques (le dessin, l’écriture) des procédures leur étaient communes. Pierre Senges note ainsi que de Crécy ne fait pas de crayonnés, mais des dessins relativement élaborés qu’il va ensuite tenter d’agréger, tandis que lui, de son côté, tente de faire des phrases (assez longues) sans rature, ni repentirs pour les inscrire, ensuite, dans un discursus dont il guette les prodomes. Métier difficile que le sien, qui consiste à faire « le funambule », c’est-à-dire, côtoyant des précipices (ce que Nabokov nomme les lieux communs consensuels), à avancer sur la corde de l’écriture, dont il est évident pour lui qu’elle ne dépend que du style, à savoir le contraire de ce que l’on pourrait nommer l’élégance ou, selon ses dires, « l’ornementation ».

Pierre Senges et Nicolas de Crécy,
Les Carnets de Gordon McGuffin.

Nous sommes au cœur du sujet lorsque Philippe de Crécy et Pierre Senges abordent leur façon de vivre leur travail. Chez le dessinateur, le bon régime de création consiste à se situer à mi-chemin du contrôle graphique et du relâchement, ce moment où « il laisse filer la plume ». De Crécy dit aimer ces moments − quand il lui semble « faire la sieste » − où « le réel doit nourrir l’esprit qui n’est plus sous le contrôle de la conscience et pendant lesquels la force de l’habitude du dessin (le) fait tenir techniquement (alors que son) esprit s’échappe ». Le propos de Philippe Quillien est éclairant : nous sommes aux antipodes de la bande dessinée classique (à savoir de ces récits aux codes si prégnants, si prévisibles consistant à dérouler des unités commerciales de narration) où les dangers menaçant les héros masquent les risques réels encourus par les auteurs, condamnés, faute de pouvoir s’étonner eux-mêmes, à subir les servitudes de la répétition, de l’ennui, et l’usure d’un métier potentiellement aliénant. Ce dont parle également Blutch (dans le texte d’après) lorsqu’il énonce cette vérité longtemps informulable, selon laquelle un artiste (en l’occurrence un auteur de bandes dessinées digne de ce nom) doit « accepter le malaise » et l’incertitude. On mesure par parenthèse la belle constance d’un Schulz qui, avec les Peanuts, sut faire rêver les lecteurs des dizaines d’années durant ou bien encore l’extraordinaire fraîcheur de Moebius qui, prenant le change avec Blueberry, fit toujours preuve de son aérienne inventivité.

La fin du dossier (l’interview de Blutch par José-Louis Bocquet et le dialogue entre les deux compères Philippe Dupuy et Charles Berberian) est, à notre sens, moins riche, même si fusent, ici ou là, de fines remarques sur la question de l’humour et du comique, ou bien encore, sur le métier dont Roland Topor – cruel – disait qu’il était celui « des ouvriers du dessin ». Apportant de l’eau au moulin de l’artiste panique (dont on peut contester ici l’opinion), Blutch déclare qu’un Steinberg ou un Ungerer, qui atteignent à des sommets d’expressivité, pratiquent une discipline particulièrement exigeante en regard de laquelle la bande dessinée constituerait une pratique plus ordonnée, autrement dit moins risquée. Et Blutch de déclarer que s’il est bien un artiste, il n’est pas encore un plasticien ! Vraie modestie ou absence de lucidité sur soi chez un auteur qui nous offrit, en 2002, l’inégal, mais novateur, Vitesse moderne ? Quoi qu’il en soit, la vie d’artiste (qu’on soit peintre, sculpteur, chorégraphe, écrivain ou auteur de bandes dessinées) n’est pas une sinécure. Charles Berberian, qui a trente ans, lisait Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, admet, au fur et à mesure que passent les années, que « la distance philosophique qu’il maintenait entre l’écrivain portugais » et lui a désormais tendance à s’estomper, gagné qu’il se trouve être par l’« organicité » de l’angoisse existentielle. Faire rire (ou sourire) n’est pas nécessairement un métier drôle ! On sait, à ce sujet, la profonde névrose qui frappe, plus souvent qu’à leur tour, les créateurs de bandes dessinées (Goossens, Franquin, Hergé, Trondheim, etc.). Maintenant que la bande dessinée moderne a conquis ses lettres de noblesse, justice peut être rendue au métier de cartoonist, chez qui la romantique tristesse du clown est une réalité avec laquelle il faut se colleter.

Au total, le dossier de la NRF présente au lecteur le bouquet de réflexions le mieux venu du monde. Exigeant, lucide et novateur, alors qu’on aurait pu s’attendre à un ensemble certes honnête mais plus convenu, cette livraison constitue, pour l’amateur éclairé comme pour le spécialiste (ce qui n’est pas une moindre réussite), une mine documentaire à nos yeux indispensable. Cet ensemble de textes, venu d’une source inattendue, n’en est que plus considérable.

Pierre Fresnault-Deruelle

[1] Moins bégueule qu’on aurait pu croire, la vénérable Revue des Deux Mondes publiait en 1993 un article de Pierre Jean Rémy, « La morale de la bande dessinée » ; en 2012, un article sur Quai d’Orsay. Sans doute serait-il intéressant de faire une recherche sur la narration figurative moderne telle que présentée dans les grandes revues littéraires et philosophiques (Critique, Esprit, Les Temps Modernes, Europe, etc.).

[2] Que l’exposition consacrée à Hergé ait été présentée au Centre Pompidou, en 2005, sous le titre Hergé, artiste, ne se fit pas sans grincements de dents chez les conservateurs de Beaubourg.

[3] La « poétique » est cette partie de la critique où les œuvres sont étudiées en fonction des procédés stylistiques retenus pour leur mise en forme. La « poïétique » est l’étude des conditions de productions de l’œuvre. Les réflexions de Paul Valéry, systématisées par René Passeron, sont à l’origine de cette « province » de l’esthétique appliquée.

[4] Voir à ce sujet les recueils de cet improbable cartoonist qu’est Glen Baxter.