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le nouveau géant qu’on n’attendait pas

Thierry Groensteen

[Juillet 2015]

Pour son centenaire, la maison Gallimard a publié en 2011 un historique élégant sous la forme d’un dépliant égrenant les grandes dates de la vie de la maison [1] : on y trouve zéro référence à la bande dessinée. Faut-il en déduire que, il y a fort peu d’années encore, l’éditeur de Gide, de Valéry, de Proust, de Sartre et de Le Clézio ne se considérait pas comme un acteur dans le monde de la littérature graphique ? Ou choisissait-il d’avancer masqué ?

Gallimard ‒ pardon : le groupe Madrigall, ainsi qu’il convient de l’appeler désormais ‒ publie désormais de la bande dessinée sous les marques suivantes : Bayou, Casterman, Denoël Graphic, Fétiche, Fluide Glacial, Sakka et Futuropolis, sans compter les hors collection. Selon le décompte effectué par Gilles Ratier, le secrétaire général de l’ACBD, cela a représenté un total de 248 titres en 2014, dont 195 nouveautés BD strictes. Nul n’attendait cette évolution, pourtant les faits sont là : l’éditeur littéraire français le plus prestigieux est devenu, en quelques années, un acteur majeur du monde de la bande dessinée.

Si l’on passe sur quelques initiatives isolées qui ont jalonné l’histoire de la vénérable maison (un album du Petit Roi, d’Otto Soglow, en 1938, une traduction de Peanuts dans les années 70), on peut faire débuter le récit de cette émergence récente par le rachat de Futuropolis, en 1988 [2]. Faux départ, cependant, puisque la maison dirigée par Etienne Robial et Florence Cestac allait être rapidement mise en sommeil.


La bande dessinée revient dans la production éditoriale du groupe par l’intermédiaire d’une de ses filiales, Denoël, quand Jean-Luc Fromental (un ancien des Humanoïdes associés) y crée la collection “Denoël Graphic”, en 2003. Débuts modestes, avec une reprise de l’Agent Secret X-9, classique du detective strip américain, et un album signé David Rees : Putain, c’est la guerre ! La précédente édition française du strip d’Alex Raymond avait paru… chez Futuropolis, dans la fameuse collection “Copyright”, que les journalistes se plaisaient à qualifier de « Pléiade de la bande dessinée », adressant ainsi un clin d’œil en direction de Gallimard bien avant qu’il ne s’intéressât à l’éditeur de Tardi, Calvo et Baudoin. Le volume de l’Agent Secret X-9 fait 416 pages dans un format proche du carré qui implique une recomposition des strips, et pour la première fois le nom de Dashiell Hammett, le scénariste, est écrit plus gros, sur la couverture, que celui du dessinateur, signe que le public visé est un public littéraire. Fromental fera surtout de l’achat de droits. Son premier livre de création est L’Homme-arbre, de Joann Sfar, annoncé en trois volumes dont le troisième… se fait encore attendre.

En 2005, le même Sfar se voit confier la direction d’une nouvelle collection, au format « roman graphique » (17 x 24 cm), intitulée “Bayou”. Il s’agit de proposer des histoires longues, en couleur, lisibles dès douze ans. « Cet endroit dans la librairie où sont placés côte à côte les romans d’Alexandre Dumas ou de Stevenson et les Harry Potter, c’est là que je voulais mettre des bandes dessinées. Le format des livres de "Bayou" exprime cette ambition, et je demande à mes auteurs de s’adresser à ce public-là [3]. »
Aya de Yopougon, de Marguerite Abouet et Clément Oubrerie, donnera très vite à la collection son premier succès : le premier album de la série est récompensé à Angoulême en 2006. Sfar lui-même signe Klezmer. Environ les deux tiers des albums publiés sont des premières œuvres, et le catalogue se signale rapidement par une proportion élevée de créatrices : Abouet, mais aussi Pénélope Bagieu, Lucie Durbiano, Florence Dupré la Tour, Marion Festraëts, Claire de Gastold, Lisa Mandel…
“Bayou” est arrimé au département Gallimard Jeunesse, que dirige Hedwige Pasquet, mais c’est l’éditeur Thierry Laroche qui assure le suivi de la collection, en binôme avec Sfar.

Quand paraissent les premiers titres de “Bayou”, en novembre 2005, Gallimard vient tout juste d’annoncer, deux mois plus tôt, la relance de Futuropolis, nouant pour l’occasion un partenariat pour le moins inattendu avec Soleil. Et une nouvelle collection, “Fétiche”, vouée à accueillir des adaptations en BD de titres du fonds Gallimard, est déjà en préparation pour l’année suivante. Cette fois, il y a bien une volonté claire, affirmée, de développer un secteur bande dessinée au sein de la maison. “Fétiche” démarre avec Le Roman de Renart revisité par Bruno Heitz et Harry est fou par Pascal Rabaté (d’après Dick King-Smith). La collection ne tarde pas à accueillir l’incontournable Sfar avec un Petit Prince qui ne compte malheureusement pas au nombre de ses meilleurs livres. Quant à mettre Proust en BD, Delcourt l’a déjà fait... hélas.

Toutes les initiatives, pourtant, ne rencontrent pas le succès. En avril 2006, Futuropolis lance le concept de récits publiés en plusieurs livraisons autonomes de 32 pages, au format 23 x 32,5 cm. Le public n’est pas au rendez-vous et la collection “32” s’arrête avant la fin de l’année, certains titres annoncés (comme les Vies imaginaires des surréalistes, de David B) ne voyant pas le jour.
La Nouvelle Revue Française, emblématique de Gallimard, alors dirigée par Michel Braudeau, consacre, le fait est significatif et sans précédent, un dossier de plus de 130 pages à la bande dessinée dans son n° 592, daté de janvier 2010 [4].
En janvier 2011, Gallimard fête les cinq ans de son catalogue BD. Les 70 titres déjà publiés dans “Bayou” et “Fétiche” ‒ plus quelques ouvrages hors collection ‒ auraient généré 900 000 ventes [5].

Extrait du dernier catalogue bande dessinée de Gallimard (s.d.).

Un an et demi plus tard, c’est le coup de tonnerre, la « grande manœuvre » qui va propulser le groupe Gallimard au rang d’acteur majeur dans le domaine des littératures dessinées. Antoine Gallimard rachète l’un de ses plus proches concurrents, à savoir le groupe Flammarion. Flammarion n’a jamais vraiment cherché à s’implanter dans la bande dessinée, sauf à l’époque où, forte du succès public et critique de Maus, l’éditrice Françoise Verny avait tenté de transformer l’essai en créant l’éphémère collection « roman BD ». Mais Flammarion détient plusieurs maisons dédiées à la bande dessinée, en particulier Casterman, l’un des géants du secteur, et Fluide glacial.
Jean-Paul Mougin, qui fut le rédacteur en chef d’(À Suivre) du premier numéro jusqu’au dernier (1978-1997), aimait à répéter que son objectif était de faire de Casterman « le Gallimard de la bande dessinée ». Cependant, c’est à Flammarion que l’éditeur de Tintin, qui connaissait alors une situation financière difficile, avait été cédé fin 1999, après de longues négociations, pour la coquette somme de 130 millions de FF. Louis Delas (ex-directeur général de Vents d’Ouest au sein du groupe Glénat) prend alors la direction générale, Benoît Peeters se voit confier un rôle de conseiller éditorial, donnant notamment l’impulsion décisive à la collection “Ecritures”. Les comptes de Casterman sortent du rouge dès 2001.
De son côté, Fluide glacial rejoint la branche presse de Flammarion, qui publie notamment Beaux-Arts magazine où, sous la houlette du rédacteur en chef Fabrice Bousteau, la bande dessinée n’est pas ignorée.
Flammarion, c’est aussi J’ai Lu. La collection de poche avait développé “J’ai Lu BD” à partir de 1986, publiant près de 300 titres avant de jeter l’éponge. Plus récemment, c’est Librio, une autre marque du groupe (existant depuis 1994), qui s’est mise à la bande dessinée en accueillant Pénélope Bagieu, Claire Bretécher, Binet, Tardi, Geluck et le Joe Bar Team.

Mais dans le monde de l’édition, les parties de Monopoly ne connaissent pas de fin. En octobre 2001, la famille Flammarion cède ses parts au groupe italien RCS MediaGroup (Rizzoli – Corriere della Sera), qui en prend le contrôle. Casterman, maison belge à peine devenue française, passe sous contrôle transalpin, tout comme Fluide glacial.
C’est donc à RCS MediaGroup que le groupe Gallimard achète le groupe Flammarion en septembre 2012, pour un montant de 251 millions d’euros. Cette opération fait passer les effectifs de Gallimard de 1000 à 1650 salariés. Madrigall, holding du groupe Gallimard, devient le troisième groupe éditorial français. Seulement, pour « avaler » ce gros poisson qu’est Flammarion, le groupe a dû lourdement s’endetter. C’est la raison pour laquelle Gallimard fera entrer LVMH au capital de la société, en octobre 2013, à hauteur de 9,5 %.
Dans une interview donnée à cette occasion à Marianne Payot pour le site de l’Express, Antoine Gallimard souligne le fait que « ... des synergies sont possibles, en BD par exemple. Il nous faut voir comment la belle pépite qu’est Casterman, chez Flammarion, peut mieux travailler avec Futuropolis, de Gallimard [6]. »

Louis Delas démissionne en novembre de ses fonctions de directeur général, pour prendre la direction de l’Ecole des loisirs (contrôlé et dirigé par sa famille) et y fonder un nouveau label de bande dessinée, Rue de Sèvres. Informés par la presse, ces auteurs et ayant-droits (Tardi, Bilal, Schuiten, Geluck, Fanny Rodwell…) s’émeuvent de ce départ et le reprochent à Antoine Gallimard. Ce dernier éteint immédiatement l’incendie, réaffirmant, dans une lettre ouverte, son attachement à Casterman et à la bande dessinée en général.
En mars 2013, Benoît Mouchart (37 ans), précédemment directeur de la programmation du festival d’Angoulême, prend la direction éditoriale de Casterman. La direction générale échoit à Charlotte Gallimard, la fille aînée d’Antoine (âgée de 33 ans).

Extrait du dernier catalogue bande dessinée de Gallimard (s.d.).

Sous les différentes marques qu’il contrôle, Gallimard consolide ses positions dans la bande dessinée. La prestigieuse maison littéraire a sorti l’édition de bande dessinée de son ghetto. Elle couvre tout l’éventail des genres et s’adresse à tous les publics. C’est peut-être cet éclectisme qui freine la constitution d’une identité forte, celle d’un nouvel acteur capable de peser sur le devenir du neuvième art.

Thierry Groensteen

[1] J. Gerner, Gallimard, 1911-2011 : un siècle d’édition.

[2] Lire, dans ce dossier, l’article de Sylvain Lesage sur l’histoire de Futuropolis, avant et après son rachat par Gallimard.

[3In Thierry Groensteen, Entretiens avec Joann Sfar, Bruxelles : Les Impressions nouvelles, 2013, p. 265.

[4] Lire ici l’article de Pierre Fresnault-Deruelle.

[5] Source : Livres hebdo, 14/01/11.