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quand le livre se dépl(o)ie…

Christian Rosset

Thierry Groensteen avait déjà rendu compte, sur ce blog, du dernier livre de Marc-Antoine Mathieu S.E.N.S. L’ouvrage se prolonge aujourd’hui à Saint-Nazaire sous la forme d’une vaste exposition, conçue et scénographiée par l’auteur et l’équipe de l’agence Lucie Lom. Christian Rosset et Pascal Krajewski l’ont tous deux visitée et, sans se concerter, ont voulu faire profiter les lecteurs de Neuvième Art de leurs impressions. Voici donc une double lecture du même événement.

[Juin 2015]

1.

S.E.N.S. est un livre de Marc-Antoine Mathieu publié aux éditions Delcourt en 2014. J’ai un temps pensé que le véritable titre de cet ouvrage était « → » – ce signe noir en forme de flèche, apposé en tant qu’incitation à le parcourir de gauche à droite, selon le sens habituel de la lecture. Ce signe est imprimé en haut sur la couverture (sous le nom de l’auteur) ainsi qu’au centre, sur le dos, donc à la place réservée traditionnellement au titre. Mais il semble que les médias, la presse (tout ce beau monde qui suit comme un seul homme les recommandations de la chaîne du livre) ne soient pas encore prêts à accepter un titre qui ne contienne pas au moins une des lettres de l’alphabet (ou à la rigueur un chiffre) – car comment le prononcer alors, pour en parler ou pour le vendre ? Ce questionnement n’est pas nouveau. Sans remonter à Mallarmé, je me souviens qu’Edmond Jabès avait souhaité titrer le septième ouvrage de son Livre des questions (Gallimard, 1973) d’un simple point imprimé en rouge entre les noms de l’auteur et de l’éditeur. Mais Gallimard ne l’avait pas entendu ainsi. Si l’inscription de cet unique point rouge sur le dos lui avait été accordée, en ce qui concerne la couverture, cela avait été une autre affaire : Jabès avait dû ajouter, en lettres capitales as usual, noires cette fois (immédiatement sous son nom et nettement au-dessus de ce point rouge), El ou le dernier livre – sous-titre devenu aussitôt pour les journalistes et les libraires le nom du livre. Six ans auparavant, le même éditeur avait permis à Jacques Roubaud d’intituler son premier grand livre de poésie « ∈ ». On peut imaginer que c’était parce qu’il était alors possible de confondre ce symbole mathématique avec la lettre « E ». Roubaud avait eu aussi un allié de poids en la personne de Raymond Queneau qui s’y connaissait en signes et symboles. Quand il arrive que tel journaliste ou tel exégète prononce ce titre (« ∈ »), on entend le plus souvent epsilon, renvoyant à la lettre grecque, alors qu’il serait plus exact de dire signe d’appartenance.

Dessin de Marc-Antoine Mathieu ayant servi pour l’affiche.

Donc : S.E.N.S. – ce qui n’est finalement pas si mal (la prononciation n’en est d’ailleurs pas évidente : le visuel est ici plus fort – c’est-à-dire ouvert, polysémique – que le son que l’on peut en tirer). Le lecteur qui a acheté le livre n’y trouvera d’ailleurs nulle part inscrit le mot “S.E.N.S.”, ce qui ne signifie pas qu’il y a un sens caché. Le visiteur de cette transposition que Lucie Lom vient d’opérer à partir de ce livre dans l’espace du LiFE à Saint Nazaire le trouvera par contre très vite inscrit frontalement, dès son entrée dans les lieux, en tant que titre de cette nouvelle œuvre singulière et collective (Lucie Lom étant un atelier de quatre permanents – Marc-Antoine Mathieu, Philippe Leduc, Elisa Fache et Isabelle Rabillon – dont les trois premiers ont œuvré sur l’installation de “S.E.N.S au LiFE”, s’associant avec un musicien dont le nom n’est curieusement répertorié nulle part sur les papiers officiels de l’exposition – dossier de presse, flyer, etc. – et dont M.-A. M. me rappelle opportunément le nom : Patrice Grupallo).

Avant de pénétrer plus avant les lieux, il faudrait dire en quelques mots ce qu’est le LiFE. Depuis 2007, il s’agit d’un espace voué aux arts contemporains – le pluriel s’impose –, installé dans l’alvéole 14 de la base des sous-marins de Saint-Nazaire (qui avait été construite sous ordre de l’occupant allemand entre 1941 et 1943). C’est un chef-d’œuvre d’architecture paradoxal, car bâti au prix d’innombrables transgressions au code du travail (combien de morts d’épuisement pour réaliser cette superbe construction en béton ?). Mais il faut bien reconnaître que nous restons aujourd’hui bouche bée face à un lieu d’une aussi grande beauté, enfin métamorphosé en espace de création (signalons notamment le travail remarquable de Gilles Clément qui a créé, sur une partie des toits de cette base, des jardins – d’orpins, de trembles, etc. –, associant science de la botanique, pensée du lieu et relation subtile au vent, donc au hasard).

Cette alvéole fait à peu près 80 m de long sur 20 de large (on nous dit qu’il y a 1460 m2 modulables proposés aux artistes invités, soit une fois et demi la surface déjà imposante d’un étage du musée d’art contemporain de Lyon par exemple). Comme il y a 10 m de hauteur, ça fait un sacré volume. Il serait donc insensé d’accrocher, en un tel lieu, des timbres poste sur les murs : il faut « faire monumental ». Mais, même pour les plus « démiurges » des auteurs de bande dessinée, cela n’est pas si simple à réaliser (le plus curieux avec S.E.N.S., c’est que cette monumentalité n’apparaît jamais en tant que telle. On a même parfois l’impression qu’il s’agit d’un projet intime. Voire modeste. Même si très ambitieux).

2.

Première impression, transcrite sèchement, comme si on devait l’inscrire sur le carnet de bord de la base : l’immersion dans cette installation, ce 20 mai 2015, jour de vernissage, a été concluante. Pour ma part, j’ai passé un moment que j’imagine relativement long – je n’ai ressenti, à aucun moment, le besoin de le mesurer – dans ce qu’il faut bien nommer S.E.N.S. au LiFE, même si ça peut sonner comme un gag (évoquant aussitôt « science et vie » ou « le sens de la vie »).

Une fois quitté l’obscurité et retrouvé ce dehors gris et lumineux qui colle si bien au béton et aux orpins, j’ai pris quelques notes sur place pour ne pas oublier. Je les recopie ici, brutes de décoffrage.

Puisqu’il est question de « → », suivons le mouvement – le sens de la visite – programmé. Les visiteurs pénètrent individuellement l’installation par un couloir plutôt étroit (il faut respecter un léger temps d’attente entre chaque entrée. Lucie Lom nous impose, avec une grande courtoisie, de nous trouver seul, ne serait-ce qu’un court instant, pour que chacun puisse se mettre en condition de regard et d’écoute).

On avance dans ce couloir d’un pas lent. Vague obscurité (mais lumière au loin). Silence (mais pressentiment qu’un monde sonore va s’animer au sortir du chemin). Et soudain, on sent à nos pieds, bien plus qu’on ne le voit, du sable (comme l’irruption soudaine d’un désert ; mais comme nous sommes à St-Nazaire, estuaire de la Loire et bord de mer, on pense plutôt à une plage). On se souvient qu’il n’y a pas si longtemps le lieu était empli d’eau, mais la mer s’est retirée, pour permettre le surgissement, comme rescapé de la noyade, de l’art contemporain. Très vite le son (une musique non instrumentale, mais tempérée : usant d’intervalles repérables) intervient et entre en phase avec ce que l’on voit.

Nous pénétrons alors une première grande pièce (de quelques centaines de mètres carrés – disons un bon quart de l’espace total) qui accueille une scène méthodiquement construite : mix de théâtre (comme un grand dispositif, à la frontière de l’opératique et en attente d’acteur) et de projection (vidéographique : personnage fantôme s’animant à la fois par la grâce d’une machine judicieusement réglée et par le truchement du regard lui donnant corps). Je garde le souvenir, après coup, de la présence de quelques objets aussi discrets que concrets – une table, une chaise – renvoyant à l’idée d’écriture (et/ou de dessin, ce qui revient au même ; mais le personnage projeté est-il le fruit de cette écriture ou la représentation de l’auteur qui vient de quitter sa table de travail à la recherche de quel chemin ?).

Marc-Antoine Mathieu, S.E.N.S., installation, LiFE Saint-Nazaire, 2015. Photo Marc Domage

Juste derrière, un espace scénique imposant, comme bâti de papier froissé, baignant sous la lumière d’un second, plus éthéré et ouvertement nocturne, faisant office de ciel. Dans ce grand décor, quelque chose comme un pendule – une source lumineuse – va, et vient, oscille, d’un mouvement ample, lent, implacable ; et la musique – ce sera la seule fois où on le constatera de manière aussi évidente – accompagne cette oscillation, en phase, de manière quasi hypnotique, propre à susciter la fascination : espace propice à la contemplation où le temps se déroule de manière non comptée, malgré cette pulsion, ou battement de cœur du lieu qui ne saurait faire office d’horloge (à la rigueur de métronome, si on veut : donnant le tempo au visiteur, lui offrant ainsi la possibilité de s’accorder à ce qu’il voit pour mieux respirer).

Incontestable dispositif théâtral, se dit-on. Mais une fois passé ce cap, une fois libéré de cette forme d’hypnose qui a rendu le corps captif, une fois rendu dans une seconde salle bien plus vaste, de théâtre, il n’y aura plus. Le papier froissé de la première salle – ce « grand décor » à la fois simple et complexe géométriquement – se retrouve néanmoins dans la seconde, mais comme si on avait cherché, sans y arriver, à l’aplanir (le papier, une fois froissé, même humidifié et passé sous le lourd rouleau d’une presse, ne retrouve jamais sa planéité initiale). Cela se traduit par une suite d’écrans – comme si les projections, les animations, ne pouvaient fonctionner que sur des surfaces non planes aux dimensions variables (aucune d’entre elles ne semble égale à une autre), positionnées dans l’espace de manière à ce que le regard ne cesse d’aller et venir en tous sens : vers le haut, le bas, la droite, la gauche…

Jeu avec l’échelle : une petite surface doit-elle montrer des signes, des figures, des êtres plus petits que ceux qu’une grande serait à même d’accueillir ?

Une fois installé dans le lieu (une fois dans la peau du personnage du visiteur, double potentiel de celui du livre de Marc-Antoine Mathieu), je prête davantage attention à la musique qui me fait songer à certains principes formels de l’« ambiant » selon Brian Eno (ce prétendu non musicien qui pense davantage les concepts de ses compositions que bien des premiers prix de conservatoire). Faite de boucles superposées selon des périodes inégales, elle change sans cesse tout en demeurant « éternellement » semblable à elle-même. M.-A. M. parle de musique d’état – d’âme. État est un beau mot. Âme est plus suspect, mais on comprend ce qu’il veut dire par là : question d’humeur. Je dirai : musique d’attente et de repos. À la fois tendue et détendue. Pétrifiée et suspendue. Comme cette installation.

Il y a donc, en permanence, quelque chose à écouter, en contrepoint de ce qui est offert au regard. Mais y a-t-il conflit entre la vue et l’ouïe ? Apparemment non, même si parfois, on est en droit de ressentir une forme de lutte, liée (me semble-t-il) à la personnalité de qui regarde et qui écoute et non au dispositif proprement dit.

Sculpture sonore : s’applique à la musique, mais aussi à la totalité de ce qui est mis en espace, matériellement comme virtuellement. Impossible d’imaginer S.E.N.S. au LiFE dans le plus grand silence, ce qui nous éloigne d’autant plus du souvenir du livre originel (cet espace tridimensionnel lui aussi, mais que l’on parcourt de surface à surface, et où la seule musique possible, je veux dire : concrète, est le bruit des pages qu’on tourne).

Demeurant immobile, ou allant et venant au sein de cette alvéole dont on ne perçoit jamais vraiment les limites, le corps est sans cesse sollicité. On est désorienté par ce jeu avec l’orientation. Mais cela se fait en toute complicité. Il y a beaucoup à voir, à sentir et, en même temps, une grande économie – une grande réserve, dans tous les sens du mot : espace réservé, réserve de signes – signe d’un tempérament réservé ?

(On a la tentation de jouer avec les mots, là où de mots, il n’y a pas…)

Abstraction ↔ animalité. Froideur charnelle (peut-on forger ce genre de concepts ?).

On s’imagine parfois être projeté dans une sorte d’aquarium, transformation ludique de la base initiale. On se souvient que « le rêve est l’aquarium de la nuit » (Victor Hugo cité par Jacques Rivette dans Duelle, un de ses films les plus étranges et beaux). Et tout à coup, certains signes ambigus, projetés sur ces surfaces non planes, deviennent de petits poissons, des têtards, des animalcules en formation…

Marc-Antoine Mathieu, S.E.N.S., installation, LiFE Saint-Nazaire, 2015. Photo Marc Domage

Me revient une phrase de Nietzsche que Jean-Luc Nancy a mis en exergue à son livre Le Sens du monde : « INTRODUIRE UN SENS – cette tâche reste encore absolument à accomplir, admis qu’il n’y réside aucun sens. »

Quelle histoire que notre histoire avec ce mot dont le sens est si difficile à saisir… Et ramener à la surface son prétendu contraire – non-sens – n’arrange pas les choses. Car nous voguons assez rapidement, figurez-vous, en territoire de « pleine abstraction », comme le livre se déplie, se déploie, se libérant ainsi du carcan d’une narration figée, pontifiante. Cet impossible (qui n’est en rien illisible ou inaudible) du récit nous conduit aux limites les plus extrêmes de la pensée, là où on ne peut conter que des histoires d’ouverture – de la tête en premier lieu. Ce qui nous conduit à nous montrer, traversant cette installation, le plus ouvert et à gagner en mobilité : bouger les yeux, respirer, devenir tout ouïe – ce qui est une bonne et belle chose et a le pouvoir de nous enchanter.

De l’invisible à lire, matériellement (comme dans toute situation de projection : fantômes lumineux et néanmoins prégnants). Le blanc, le silence, impossibles – et pourtant toujours à l’horizon. Cette transposition qui a nécessité l’abandon provisoire de la solitude essentielle de l’auteur (selon le mot de Blanchot) fait que S.E.N.S. (le livre) a dû être considéré en tant qu’ensemble de matériaux – graphiques, narratifs, conceptuels – à remettre en jeu dans ce nouvel espace et non comme bible (au sens cinématographique).

Immergé dans la musique (j’y reviens une dernière fois), on finit par l’oublier, comme il peut arriver qu’on se détourne des écrans pour l’écouter pour elle-même. Je note que ce continuum musical renforce la discontinuité, côté regard. Qu’est-ce qui change de notre perception si on reste à l’intérieur de cette installation 5 minutes ou 5 heures ? Pouvons-nous, avec le temps (ce temps, comme je l’ai déjà souligné, que l’on ne doit pas compter), atteindre un état second ?

Marc-Antoine Mathieu, dessin extrait de S.E.N.S., éd. Delcourt, 2014.

Le livre transposé dans l’alvéole 14 est de sable (comme souvent chez M.-A. M., certes kafkaïen, mais aussi borgesien). Base de sous-marins : toujours présente, même si l’activité (lumineuse, sonore) qui s’y manifeste tente, sinon de la nier, du moins de la rendre imperceptible. C’est la force du lieu à laquelle Lucie Lom se frotte jusqu’à faire des étincelles.

(Envoi) : on nous informe que, pour la première fois, le LiFE accueille une œuvre d’un auteur de bande dessinée. C’est exact. Et pourtant, nous avons beau connaître le nom de cet auteur ; nous avons beau connaître son travail depuis des années ; nous avons beau avoir gravé dans notre mémoire le livre dont le titre est formé d’un seul signe en forme de flèche horizontale ; la traversée de cette installation monumentale, mais qui n’écrase jamais son visiteur, nous fait vite oublier tant la bande dessinée comme « genre » que l’art contemporain comme « domaine réservé ». Dialogue en cours. Et nulle dissolution, sinon celle des poncifs qui étouffent la création de notre temps.

Christian Rosset