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paroles d’éditeurs

[Juillet 2015]

Cinq éditeurs du groupe Gallimard ont été interrogés par mail pour Neuvième Art. Tous nous ont répondu, les uns de façon assez lapidaire, les autres avec plus de prolixité. Qu’ils en soient ici remerciés. On lira ci-dessous, entrelacées, les réponses de Jean-Luc Fromental pour Denoël Graphic, Sébastien Gnaedig pour Futuropolis, Benoît Mouchart pour Casterman, Thierry Laroche pour "Bayou" et "Fétiche", Yan Lindingre pour Fluide Glacial.

Neuvième Art : Quel est l’historique de la collection Denoël Graphic ?


Jean-Luc Fromental : En 2003, deux ans après le succès surprise du Gemma Bovery de Posy Simmonds, repéré à la Book Fair de Londres par Héloïse d’Ormesson, acquis sur mes conseils et traduit avec ma compagne Lili Sztajn, Olivier Rubinstein [1] me propose de ranimer la collection Futuropolis endormie au sein de la maison Gallimard. Après réflexion, je refuse, peu désireux d’enfiler les chaussons de mon ami Etienne Robial, dont je subodore qu’il détestera cette résurrection. À la place, je propose à Antoine Gallimard la création d’une collection destinée à un public adulte lecteur de romans, baptisée "Denoël Graphic". Douze ans plus tard, progressant à petite vitesse (4 titres par an en moyenne), je passe la barre du 50ème volume, avec au catalogue quelques classiques comme Une Jeunesse soviétique de Nicolai Maslov, Tamara Drewe de Posy Simmonds, Le Journal de Serge Clerc, La Genèse de Crumb, Fun Home d’Alison Bechdel, L’Art de voler d’Altarriba et Kim…

Le rachat de Flammarion par Gallimard a-t-il changé quelque chose pour la collection ?

Jean-Luc Fromental : En matière de fonctionnement interne, rien. Le changement de direction chez Denoël en 2011 a été, à l’échelle de la collection, un événement beaucoup plus important que ce rachat. Je connaissais très bien Rubinstein, avec qui j’avais pas mal travaillé aux 1001 Nuits (où j’ai contribué à publier Kipling, Stevenson, Bukowski, Ambler et bien d’autres héros de ma bibliothèque). Il a fallu s’ajuster à la personnalité très différente de Béatrice Duval. C’est fait. Aujourd’hui, elle constitue une interlocutrice idéale, rapide dans les choix et les décisions, qui s’accommode parfaitement, semble-t-il, de la position de franc-tireur que j’occupe aux éditions Denoël.

Et sur Futuropolis, cette opération a-t-elle eu un impact ?

Sébastien Gnaedig : Il y a eu des rapprochements structurels (achats fabrication, marketing…). Mais aucun changement d’ordre éditorial. Futuropolis est bien repéré et sa ligne est la même depuis la relance.

Thierry Laroche, comment sont nées les collections “Bayou” et “Fétiche” et pourquoi ces collections de bande dessinée sont-elles rattachées au département jeunesse de Gallimard ?

Thierry Laroche : Nous avons, chez Gallimard Jeunesse, le goût de la littérature et de l’image. La création, il y a dix ans, d’un département bande dessinée a été pour nous un mouvement naturel. L’ouverture à ce medium comblait un manque, correspondait à nos envies éditoriales et à celles de certains de nos auteurs. L’ambition éditoriale était de publier des bandes dessinées qui nous ressemblaient et apportaient quelque chose au débat. Nous avons privilégié l’imaginaire, les histoires, la couleur, un certain lien avec la littérature jeunesse, le goût des genres, l’humour… et la volonté de publier des bandes dessinées « tous publics » qui n’excluent pas une vraie exigence littéraire et graphique.
La rencontre avec Joann Sfar a été décisive. Sa personnalité, ses livres, ses lectures et au final son projet éditorial rejoignaient de belle façon nos convictions d’éditeur. Nous avons lancé avec lui la collection "Bayou" : le format roman graphique et une centaine de pages en couleur pour raconter des histoires accessibles à tous. La mission de faire connaître de nouveaux auteurs, venus d’horizons très divers. Le premier livre que nous avons publié dans Bayou, Aya de Yopougon, est l’exemple idéal de ce que nous voulions faire. Une première bande dessinée, un sujet inédit, un traitement original, un succès populaire, des lecteurs de tous les âges et qui, pour beaucoup, ne lisaient que très peu de bande dessinée.
Parallèlement à “Bayou”, il nous a paru logique d’ouvrir le catalogue littéraire de Gallimard à nos auteurs de bande dessinée. Pas de commande, pas de volontarisme éditorial, mais stimuler et faciliter la démarche d’auteurs voulant proposer en bande dessinée une relecture singulière d’une œuvre puisée dans le fonds Gallimard. Cette collection "Fétiche" a permis les rencontres de Camus et de Ferrandez, de Mac Orlan et de David B, de Queneau et d’Oubrerie, de Saint-Exupéry et de Sfar…

Vous publiez aussi beaucoup de titres hors collection…

Thierry Laroche : C’est même le cas de la majorité des vingt bandes dessinées que nous publions chaque année. Ce sont des livres qui nécessitent un objet spécifique. Les grands albums cartonnés de Frederik Peeters pour la série Aâma ; les grands souples de À boire et à manger, de Guillaume Long ; les fortes paginations en noir et blanc, comme Les Rêveurs lunaires, de Villani et Baudoin, ou le prochain Pénélope Bagieu ; pour les plus jeunes, les petits formats en 48 pages comme pour la série Akissi, de Marguerite Abouet et Mathieu Sapin…

Pour Gallimard Jeunesse, quelles ont été les conséquences du rachat du groupe Flammarion ?

Thierry Laroche : Le rachat de Flammarion et la constitution récente d’un groupe ne change pas notre politique éditoriale. Les différentes maisons du groupe publient des livres aux marques bien distinctes − Casterman, Denoël Graphic, Fluide Glacial, Futuropolis, Gallimard − et les choses sont très claires en librairie. Elles le sont aussi dans la pratique de notre métier : comme dans tous les secteurs du groupe, le mot d’ordre est l’autonomie éditoriale des maisons et le respect des identités. Seules certaines « fonctions support » peuvent être mutualisées.

Vous percevez les choses de la même manière, chez Casterman ?

Benoît Mouchart : Absolument. La politique d’Antoine Gallimard a toujours été de préserver l’identité de chacune des maisons qui intégraient son groupe. Il n’y a donc aucune directive pour influencer nos choix, sinon une incitation à cultiver nos singularités.

Au sein du nouveau groupe, Casterman représente un « poids lourd »…

Benoît Mouchart : Antoine Gallimard le déclarait récemment : le groupe Madrigall se constitue autour de trois pôles que sont Gallimard, Flammarion et Casterman. Cela signifie que les fonctions supports de Casterman (à savoir le marketing et la production) sont mises à dispositions de Denoel, Futuropolis, Gallimard BD et Fluide Glacial. En clair, ce sont les équipes Casterman qui réalisent ces services en qualité de prestataires pour les autres maisons.

Et pour Fluide glacial, quel a été l’impact de l’entrée dans le groupe Madrigall ?

Yan Lindingre : Beaucoup de choses ont changé récemment pour Fluide glacial, mais qui ne sont pas forcément le fait de Madrigall. Fluide était en crise interne il y a trois ans, lors du rachat. Les choses ont donc bougé durant cette période. C’est Teresa Cremisi [2] qui nous a permis de manœuvrer et de remettre le journal sur les rails. De son côté, Antoine Gallimard nous a laissé travailler librement. Il nous a fait confiance et ne s’est pas mêlé de la politique éditoriale. La bande dessinée n’est pas son cœur de métier. Donc, je pense que « tant que ça marche », il fait confiance à ses lieutenants. Gallimard est connu pour respecter chaque entité, chaque personnalité. Je parle des spécificités de chaque maison.

Du point de vue économique, la direction ne vous fixe-t-elle pas des objectifs ?

Yan Lindingre : L’objectif est simple : être dans le vert. Une maison doit savoir gagner de l’argent et en faire gagner au groupe. Quand Madrigall a repris la main, ce n’était plus le cas de Fluide glacial. Mais l’actionnaire nous a soutenus, moyennant des projets clairs et sensés de notre part : conforter nos valeurs sûres, faire venir du sang neuf... Il était nécessaire de dépoussiérer l’image du journal, ce qui a été fait. Thierry Capot, notre directeur général, s’est chargé ensuite de tenir Antoine Gallimard au courant de notre politique au coup par coup.

Auprès de qui, Jean-Luc Fromental, rendez-vous compte de vos choix ? Et de vos résultats ?

Jean-Luc Fromental : Il n’y a aucune intervention de Madrigall dans la gestion de la collection. C’est avec Béatrice Duval que je me concerte pour les décisions d’achats de titres étrangers et la mise en route de projets vernaculaires. Avec elle que nous définissons les stratégies de lancement et de promotion de chaque titre. Et à elle que je rends compte des résultats. Bien sûr, Denoël en général, maison convalescente, est sous surveillance soutenue des contrôleurs de gestion du groupe et la collection n’échappe pas à la règle. Mais – je touche du bois – les résultats de ces dernières années étant plutôt satisfaisants, on me laisse travailler sans contrainte particulière. Il faut dire que mes paramètres sont assez clairs : chercher des livres assez substantiels et originaux pour convenir à un public qui n’est pas nécessairement d’emblée celui, captif, de la BD et travailler chaque titre en profondeur, tant éditorialement que médiatiquement. Je pense qu’en matière de littérature romanesque ou de bande dessinée, le temps où les éditeurs produisaient un flux ininterrompu de livres, le succès de quelques-uns effaçant l’échec des autres, est définitivement révolu. Chaque titre exige un engagement total.

Denoël Graphic peut-il développer des liens avec le secteur littéraire de Gallimard ?

Jean-Luc Fromental : Le fabuleux catalogue de la maison de Gaston est évidemment un réservoir sans fond pour les adaptations. J’ai publié, au début de l’année, un roman graphique tiré de Suite française d’Irène Némirowski, par Emmanuel Moynot, une opération réussie. Je reste toutefois partagé sur le principe de l’adaptation systématique de la littérature en bande dessinée. Il faut éviter d’assécher le champ de l’écriture propre à la BD. Au contraire, nous avons besoin là de plumes de haut vol. Antonio Altarriba fait désormais partie à part entière de l’écurie Denoël Graphic et les standards très élevés de son travail d’auteur-scénariste placent la barre pour les aspirants auteurs à venir. Je me rends compte aussi que les livres très personnels (comme Une si jolie petite guerre de Marcelino Truong et Give Peace a Chance, second volume de son diptyque sur la guerre du Vietnam) connaissent des carrières intéressantes. Les lecteurs sont assoiffés de témoignages, d’« histoires vraies », de « faits réels », comme dit le cinéma.

Quelles sont aujourd’hui les synergies mises en place entre les différentes « marques » de bande dessinée du groupe ?

Yan Lindingre : Il existe déjà des partages de savoir-faire en terme de production et de diffusion. Des échanges de bons procédés entre « voisins » (nous avons moult auteurs en communs). Mais le rachat est encore récent et chaque maison se développe ou conforte sa politique personnelle. Nous collaborerons davantage ensemble, j’imagine, quand chaque maison aura atteint son rythme de croisière. Pour Casterman par exemple, la refondation a été profonde et salutaire, mais le chantier n’est pas terminé (pour Fluide non plus). Quand nous aurons les uns et les autres davantage de temps à consacrer à des projets communs, je mettrai sur la table notre savoir-faire spécifique en matière de presse. J’ai vraiment des projets à ce niveau qui pourraient je pense intéresser nos confrères du groupe.

Sébastien Gnaedig : Il y a des rencontres régulières avec les différents responsables éditoriaux sous la houlette de Charlotte Gallimard. Ce sont des réunions où l’on parle de nos projets à venir et où l’on parle du positionnement de chacun sur certains sujets (le festival d’Angoulême, les 48h de la BD…).

Jean-Luc Fromental : Les premières réunions du « Yalta » de Madrigall étaient à ce titre assez étonnantes. Voir ces rivaux de toujours s’asseoir autour d’une table et divulguer aimablement leurs programmes et projets des semestres à venir était, à mes yeux de vieil idéaliste, un spectacle plutôt réjouissant. On avait même instauré, sous l’impulsion de Margotin [3], un système d’alerte pour l’acquisition des droits étrangers. Afin d’éviter une concurrence aveugle entre maisons du groupe, passé un certain niveau d’enchères, chacun était tenu d’informer les autres du montant de son offre, qui devenait du coup une offre du groupe. La chose s’est produite pour un titre récent que nous voulions tous, blockbuster annoncé (mais pas avéré dans les faits), qui du coup a filé chez la concurrence. Ceci, bien sûr, est insuffisant à endiguer la bagarre forcenée que se livrent de toute façon les éditeurs pour signer des auteurs « bankables ». Je regarde ça d’un peu loin et d’un œil plutôt placide. Je suis un chasseur-cueilleur, opérant plutôt dans les zones que les fat cats ont tendance à négliger (ce qui est hélas de moins en moins vrai, les majors s’aventurant de plus en en plus souvent sur les terres des indés). Et j’essaye d’établir avec mes auteurs des relations très personnalisées qui les rendent moins sensibles aux sirènes parfois un peu affolées de la concurrence.

Comment les responsables éditoriaux que vous êtes font-ils pour éviter d’entrer en concurrence sur les mêmes projets ?

Sébastien Ganedig : On ne l’évite pas forcément !

Benoît Mouchart : Il est arrivé (rarement toutefois) que des projets francophones et des achats de droits soient disputés par plusieurs maisons du groupe. Nous nous consultons entre confrères et nous décidons alors de faire la même offre financière. Nous laissons donc l’auteur ou l’agent déterminer son choix en fonction de leur affinité avec nos lignes éditoriales. Il est assez sain que nous ne nous fassions pas concurrence entre nous et que nous évitions de surenchérir les uns contre les autres.

La direction du groupe Madrigall a-t-elle une stratégie définie concernant la bande dessinée en général ?

Jean-Luc Fromental : Il est clair que la bande dessinée a été choisie par Antoine Gallimard comme « zone test » pour l’arrimage de ces deux groupes aux cultures d’entreprise différentes. Sa fille Charlotte a pris la tête de Casterman, qui a été institué « vaisseau amiral » de la BD dans le groupe. Ma fabrication, jadis assumée par un fabricant free-lance, se fait désormais chez eux. J’ai gardé l’autonomie de ma petite unité en matière de conception graphique (toujours pilotée par Gérard Lo Monaco) et de presse (avec l’indispensable Sylvie Chabroux). L’artisan de la stratégie de rapprochement entre les différents éditeurs de bande dessinée du groupe était Patrice Margotin, aujourd’hui parti chez Delcourt. Du coup, l’enthousiasme des débuts, consistant à tenir des pow-wows réguliers entre responsables des divers labels, est un peu retombé.

Benoît Mouchart, vous êtes arrivés à la tête de Casterman en mars 2013. Quels ont été les lignes directrices de la politique mise en place avec Charlotte Gallimard ?


Benoît Mouchart : Nous avons commencé par revenir aux fondamentaux. Hergé est le socle historique de la bande dessinée chez Casterman, et il se trouve que, pour toutes sortes de raisons, les relations avec Moulinsart n’étaient pas des meilleures. Nous les avons rétablies, ce qui permet à Casterman de recommencer à publier des livres sur Hergé, à commencer par une intégrale de son œuvre qui débutera en novembre de cette année. Elle rassemblera les versions originales de toutes ses histoires, telles qu’elles étaient parues dans la presse, avec des cahiers critiques conçus par Benoît Peeters, Philippe Mellot et Jean-Marie Embs.
Corto Maltese est un autre personnage emblématique du fonds. La série revit sous le crayon d’un nouveau dessinateur, Ruben Pellejero, et nous en profitons pour relancer l’ensemble des titres disponibles.

Nous avons, ensuite, essayé de répondre au mécontentement d’un certain nombre de nos grands auteurs issus d’(À Suivre), qui demandaient que le site internet de la maison soit repensé − ce sera chose faite à l’automne − et que Casterman cesse de publier des albums qu’ils qualifiaient d’« indignes ». Quant aux livres phare de notre fonds, à mesure qu’ils viennent à s’épuiser nous les ressortons souvent dans des maquettes nouvelles et avec des cahiers supplémentaires.
Il y a eu, naturellement, de bonnes choses de faites dans la période précédant mon arrivée. Je me réjouis que Bilal et Loisel aient rejoint Casterman, et de l’éclosion d’un talent comme celui de Bastien Vivès. Mais la maison était perçue comme peu attractive par la génération des quadragénaires, et je constate qu’ils commencent à venir à nous grâce à tout ce travail effectué.
S’agissant les collections, il a été mis un terme à "KSTR" qui était initialement une bonne initiative mais qui s’était transformée en un référent négatif pour les librairies, préjudiciable à certains auteurs. "Écritures" a été un peu mis en sommeil, parce que la collection avait pâti d’avoir accueilli certains titres plus faibles, mais elle sera relancée en 2016. Et nous lançons la collection "Sociorama", dirigée par Lisa Mandel, qui publiera des fictions inspirées de thèses de sociologie permettant, à chaque fois, une immersion documentée dans un milieu donné.

Merci à tous.

Propos recueillis par Thierry Groensteen, par échanges électroniques et entretien téléphonique.
Logo de l’article : dessin de Diego Aranega pour
Fluide glacial.

[1] Alors directeur des éditions Denoël.

[2] Président-Directeur général de l’ensemble Flammarion jusqu’en mai 2015.

[3] Patrice Margotin, directeur général de Futuropolis, parti en 2014 rejoindre Delcourt.