Consulter Neuvième Art la revue

bayou : les dix ans d’un concept

Lucie Servin

La prestigieuse maison d’édition Gallimard, fondée en 1911 par Gaston Gallimard se lance dans la bande dessinée sur le tard, en 2005, avec la création de la collection “Bayou” dirigée par Joann Sfar. En réalité, depuis 1988, Gallimard était déjà devenu l’actionnaire majoritaire des éditions Futuropolis fondées en 1972 par Florence Cestac et Etienne Robial. Cependant, il a fallu attendre 2004-2005 pour qu’une véritable politique éditoriale dédiée au neuvième art émerge en propre au sein de la grande maison d’édition.

La rencontre avec Joann Sfar détermine ainsi la création de “Bayou”, une collection qui, en à peine dix ans d’existence, a su s’imposer dans le paysage de la bande dessinée à travers de grands succès comme Aya de Youpogon, Klezmer ou encore Cadavre exquis, en affirmant une politique d’auteurs et une identité forgée par un format précis.

Une collaboration avec Joann Sfar

Dessinateur, scénariste, réalisateur, Joann Sfar est un homme à plusieurs casquettes avec dans chacune au moins un million d’idées. Auteur prolifique et lecteur boulimique, le dessinateur a toujours été à l’affût des nouveaux talents. Il occupe en 2003 sa première fonction de directeur de collection chez l’éditeur Bréal Jeunesse, où il publie des œuvres illustrées en marge des traditionnelles thématiques réservées à la jeunesse. Maquettée par Jean-Christophe Menu, qui a publié Sfar à l’Association, la collection se signale par la publication de son Monsieur Crocodile a beaucoup faim, par le Manuel du puceau signé Riad Sattouf ou encore Les Poixons d’Emmanuel Guibert. L’expérience  tourne court rapidement pour des raisons financières mais l’ambition de Sfar d’ouvrir l’édition jeunesse à des sujets peu conventionnels séduit. Gallimard lui propose alors de poursuivre une activité éditoriale au sein de son département jeunesse.

« Nous voulions des bandes dessinées qui nous ressemblent. Des œuvres tous publics qui soient à la fois originales, littéraires et graphiques. Dans le contexte éditorial déjà riche de l’époque, il nous fallait un projet innovant. La personnalité de Joann Sfar a été décisive, de cette rencontre a immédiatement jailli une complicité où se rejoignaient nos convictions éditoriales », commente Thierry Laroche, responsable du département BD chez Gallimard Jeunesse [1]. Quant à Sfar, dans une interview publiée en 2010 sur le blog La Soupe de l’espace, il affirme assez simplement: « L’idée de la collection “Bayou” est d’abord de proposer des albums en couleur avec une pagination conséquente, d’une centaine de pages, qui abordent des thématiques accessibles au petits comme aux grands, mais avec, à chaque fois, un regard d’auteur. “Bayou” n’entre pas véritablement en concurrence avec les autres collections, c’est d’ailleurs une collection assez égoïste puisqu’il s’agit de mes petits goûts à moi [2]. »

En 2005, Sfar est devenu, après dix ans de carrière, un artiste renommé et incontournable. Parmi ses albums publiés alors, on peut citer les séries Petit vampire, Le Chat du Rabbin et Donjon − avec Lewis Trondheim − (édités chez Delcourt), Sardine de l’espace, avec Emmanuel Guibert (chez Dargaud) ou encore Pascin (à l’Association). En l’intronisant directeur de collection, Gallimard choisit une personnalité à la hauteur de ses ambitions.

Une collection, un format, un genre

2005, c’est aussi l’année où Sfar quitte l’Association, cette maison d’édition révolutionnaire dont il fut un des éminents auteurs, et où il publia ses premiers albums en même temps que chez Cornélius, un autre éditeur indépendant très lié à cette structure. Comme le rappelle Jean-Christophe Menu dans sa thèse La Bande dessinée et son double, on doit à l’Association l’essor d’une nouvelle bande dessinée au milieu du désert éditorial des années 1990, qui a vu disparaître les grandes revues pionnières  tels que Métal hurlant, (À Suivre) et Charlie mensuel. Ces revues appelaient à d’autres formes d’œuvres en bandes dessinées que celles, convenues, publiées dans les formats traditionnels. Héritier de cette ambition affirmée dès les années 1970 de pulvériser la pagination traditionnelle, le « roman graphique » se développe au tournant des années 2000 avec notamment la publication de Persepolis, de Marjane Satrapi, entre 2001 et 2003, édité à l’Association et qui remporte un succès sans précédent.

Avec “Bayou”, il ne s’agit pas de refaire chez Gallimard la politique éditoriale de l’Association ou de Cornélius, mais bien de créer une collection unique en son genre, ouverte au grand public. Ce genre se définit d’abord en partant de l’objet. Les livres de la collection “Bayou” sont tous édités aux mêmes formats, en couleurs, limités à une centaine de pages. Thierry Laroche explique : « À l’époque, une telle collection n’existait nulle part. Le format roman graphique accueillait le plus souvent des récits en noir et blanc, souvent introspectifs, autobiographiques ou expérimentaux. On s’est donné aussi pour mission de trouver et promouvoir de nouveaux auteurs, de ceux qui ont des histoires à raconter et pour lesquels la bande dessinée est un moyen de le faire, de privilégier les voix singulières d’hommes ou de femmes venus d’horizon divers. » Les femmes ne représentant qu’environ 13 % des auteurs de bandes dessinées [3], l’équilibre entre les auteurs femmes et hommes au sein de la collection mérite d’être souligné.

Bayou, deux syllabes qui sonnent. Sfar trouvera le nom en référence aux célèbres bayous de Louisiane. À la manière des cajuns et de leur culture à part, la collection rassemble une tribu autour du petit personnage au chapeau mou qui fume la pipe avec son banjo. Dessiné par Sfar, le logo donne le la d’une évasion par la lecture.

Innovation et qualité, les clés du succès

Le mérite de la collection “Bayou” est d’avoir d’emblée su taper fort, en publiant de jeunes auteurs et des œuvres originales qui ont fait date. Les premiers livres sortent en novembre 2005. Parmi eux, Aya de Yopougon, de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie, dont la série deviendra le grand succès emblématique de la collection avec 600 000 exemplaires vendus à ce jour. Cette première œuvre est un coup de maître. En mettant en scène un sujet et un traitement inédits, Aya a d’emblée attiré un nouveau lectorat vers la bande dessinée. En même temps sortent les albums Klezmer de Joann Sfar (78 000 exemplaires vendus). Thierry Laroche se souvient avec émotion de la première fois qu’il découvrait les planches, dessinées directement sur un carnet. « En lisant Klezmer dans sa version originale, à la manière d’un livre déjà relié, j’ai tout de suite compris l’importance de l’objet et du format qui ont en quelque sorte forgé l’identité de la collection », affirme-t-il.

Viennent ensuite de nouveaux succès en librairie. Citons RG, de Pierre Dragon et Frederik Peeters (65 000 exemplaires vendus), ou Cadavre exquis, de Pénélope Bagieu (66 000 exemplaires vendus). “Bayou” c’est ainsi 76 titres en dix ans, et des auteurs comme Gipi, Morgan Navarro, Nadja, Baudoin, Florence Dupré La Tour, Lucie Durbiano, Karim Friha, Bruno Heitz, Gwen de Bonneval, Julien Neel, Anouk Ricard, Mathieu Sapin, Lewis Trondheim, Pierre Maurel, Lisa Mandel, Loic Sécheresse…

Un premier bilan prometteur

La collection a donné rapidement aux éditions Gallimard une empreinte dans le neuvième art. Parallèlement, la collection “Fétiche” est créée en 2007, tandis qu’en 2008 apparaît le premier album hors collection. Peu à peu se dégage une véritable politique d’auteurs. Frederik Peeters, après avoir publié RG dans “Bayou”, publie Pachyderme et son audacieuse série de science-fiction Aama hors collection. Le projet initial d’Aya de Yopougon mettait en scène l’histoire d’une petite fille. Pour “Bayou”, les éditeurs avaient demandé aux auteurs de réécrire un scénario autour d’un personnage adulte. L’histoire de la petite fille donne lieu ensuite à la publication d’Akissi, hors collection. De son côté, la collection “Fétiche”, composée aujourd’hui de 21 titres, donne la liberté à des dessinateurs de talents d’adapter en bande dessinée de grands textes de la littérature, en puisant dans le fonds Gallimard. Peu de titres sont publiés dans cette collection exigeante, dont chaque volume doit correspondre à la démarche d’un auteur, et non à une commande éditoriale. Dans cette collection, citons Le Petit Prince par Joann Sfar, Zazie dans le métro par Clément Oubrerie, L’Étranger par Jacques Ferrandez, Roi Rose par David B.

En 2013, Aya fait l’objet d’une reprise en "Folio",
avec quelques autres titres du fonds.

En une décennie, “Bayou” et ses prolongements ont montré la capacité d’un éditeur comme Gallimard de s’affirmer sur le marché de la bande dessinée par une voie originale, à mi-chemin entre la bande dessinée d’auteurs et la bande dessinée grand public, en faisant la part belle aux jeunes artistes. La collection a immédiatement su se forger une identité, en dépit de l’offre éditoriale déjà importante sur le marché du neuvième art.

Lucie Servin

[1] Entretien avec Thierry Laroche réalisé le 10 juillet 2010

[3] Selon le rapport 2014 de l’ACBD rédigé par Gilles Ratier