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“maestro” : chronique d’une découverte

Thierry Groensteen

[Juin 2015]

« Il est notoire que tous les romans parus depuis J.C. sont bâtis d’une façon uniforme quant à l’aspect extérieur et en plus tous ils sont écrits. Eh bien, moi, J’ai l’idée d’y apporter une innovation que je crois de nature à intéresser vivement le public !
Et c’est ?
Mais tout simplement de créer un genre nouveau : le roman dessiné.
 »

L’homme qui faisait part de cette ambition était le caricaturiste Emmanuel Poiré, plus connu sous le pseudonyme de Caran d’Ache (1858-1909). Il s’exprimait ainsi dans une lettre adressée le 20 juillet 1894 à l’éditeur du Figaro (journal auquel il n’entamera sa collaboration régulière qu’en décembre de l’année suivante).

Un manuscrit fait surface

Rien, jusqu’à présent, ne prouvait que le « roman dessiné » de Caran d’Ache avait connu ne fût-ce qu’un début de concrétisation. Mais en 1998, un événement inattendu est survenu, à la suite duquel ce projet est soudain devenu beaucoup plus concret. En effet, à peine après avoir consacré une rétrospective au caricaturiste fin de siècle [1], le Musée de la bande dessinée s’est vu proposer un ensemble de dessins originaux de l’artiste qu’il venait d’honorer. Il ne me fallut pas longtemps pour établir que ces dessins inédits, et jusque-là totalement inconnus, correspondaient au fameux ouvrage dont Caran d’Ache avait formulé le dessein.

Portrait de Caran d’Ache par Cappiello, paru en
couverture du Rire, No.292, le 9 juin 1900.

Dans sa lettre au Figaro, il expliquait que l’œuvre à laquelle il pensait serait publiée au format d’un roman ordinaire, et ne comporterait aucune ligne de texte : « tout sera exprimé par les dessins, en 360 pages environ ». Et Caran d’Ache d’annoncer le titre de l’œuvre projetée : Maëstro (sic). Le héros en serait un « compositeur de génie, une de nos gloires » ; les autres personnages : « brave homme de père ; sainte femme de mère ; fifille ; l’accordeur de pianos », etc.

L’ouvrage n’a jamais été publié, Caran d’Ache l’ayant laissé inachevé pour une raison inconnue. Mais il y avait beaucoup travaillé, puisque ce sont près d’une centaine de pages complètes (format H 20,4 x 12,5 cm) qui figurent dans le lot proposé au musée. La plupart sont numérotées, et la dernière correspond au folio 216. Il y a donc de nombreuses lacunes dans la suite des pages ; un certain nombre de séquences, pourtant, sont complètes.

Le scénario peut être reconstitué comme suit.

Dans une famille pauvre naît un petit garçon qui manifeste très tôt un don stupéfiant pour la musique. Un important personnage l’achète à ses parents et lui paye des leçons auprès d’un professeur de musique. Conduit à la capitale, le jeune « maestro » suscite l’enthousiasme de la foule dès ses premières prestations. La rumeur en parvient aux oreilles d’un ministre, qui présente le petit prodige au roi. Tyran expéditif mais mélomane averti, celui-ci ne jure que par Wagner ; les musiciens médiocres qui se produisent à la cour ne parviennent pas à le désennuyer. Il en va tout autrement du maestro en herbe, dont il fait immédiatement son protégé. Les années passant, devenu un pianiste accompli, notre héros se trouve à l’étroit dans sa cage dorée ; son domestique le persuade qu’il devrait partir à l’étranger, et organise son évasion du royaume. L’histoire s’interrompt sur cette fuite...

Par rapport au projet initial de Caran d’Ache, tel qu’énoncé dans la lettre au Figaro, on peut constater que le cadre de l’intrigue a été modifié. Le roman bourgeois a pris les allures d’un conte, dès lors que l’auteur en a situé l’action dans un royaume de fantaisie. Par son goût des cygnes, de la musique et de Wagner, le roi ne peut manquer de faire songer à Louis II de Bavière, mais Caran d’Ache n’a pas cherché la ressemblance physique.

S’il avait été publié, ce « roman dessiné » aurait représenté une première dans l’histoire de la bande dessinée. En effet, il faudra attendre 1930 pour voir paraître, sous le crayon du dessinateur américain Milt Gross, un ouvrage d’ambition comparable (He Done Her Wrong). Mais le seul fait que le caricaturiste français, qui a publié des dizaines d’histoires sans paroles comptant entre 1 et 6 pages, ait eu l’idée d’un récit de cette ampleur (anticipant de beaucoup l’essor du roman graphique), est évidemment d’un très grand intérêt.
Les pages retrouvées de ce chef-d’œuvre inconnu sont en outre d’une facture exceptionnelle, et comptent parmi les meilleurs dessins de Caran d’Ache. Son sens de la stylisation, son inventivité formelle, sa capacité à animer les physionomies font de cette comédie humaine une bande dessinée d’une surprenante modernité.

Le Musée de la bande dessinée a publié le manuscrit de Maestro en mai 1999, dans la trop éphémère collection "Bibliothèque du 9e Art". Pour mesurer l’importance de Maestro dans l’histoire de la bande dessinée, je me permettrai de citer un commentaire de Harry Morgan, extrait de l’article consacré à cette œuvre sur son site www.sdv.fr/pages/adamantine : « Usons d’une comparaison un peu grossière. Si on découvrait demain un nouveau sonnet de Rimbaud, ou le brouillon d’un roman de Maupassant, le milieu littéraire serait en ébullition, les professeurs de lettres n’en dormiraient plus, les journaux en seraient pleins et des colloques s’organiseraient spontanément aux arrêts d’autobus. Maestro est l’équivalent du sonnet de Rimbaud ou du brouillon de Maupassant, et non seulement sa mise au jour a été accueillie par une indifférence totale, mais, pour 99 % des amateurs, l’objet n’est même pas identifié comme appartenant aux littératures dessinées. »

Novateur, Maestro l’était à plus d’un titre. Ainsi, c’est probablement l’une des seules bandes dessinées du XIXe à user du procédé auquel j’ai proposé de donner le nom de tressage, qui consiste à orchestrer des rimes, des correspondances, entre des motifs graphiques disséminés dans le récit [2].
Un motif iconique apparaît récurrent tout au long de ce roman dessiné, celui de la clef. Le motif connaît deux versions : la clef métallique qui ouvre les serrures, et le signe immatériel de la clef de sol.
Le conseiller du roi (ministre ?) représenté à partir de la planche 73 a une grosse clef très visible attachée à un ruban dans le dos, aussi bien sur sa robe de chambre que, plus loin, sur son habit de cour (pl. 89).

Une clef du même type est reprise sur la vignette qui introduit le chapitre III (p. 50 de l’édition de 1999). Le personnage en noir (une sorte de chambellan) représenté sur la planche 155b porte, lui, deux clefs sur son costume.
S’agissant de la clef de sol, les trois musiciens du roi appelés à être évincés au profit du Maestro en portent chacun une, accrochée à un ruban (pl. 97 et 98). Cet insigne de leur statut leur est ôté (pl. 142) quand ils ont perdu les faveurs royales. Ce sera désormais le Maestro qui le portera (pl. 148).

En somme, la première clef symbolise le rang de ceux qui ont leurs entrées au palais, tandis que la seconde signale une autre dignité, celle de musicien du roi.


La vignette d’ouverture du chapitre IV (p. 85) montre le Maestro sous les traits d’un oiseau en cage. Cette cage est une représentation symbolique du palais, véritable « prison dorée » dont il voudrait s’émanciper. Pour sortir d’une cage, on imagine qu’une clef métallique ferait l’affaire. Mais à cet instant, Caran d’Ache procède à une interversion dans les fonctions des deux types de clefs. C’est, en effet, une clef de sol qui permettra au Maestro de s’évader du palais avec son domestique (pages 99-100) : elle sert de crochet suspendu au balcon.
L’œuvre étant inachevée, il serait hasardeux de se livrer à aucune conjecture sur les manifestations du motif de la clef qui n’auraient sans doute pas manqué de jalonner la suite du manuscrit. (Une clef de sol apparaît encore, brodée sur le pyjama que porte le Maestro lors de sa première nuit de liberté.) Il est patent, en tout cas, que, dans cette fable sur les relations entre l’art et le pouvoir, il s’agit d’un motif structurant autour duquel se nouent les enjeux symboliques du récit.

Les cahiers de dessins du Louvre

La version de Maestro publiée en 1999 compte cent huit planches à l’encre de Chine, dont une petite dizaine seulement paraissent inachevées. Ces pages ne forment pas une suite continue : le manuscrit comporte d’évidentes lacunes. La plupart des planches n’étant pas numérotées, l’ordre même dans lequel nous avons cru pouvoir les disposer peut, en tel ou tel endroit, être remis en question.
Dans ma préface à l’album, je formulais l’hypothèse que d’autres fragments du manuscrit pourraient être retrouvés, permettant de proposer, dans le futur, une édition plus complète.
Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir, fin 2001, au Département des Arts Graphiques du Louvre, quatre grands cahiers réunissant des dessins de Caran d’Ache, et surtout quand j’identifiai le contenu de ces albums : à l’exception des quatre premiers dessins réunis dans l’album l, les volumes l, II et III sont entièrement composés de matériaux relatifs à la genèse de Maestro. On n’y trouve aucune planche achevée, mais plus de cent quarante esquisses ou variantes, et dix feuillets manuscrits relatant, sous forme de synopsis, la fin que l’auteur envisageait de donner à son récit.

Caran d’Ache étant un artiste du XIXe, il relève, en principe, du domaine couvert par le musée d’Orsay. Je n’avais pas manqué d’interroger, en son temps, la documentation d’Orsay, et m’étais vu certifier que le musée ne possédait aucune œuvre de ce dessinateur. Je n’avais pas supputé alors qu’il fallait me tourner vers le Louvre (les deux musées ayant une conservation partagée en ce qui concerne les arts graphiques), et sans un concours de circonstances pour le moins improbable, je n’aurais sans doute jamais découvert l’existence de ces albums [3].

© Musée du Louvre, département des Arts graphiques

Si leur existence n’est une révélation que pour moi, en revanche leur contenu n’avait pas fait jusqu’à présent l’objet d’une identification précise, qui était, on doit l’admettre, difficile à opérer sans un rapprochement avec le manuscrit acquis et publié par le Musée de la bande dessinée.
Parmi les dessins conservés au Louvre figurent les brouillons ou variantes de quelque trente-trois pages apparaissant dans l’album publié. (Je ne saurais assez conseiller aux lecteurs qui le possèdent de se munir de leur exemplaire avant de prendre connaissance de la suite de cet article, car nous aurons à y faire constamment référence.) Il s’agit, très précisément, des pages 26, 62, 64, 68, 70 à 75, 77, 78, 80 à 83, 85 à 91, 94, 96, 98 à 104, et 116.
J’ai parlé de brouillons et de variantes, ce qui appelle quelques éclaircissements. Cet ensemble nous renseigne en effet de façon irréfutable sur la méthode de Caran d’Ache. Les premières ébauches, assez sommaires (on peut les qualifier de « mises en place » des scènes représentées), sont invariablement tracées au crayon bleu. Une esquisse plus poussée vient ensuite, pour laquelle l’artiste usait, semble-t-il, indifféremment de bleu ou de rouge. Le crayon graphite noir était réservé, si nécessaire, à préciser certains détails sur l’esquisse de couleur ; quelquefois le dessin entier était repris une dernière fois avec cet instrument sur une feuille séparée, sorte de mise au net du brouillon avant encrage. Il est certain qu’à chaque étape, Caran d’Ache s’appuyait, par transparence, sur l’état précédent.

Quatre versions successives d’une même page...


Les brouillons de Maestro qui se trouvent au Louvre présentent des états très divers et correspondent donc aux diverses strates colorées décrites ci-dessus. Les plus intéressants sont naturellement ceux qui présentent des variantes avec la version encrée figurant dans l’album de 1999. Il n’est pas toujours possible de trancher s’il s’agit de variantes abandonnées au profit de la version finale, ou si l’on a là l’indication de pages manquantes dans le manuscrit, qui se situeraient immédiatement avant ou après telle ou telle page connue, sans en différencier autrement que par un élément mineur.
Cette deuxième hypothèse peut en tout cas être retenue en ce qui concerne les quelque seize variantes recensées pour les seules pages 87 et 91 (soit les numéros 8509, 8511, 8512, 8513, 8516, 8517, 8518, 8521, 8529, 8530, 8531, 8532, 8533, 8537, 8538 et 8539) ! Ces deux pages, à la composition presque identique, montrent le roi et le maestro faisant de la musique ensemble. Seule l’évolution physique des protagonistes différencie les scènes, trahissant le passage du temps : en page 91 on peut voir que le roi a forci et que notre maestro s’est laissé pousser une moustache. Dans la version publiée, le roi joue du violon en page 87 (le maestro fait la moue tout en portant la main à son oreille comme pour se protéger) et de la harpe en page 91. Dans les variantes que nous avons découvertes, on le voit jouer de divers cuivres (trompette, trombone, etc.), de la flûte, du violoncelle, etc. Sur deux de ces dessins, le maestro baille ostensiblement. Il ne fait aucun doute que Caran d’Ache avait prévu d’étoffer ces deux séquences, en faisant se succéder un assez grand nombre de pages très semblables. Il se serait agi, par cet effet de répétition, d’insister sur le caractère itératif, vraisemblablement quotidien, des séances de musique imposées au maestro par le souverain mélomane. La diversité des instruments joués par le roi aurait témoigné de sa prétention à les maîtriser tous. (L’esquisse au crayon rouge numérotée 8494 montre d’ailleurs le roi faisant découvrir au jeune maestro sa collection d’instruments.) Les mimiques de plus en plus indifférentes ou dégoûtées du pianiste prodige auraient, à elles seules, informé le lecteur sur la médiocrité des prestations royales, assurant le comique de la séquence et établissant ce que l’enfermement à la Cour pouvait avoir d’insupportable pour le génial protégé du roi.

Un autre gag apparenté à cette thématique, développé dans plusieurs esquisses (8515, 8534 et 8605), montre sa Majesté portant sur le dos un énorme cuivre, genre trombone (on le lui voit à la page 104 de l’album publié en 1999), avec lequel il peine à gravir les escaliers du château et surtout qui l’empêche de passer les portes.
Enfin, l’insistance sur les fastidieuses séances de musique devait aussi permettre à Caran d’Ache de mettre en scène la disparition du maestro lors de sa fuite. En effet, l’esquisse 8519 montre le roi prêt à jouer, agacé de devoir attendre son partenaire dont le tabouret, devant le piano, occupe, désespérément vide, l’avant-plan de l’image. La reprise de la composition graphique répétée dans les séquences précédentes souligne, par différence, l’absence d’un des deux protagonistes. Dans l’ordre du manuscrit, c’est sans doute la page correspondant à l’esquisse 8535 qui venait ensuite : on y annonce au roi la disparition du maestro. Ces deux pages précédaient certainement la page 104 de l’album, où le roi, qui s’est rendu dans les appartements du musicien, constate que celui-ci s’est servi d’une échelle de corde pour s’enfuir. Cette planche montre aussi, posée sur une table à l’avant-plan, une enveloppe fermée. L’esquisse 8617 correspond certainement à la page qui devait lui succéder : le roi y découvre en effet la missive d’adieu. Ainsi, la confrontation entre le fonds du Louvre et celui d’Angoulême permet de reconstituer l’enchaînement conduisant à la page 105 où le roi, comprenant qu’il a perdu son compagnon, laisse éclater son chagrin.

© Musée du Louvre, département des Arts graphiques

Quelques autres scènes inédites peuvent être conjecturées à la lumière des dessins réunis dans les trois cahiers conservés au Louvre, mais aucune ne paraît déterminante pour la compréhension ou le déroulement du récit.
Un premier ensemble d’esquisses (8502, 8503, 8504, 8505, 8506) montre le roi se faisant servir un repas, qu’il mange seul. L’intérêt, soit dramatique soit comique, de cette ébauche de séquence ne m’apparaît pas clairement. Un deuxième groupe (8561, 8562, 8563, 8573, 8574, 8585, 8593, 8594) met en scène le ministre qui a présenté le maestro au roi, sa voiture roulant vers le palais royal, et les deux négrillons employés à son service (cf. les pages 46, 47, 60, 61 et 62 de l’album). Ces derniers sont apparemment punis pour quelque méfait difficile à identifier.
Deux esquisses (8578 et 8579) semblent former un embryon de séquence qui devait vraisemblablement trouver place vers la fin du manuscrit, en l’état où nous l’avons publié. La première montre quatre pianos de concert disposés côte à côte sur une estrade où figurent ces mots : « piano match ». Aucun personnage n’est visible. La seconde figure un coup de canon qui semble marquer le début de cette énigmatique compétition musicale.
Enfin, plusieurs esquisses (8566, 8571 et 8572bis) montrent, aux côtés du premier protecteur du maestro, un personnage féminin (déjà visible dans l’album, page 22) dont je ne saurais décider s’il s’agit de son épouse ou d’une invitée. Elle a en tout cas l’allure d’une « grande dame » et sa silhouette offre même quelque ressemblance avec celle de Sarah Bernhardt.

Les autres dessins qui ne correspondent à aucune page de l’état final (publié) du manuscrit ne semblent pas pouvoir être reliés entre eux. Un dessin amusant (8601) atteste que le maestro devenu adulte a conservé l’habitude, qu’on lui voyait contracter à l’initiative de son domestique à la page 90 de l’album, de poser des poids sur ses mains pendant son sommeil, afin d’être forcé à étendre des doigts crispés par l’exercice. Seulement le poids a augmenté avec les années : de dix kilos à chaque main, le voilà passé à vingt.
Le plus intéressant, tant du point de vue artistique que parce qu’il renforce la référence à Louis II de Bavière accréditée par de nombreux indices, montre le roi ̶ muni d’une harpe ̶ et le maestro effectuant une fort romantique promenade nocturne sur un lac, à bord d’une barque en forme de cygne (8544).

Le troisième cahier comprend enfin un projet de couverture pour l’ouvrage projeté par Caran d’Ache et laissé inachevé ̶ pour des raisons à propos desquelles on ne peut que se perdre en conjectures. Ce dessin (8628) est surmonté d’un titre qui n’est plus Maestro, comme l’auteur l’indiquait dans sa lettre au Figaro, mais bien Les Mémoires du maestro.

En 1999, j’indiquais, à la page 11 de l’album publié par le Musée de la bande dessinée, que les dernières pages du manuscrit suggéraient « une carrière de pianiste itinérant ». Cette hypothèse est désormais accréditée par l’esquisse de la page qui devait introduire le chapitre VI (8625) : on y voit un train effectuant un voyage tout autour d’un monde symboliquement miniaturisé.

La lettre au Figaro par laquelle le projet de Maestro était connu, et qui me permit d’identifier le manuscrit lorsqu’il me fut soumis, est, elle aussi, conservée au département des Arts graphiques du Louvre, dans le fonds des Autographes (cote AR6a). Je ne l’avais citée jusque-là (dans le catalogue de l’exposition Les Années Caran d’Ache en 1998, puis dans ma préface à l’album de Maestro l’année suivante) que d’après la retranscription qui m’en avait été communiquée. Ayant eu accès au document même, j’ai pu constater qu’il ne correspond pas tout à fait au texte produit.


La lettre, telle que nous la connaissons, est inachevée. Elle s’interrompt abruptement au bas du quatrième feuillet [4]. Ses derniers mots sont : « Si le prix de l’impression le permet, l’on pourrait voir et étudier la question de la couleur. » Les quelques lignes que j’ai par deux fois citées à la suite de cette phrase comme appartenant encore à la lettre constituent en réalité, comme j’ai pu maintenant le vérifier, le début d’un autre document conservé dans la même chemise ̶ d’où la confusion de mon correspondant, reprise à mon compte. Ce document (cote AR6b) est beaucoup plus long, puisqu’il ne compte pas moins de 23 pages, sur lesquelles Caran d’Ache a écrit, en très gros caractères, au crayon bleu, ce que l’on peut considérer comme le synopsis de Maestro tel qu’il l’envisageait tout d’abord.

Il ne me paraît pas nécessaire de retranscrire ici la totalité de ce manuscrit. La lecture en est assez fastidieuse, mais cependant instructive, puisqu’elle montre l’évolution radicale subie par le projet au cours de son élaboration. Il n’y a rien de commun, en effet, entre l’intrigue initiale et ce que Caran d’Ache a dessiné, sinon d’avoir un musicien prodige pour protagoniste. Dans sa première version, Maestro était l’histoire d’un mariage raté. La fille d’une famille bourgeoise épousait le maestro, « un homme de génie, quelque chose comme le Don Quichotte de la musique, toujours l’air inspiré, détaché des choses d’ici-bas, improvisant toujours. » Elle découvre peu à peu que « la gloire du mari ne fait pas le bonheur de la femme. Quand, dans le monde, il est acclamé, elle reste inaperçue. Dans tous les triomphes de l’artiste, rien pour elle ou peu de choses. » De plus en plus malheureuse, la jeune épousée finit par demander le divorce pour incompatibilité d’humeur.

La trame, on le voit, était plutôt mince. Le synopsis ne mentionne que deux personnages secondaires : le père de la mariée, et l’accordeur de pianos, aussi gai que le maestro est sombre. La part la plus amusante concerne les œuvres composées par notre génie. Toutes les circonstances de sa vie lui inspirent des compositions ; toujours on le retrouve au piano, improvisant ; il compose la musique de sa vie et ne vit pas.

Le trousseau exposé : le maestro compose Blanc partout, valse brillante.
La mairie : le maestro compose Dis-moi oui !, polka pour salons.
Le jour du mariage, à l’église. Le maestro est en retard. On court le chercher. Il est train de composer La Marche nuptiale, tempo di marcia.
(...)
Le bal : on le trouve en train de composer Loin du bal, valse lente.
La nuit.
Le matin, en regardant malicieusement sa jeune femme, compose le Petit Ruisseau.

Il n’y avait certainement pas là matière à captiver le lecteur pendant « 360 pages environ ». Caran d’Ache s’en aperçut certainement et transforma son drame bourgeois (le synopsis fait allusion à Paul de Kock) en une sorte de conte de fées plus riche en rebondissements.

J’ai gardé pour la fin les feuillets 8630 à 8630.10, recueillis dans l’album III, qui forment eux aussi une sorte de synopsis, celui de ce qui eût été la conclusion de l’ouvrage, tel qu’il nous est parvenu. Voici la retranscription complète du texte, écrit au crayon bleu sur les pages d’un grand cahier ligné. Les dates 1893 et 1894 y figurent à l’encre de Chine, et l’écriture, une fois encore, est incontestablement celle de Caran d’Ache, si caractéristique avec son mélange de lettres bâton et de bas de casse. J’ai rétabli l’orthographe et, quand c’était nécessaire, modifié ou complété la ponctuation.

_ − Mais j’ai toujours mes cheveux ! Là dans le coffre-fort... À triples verrous… Et je suis toujours le grand maestro ! Ah- tschi !... je m’enrhume ! Oh la rage, je suis perdu !
Il s’évanouit. Silence. Il revient à lui. Regarde autour de lui.
− Oh mon piano ! Mon seul ami. Tu me restes.
Il se traîne péniblement. Il joue. Qu’est-ce ? Plus rien ! Pas d’inspiration ! À bout de force ! Il se ranime. L’étincelle de génie ! La dernière ! Il compose une marche funèbre.
− De l’air !
Péniblement il va à la fenêtre... l’ouvre... Un fort souffle d’air entre dans la chambre et fait envoler la draperie qui cachait le buste de Wagner :
− Oh, lui... lui !
Se précipite à son piano. Relève le couvercle et le referme sur lui.
Il s’asphyxie !
Épilogue.
Une année se passe. Le comité est formé pour ériger un monument à la gloire du maestro. Le Président du comité, Mr Arthur Meyer, reçoit les plans, coupes et élévation du monument [des mains] d’un pieux ami qui n’est autre que l’ingénieur chauve. Quelle noble pensée ! Quel noble cœur !
Le monument est inauguré. Discours prononcés par membres de l’Institut et un ministre chauves ! « Car il était des nôtres !... » La veuve touchée au cœur par la noble conduite de son ami d’enfance lui donne la main ! Le mariage est célébré dans la plus stricte intimité, par un sentiment de délicatesse que tout le monde comprendra.

Un ajout écrit au verso de la page précédente semble devoir être intercalé ici :

La jeune femme ferme le piano à cadenas et donne la clef à l’ingénieur en ouvrant la fenêtre.
− « Jette-là ! », lui dit-elle. Il a compris. Bonheur.
Ils ont beaucoup d’enfants qui apprennent... le violon !
PS. Le Ténor s’est fait croupier.
FIN.

Deuxième ajout, en rouge :

Après tout la jeune fille peut être seulement fiancée au maestro. Ce qui serait plus convenable. Elle viendrait avec ses parents visiter l’hôtel de son futur mari. « Quel est ce coffre-fort ? », etc. Ils feraient le voyage à Venezia en famille. Et à la soirée de la Duchesse, elle s’attendrait au triomphe de son fiancé. Après l’éclat entre deux rivaux, elle viendrait avec ses parents courroucés demander les explications chez le maestro et c’est le chien (son ennemi) qui trouverait les perruques de rechange qu’il apporterait dans sa gueule sur la scène en regardant finement les gens ! Cette version serait plus convenable pour amener le mariage avec l’ingénieur.

Plusieurs réflexions naissent à la lecture de ces feuillets si suggestifs et prodigues en révélations.
La brutalité du début de ces notes, in media res, me fait supposer que ces feuillets étaient les derniers d’un synopsis complet (le deuxième, qui avait supplanté celui résumé ci-avant) dont les autres pages, jusqu’à preuve du contraire, se sont perdues.
Le synopsis contredit quelque peu le titre envisagé par Caran d’Ache, dans la mesure où des Mémoires ne se prolongent pas, d’ordinaire, jusqu’à la mort du narrateur et au-delà !
Notre méconnaissance des scènes qui auraient dû s’intercaler entre le manuscrit que nous connaissons et ce tragique final fait que nombre d’éléments paraissent quelque peu obscurs.
À commencer par cette insistance sur les perruques et la calvitie, dont on peut seulement conclure que le Maestro avait dû perdre ses cheveux à un moment quelconque.
Les personnages de la mariée (ou simple fiancée), d’Arthur Meyer, du Ténor et de la Duchesse n’apparaissant pas dans la centaine de pages publiées, on mesure à leur seule évocation la richesse des épisodes manquants et l’ambition narrative de ce « roman dessiné » dont le scénario prévoyait tant d’acteurs et de péripéties.
Quant à « l’ingénieur chauve », il s’agit probablement du bonhomme apparaissant aux pages 112, 113, 114 et 115 de l’album, le concepteur de cette surprenante caisse à transformation destinée à accompagner le maestro dans ses voyages.

Les documents autographes comme les quatre cahiers de dessins ont tous la même provenance. Ils sont entrés dans les collections nationales à la faveur du legs d’Étienne Moreau-Nélaton, en 1927. Peintre, graveur, céramiste et historien de l’art (spécialiste du XVIe siècle français et du XIXe), Moreau-Nélaton compte parmi les plus importants donateurs du Louvre (mais aussi du Musée des Arts décoratifs et de la Bibliothèque nationale). En 1906 et 1907, il avait fait un don d’une centaine de toiles, parmi lesquelles nombre de Corot et de Delacroix, et surtout le fameux Déjeuner sur l’herbe de Manet. Son legs de 1927 enrichit le musée de plus de trois mille dessins et d’une collection d’autographes.
Le Louvre avait alors parfaitement identifié les dessins de Caran d’Ache comme étant les dessins préparatoires pour un ouvrage inédit qui se serait intitulé Maestro. En témoigne le texte du conservateur adjoint Gabriel Rouchès qui figure dans l’opuscule publié en 1927 pour accompagner l’exposition sur « La donation Étienne Moreau-Nélaton » à la Bibliothèque nationale. Cette identification a, par la suite, disparu des mémoires. La cause en est certainement le destin séparé des autographes et des cahiers de dessins, inscrits sur des inventaires différents. De sorte que le Louvre, lorsqu’il a, par deux fois, exposé la fameuse lettre au Figaro (en 1968 et en 1991), ne faisait plus aucune référence aux dessins en sa possession relatifs au même projet. En consultant, le 30 juillet 2001, sur écran, l’inventaire des collections d’art graphique, j’ai pu vérifier qu’en effet, les dessins conservés dans les Cahiers l, II et III n’étaient pas identifiés comme relevant de l’ouvrage projeté sous le titre de Maestro. L’album du Musée de la bande dessinée faisant foi, cette omission a pu être réparée.
Étienne Moreau-Nélaton ne s’intéressait pas seulement à la peinture, mais encore à l’affiche, à l’illustration, aux arts décoratifs et à la caricature. Il avait une prédilection pour les albums de croquis, les carnets d’artiste, et en réunit un grand nombre. Comme l’a relevé Vincent Pomarède, « il a voulu réellement montrer, avant l’heure, non pas la rupture de l’impressionnisme vis-à-vis de son époque, mais sa forte insertion dans le panorama complet de son temps. Pour lui, il faut comprendre dans le même temps Manet, Prud’hon, Delacroix, Monet et Caran d’Ache pour parvenir à un commencement de vérité dans la lecture de la création au XIXe siècle [5]. »

En fait de caricature, le legs au Louvre ne comprend pas seulement les dessins de Caran d’Ache, mais encore trois albums de Forain ainsi que des dessins de Henri Pille et Alphonse de Neuville. La donation d’estampes faite à la Bibliothèque nationale comporte, elle, 45 lithographies de Forain.

Je n’ai pu retrouver dans quelles circonstances Moreau-Nélaton avait fait l’acquisition des dessins de Caran d’Ache. Né en 1859, il était, à quelques mois près, le contemporain de l’auteur de Maestro. Comme son atelier se trouvait à Montmartre, non loin du cabaret du Chat noir, il y a toutes les apparences que les deux hommes se sont connus. Sans qu’il soit possible de l’affirmer, il est donc possible que les dessins soient passés directement des mains de l’artiste dans celles du collectionneur.
Avec le rapprochement entre l’album édité par le Musée de la bande dessinée et ces trois cahiers d’esquisses, le passionnant projet de Caran d’Ache a gagné en épaisseur et son inachèvement toujours mystérieux nous laisse encore davantage de regrets.

Le puzzle se complète

En 2001, deux autres dessins originaux encrés de Maestro ont été identifiés dans une collection particulière. Le collectionneur, Pierre-Édouard Noyelle, a généreusement proposé de se défaire de l’un d’eux au profit du musée. Il s’agit d’une planche comportant trois dessins, qui semble coïncider avec l’arrivée au palais du jeune prodige et de son protecteur, lequel demande à un laquais enrhumé d’aller les annoncer.
L’autre planche, conservée par son heureux possesseur, se compose d’un dessin unique mais dans lequel s’enchevêtrent de nombreux motifs et personnages. Il représente, en effet, un rêve de Maestro (déjà âgé, les doigts immobilisés par des poids de 20 kilos), dans lequel on peut notamment reconnaître des célébrités de la scène parisienne, telles Sarah Bernhardt et Yvette Guilbert.

En 2003, le même Pierre-Édouard Noyelle me communiquait une copie d’un contrat autographe récemment acquis par ses soins. Il ne s’agit rien moins que du contrat d’édition relatif à Maestro, signé le 13 août 1894, à Paris, entre la Société du Figaro et Caran d’Ache ! On ignorait jusque-là quel accueil le journal avait réservé à la lettre de l’artiste.
Désormais, le seul vrai mystère concerne donc les raisons pour lesquelles un projet aussi avancé et accepté par un éditeur est finalement demeuré inachevé.
Les termes du contrat sont les suivants : le manuscrit aurait comporté 360 pages de dessins. L’ouvrage aurait été publié à 20 000 exemplaires, au format in-18°, et vendu 3,50 F. Une avance de douze mille francs était consentie à l’auteur, payable en trois fois. Détail important : l’article 6 stipule expressément que « les dessins originaux [seraient restés] la propriété de Monsieur Caran d’Ache. »
Ce contrat avait été vendu en 1909 lors de la dispersion de l’atelier et des papiers du dessinateur [6].

Sur le remarquable site Töpfferiana, Antoine Sausverd a rapporté plusieurs trouvailles supplémentaires.
En novembre 2009, il reproduisait une planche vendue sur eBay. Numérotée 167, elle prend place au début du chapitre IV de Maestro et représente le jeune prodige faisant de la musique (lui au piano) avec le roi (au violon). Comme le remarque Sausverd, cette planche clôt une séquence dont les Cahiers du Louvre comptent quatre esquisses [7].

En mars 2012, il présentait un cahier appartenant à M. Didier Masset, lequel le tenait de son grand-père, ami avec Caran d’Ache. Il s’agit « d’un épais ouvrage broché, au format d’un roman in-octavo (12,5 x 21 cm), composé d’environ 430 pages qui étaient à l’origine vierges. Caran d’Ache s’est servi de cet exemplaire comme d’un support préparatoire, lui permettant de travailler directement dans le format définitif et de se rendre compte concrètement de l’œuvre à venir. Il a commencé par en numéroter les pages au crayon, dans le coin supérieur et extérieur de chacune d’elles. Dès les premières feuilles, le dessinateur a jeté sur le papier le début de son histoire, racontant notamment l’enfance de son héros. Caran d’Ache a également esquissé d’autres scènes, espacées entre elles de plusieurs pages sans dessins qu’il avait probablement prévu de remplir par la suite [8]. »
Ce premier jet, écrit Sausverd, « offre un déroulement complet du début de l’histoire et nous révèle notamment la prime jeunesse du héros, avant qu’il n’ait entre les mains un véritable instrument de musique. » Mais une autre séquence, directement dessinée à l’encre, apparaît après plusieurs dizaines de pages laissées vierges. « Caran d’Ache [y] relate le séjour du Maestro sur une île exotique. Capturé par une tribu anthropophage, le musicien est amené devant leur roi. Ligoté et assaisonné de tubercules par le cuisinier local, il se débat pour ne pas être embroché et passé sur le feu. Dans la lutte, il se saisit d’ustensiles de cuisine avec lesquels il frappe ses ravisseurs affamés. Avec une cuillère, le maestro frappe la dentition d’un de ses ravisseurs et des notes de musique sortent de ce coup. Le musicien continue de taper et c’est une véritable mélodie qui s’échappe de la bouche de sa victime. Le roi et son peuple accourent, enchantés par cette musique. Bientôt, tous dansent au rythme de ces notes que le musicien lit sur des partitions qui ornent ses vêtements sortis de sa valise… Le Maestro apprend au roi à jouer de ce xylophone dentaire. Le souverain s’exerce sur ses sujets ; maladroit mais persévérant, il casse de nombreuses dents sans pouvoir en sortir un son correct. Le roi étant complètement absorbé par ses exercices, le maestro profite de la situation pour s’enfuir. Sur la côte, il fait signe à un navire américain de passage qui vient le secourir. »
Le dernier chapitre ébauché dans ce brouillon débute par une planche « où le maestro sur le pont avant du bateau découvre la statue de la liberté qui se détache au loin. Dans le bas de l’image, Caran d’Ache a écrit en grandes lettres : “New-York !”. Dans les pages qui suivent, on découvre que la renommée du héros a traversé l’Atlantique et le musicien est accueilli aux États-Unis comme une vedette. Dans la rue, il s’arrête surpris devant une affiche annonçant un “Great Concert” joué par trois musiciens. » Trois ultimes esquisses laissent deviner la suite : « Le Maestro piqué au vif par ces concurrents organise un duel musical. Ainsi, la première de ces pages isolées représente une grande affiche qui annonce : “This Day / Great Piano-Match”. Cette confrontation opposera, comme l’indique l’affiche, le Maestro aux trois pianistes, nommés Doré, Miffa et Sollassi. »

En février 2015, enfin, paraissait, toujours sur Töpfferiana, un article intitulé « Les habits neufs du “maestro” », annonçant le passage, dans une vente aux enchères bruxelloise, d’un nouveau feuillet de Maestro. Cette page, numérotée 158, viendrait s’insérer entre les pages 82 et 83 de l’album de 1999 et représente « un tailleur habillant de neuf le futur domestique du jeune musicien prodige, que l’on peut apercevoir à droite des deux hommes. Ces trois personnages se regardent dans un grand miroir sur pied, sous la surveillance du roi, au fond. » [9] Il attirait également l’attention sur une histoire en images du même artiste « publiée dans le supplément illustré du Journal daté du 28 janvier 1894, soit six mois avant que Caran d’Ache ne propose son projet de « roman dessiné » au Figaro. “Le grand match de mille heures” retrace un duel entre deux pianistes marathoniens, devant un jury composé de quatre témoins. La compétition s’éternise sans que les deux concurrents ne puissent se départager. Les jurés, par contre, ont succombé l’un après l’autre à cette interminable épreuve et finissent tous à l’asile de fous… » Sausverd commente pertinemment : « Deux éléments rattachent cette histoire au Maestro : tout d’abord, on retrouve une scène de piano-match similaire dans des dessins préparatoires de ce roman dessiné ; ensuite, dans la dernière vignette, les deux pianistes concurrents rendent visite aux jurés à l’asile de Charenton. L’un de ces visiteurs, tenant un paquet de tabac, semble être Paderewski, le célèbre pianiste qui déclenchait les passions à l’époque, et qui servit très probablement de modèle à Caran d’Ache pour imaginer son musicien prodige. »

Ainsi le chef-d’œuvre retrouvé de Caran d’Ache se précise-t-il peu à peu. On ignore toujours dans quelles circonstances les éléments qui le composent ont été dispersés. Il est très probable que d’autres fragments tombés entre des mains privées seront encore identifiés dans les années à venir, mais, à moins qu’un dessinateur d’aujourd’hui ne relève le défi de lui donner une fin, l’histoire du Maestro restera à jamais inachevée, conservant une partie de ses mystères.

Thierry Groensteen

[Cet article est une synthèse, revue et complétée, des textes parus dans Neuvième Art Nos.4, 7 et 9 en 1999, 2002 et 2003.]

[1Les Années Caran d’Ache, exposition présentée du 21 janvier au 3 mai 1998

[2] Cf. mon essai Système de la bande dessinée, PUF, 1999, pp. 173-186

[3] L’album 1 comporte les dessins inventoriés sous les numéros 8482 RF à 8543 RF ; à l’album II correspondent les numéros 8544 RF à 8590 RF ; à l’album III, les numéros 8591 RF à 8629 RF, plus les pages manuscrites 8630 à 8630.10. Ces albums sont des reliures confectionnées a posteriori pour la conservation des dessins. Le quatrième album, au contraire, est un authentique cahier grand format utilisé par Caran d’Ache pour ses recherches graphiques. Utilisé tête-bêche, il comporte des esquisses au crayon graphite noir sans relation avec Maestro.

[4] Écrite à l’encre, elle se compose de deux doubles pages, H 32,1 cm x L 24,7 cm.

[5] Vincent Pomarède, Étienne Moreau-Nélaton, un collectionneur peintre ou un peintre collectionneur, thèse publiée à compte d’auteur, 1988, p. 3.

[6] L’atelier de Caran d’Ache fut dispersé au cours de deux ventes ; la première eut lieu les 10 et 11 juin 1909, la seconde les 22 et 23 décembre de la même année.