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le théâtre du petit monde : la bande dessinée dans le répertoire dramatique de l’enfance (1919-1940)

Julien Baudry

[Juin 2015]

Entre 1919 et 1940, le Théâtre du Petit Monde (TPM), sous la direction de Pierre Humble (? - 1948), est un des rares théâtres pour enfants de la scène parisienne de l’entre-deux-guerres [1]. Théâtre pour et par les enfants, il propose au jeune public des pièces inspirées des classiques de la littérature enfantine. Parmi elles, de nombreuses adaptations ou dérivations des séries de bande dessinées à succès de l’époque.

Peu ou mal connu, il constitue pourtant un excellent témoignage du succès médiatique des héros de bande dessinée auprès du jeune public et du renouvellement du répertoire littéraire et dramatique de l’enfance à la faveur de l’essor des illustrés et des albums de bande dessinée [2].

Fondation du TPM

Le TPM trouve son origine dans les matinées enfantines organisées par un journal bi-mensuel, Le Petit Monde, édité par François Tedesco et fondé par Pierre Humble à partir d’octobre 1919 [3]. Ces matinées du jeudi ou du dimanche consistent en des galas mêlant des spectacles variés : chants, défilés, opérettes, arts du cirque, projections cinématographiques, conférences... Les enfants sont activement invités à participer et les fêtes du Petit Monde, qui ont lieu dans la salle de conférence de l’université des Annales, visent aussi à animer la communauté des lecteurs de la revue. Puis, à partir de 1921, l’entreprise du Petit Monde, sans abandonner complètement ses autres activités, se spécialise dans la création et la représentation de pièces de théâtres pour enfants, sous l’impulsion de Pierre Humble. Ainsi naît le « Théâtre du Petit Monde » qui, n’ayant pas de salle permanente, emprunte successivement les planches du théâtre Femina, du théâtre Sarah Bernhardt, des Folies-Wagram et du Palais d’Iéna. Reconnu et identifié par les institutions officielles (dont la Société des Artistes et Compositeurs Dramatiques), subventionné par le ministère de l’Instruction Publique, le TPM est la première création durable d’un théâtre pour enfants en France.

Journal Le Petit Monde créé par Pierre Humble. Son prix relativement élevé
suppose une clientèle plutôt bourgeoise. (source : Gallica)

Un théâtre pour enfants existe au moins depuis le XVIe siècle, à travers la tradition du théâtre d’éducation portée par les jésuites, puis par plusieurs auteurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle (madame de Genlis, madame de Maintenon...), mais il s’agit avant tout d’un théâtre pédagogique où le jeu dramatique est destiné à éduquer des enfants-acteurs, et surtout d’une pratique essentiellement aristocratique, privée et amateur. De fait, à l’exception de quelques initiatives isolées, il n’existe pas réellement de théâtre spécifiquement pour enfants jusqu’au début du XXe siècle et l’enfant découvre cet art avec ses parents.

L’initiative de Pierre Humble s’inscrit dans un mouvement plus général de la société française qui réintègre le théâtre dans les loisirs de l’enfant et autonomise les formes d’un théâtre spécifique à l’enfance. Une impulsion nouvelle est donnée à partir des années 1920 pour satisfaire à l’enjeu d’encadrement des activités enfantines extra-scolaires, devenue primordiale aux yeux d’une société qui se préoccupe de plus en plus des loisirs enfantins : c’est l’époque des galas enfantins [4], des mouvements de jeunesse, des colonies de vacances et du scoutisme, ce dernier intégrant aussi le jeu dramatique à ses activités. Dans l’entre-deux-guerres, le théâtre pour enfants prend deux directions opposées [5] : d’un côté un théâtre d’art cherchant à éduquer le regard de l’enfant à l’art dramatique, de l’autre un théâtre de divertissement, aux objectifs plus directement commerciaux.
Le premier mouvement est porté par des dramaturges sensibles aux nouvelles conceptions théâtrales et souhaitant faire œuvre de pédagogues, à l’image de Léon Chancerel, collaborateur de Jacques Copeau, qui fonde en 1934 le théâtre de l’Oncle Sébastien [6]. Tout au contraire, le TPM est un des moteurs du second mouvement, souvent décrié par les éducateurs par son emploi d’enfants-acteurs transformés en vedettes hollywoodiennes, mais qui sait profiter d’une évolution récente de la culture enfantine, privilégiant le divertissement de masse au profit de l’enjeu éducatif jusqu’ici prioritaire. En effet, à partir de son public bourgeois initial, le TPM cherche progressivement à s’adresser au plus grand nombre. Il s’associe ainsi au Théâtre National Populaire, fondé par Firmin Génier à l’initiative du ministère de l’Instruction publique, et crée un bureau spécifique pour organiser des tournées en banlieue parisienne, en province et dans les colonies. Cette ambition explique certainement pourquoi Pierre Humble va chercher à s’inspirer d’un des principaux moteurs de cette culture du divertissement de masse pour l’enfant : les histoires en images paraissant dans les illustrés depuis le début du XXe siècle [7].

Portrait de Pierre Humble, repris sur l’ensemble
des programmes du TPM à partir de 1921.

La question du répertoire

Les nouveaux dramaturges de l’enfance des années 1920-1930 sont tous confrontés à un problème de répertoire : il n’existe pas réellement de répertoire dramatique moderne spécifique à l’enfant. Dans ses premiers spectacles, Pierre Humble propose surtout des adaptations de pièces pour adultes tirés du répertoire théâtral ancien (Molière, Voltaire, pièces médiévales), ou contemporain (Feydeau, Labiche...). Mais très vite, il lui semble nécessaire de concevoir un répertoire proprement enfantin. La présentation du TPM sur les programmes explique ainsi : « Les succès du “Petit Monde” ont poussé son fondateur à créer un genre nouveau : la comédie enfantine, gaie et morale à la fois. (…) Les titres mêmes des pièces qui ont été créées au Théâtre du Petit Monde indiquent dans quel sens ce répertoire nouveau a été conçu. Il s’agissait, en effet, de transporter au théâtre la plupart des héros familiers à l’enfance. »
Ce tournant dans l’histoire du TPM est essentiel. Il marque chez Pierre Humble le début d’une prise de conscience : l’adresse à l’enfant doit prendre le chemin de la constitution d’un répertoire spécifique. Pour y parvenir, sa stratégie est double : l’adaptation des héros de la littérature enfantine est une des pistes, en plus de la création de pièces entièrement inédites par des dramaturges contemporains. Or, sa vision de la littérature enfantine embrasse à la fois les personnages traditionnels du répertoire du XIXe siècle, qu’ils viennent de la littérature orale populaire (Le Petit Poucet, Cendrillon...), de la littérature enfantine (les héros de la comtesse de Ségur, Jules Verne, Louis Desnoyers) ou des illustrés et albums diffusant des bandes dessinées pour enfants depuis les années 1880. Pierre Humble fait cohabiter dans un même répertoire les héros littéraires traditionnels et les nouveaux héros de l’image. Il fait ici preuve d’une sensibilité aiguë aux évolutions de la littérature enfantine. Expliquant sa démarche dans un article qu’il écrit pour Paris-Soir le 29 août 1925, il dit, en parlant notamment de Bicot et Bécassine : « Ces héros font partie de la vie intellectuelle de la nouvelle génération. »

Couverture du programme du TPM pour l’année 1925, illustration signée E Brod (?).
On reconnaît la famille Fenouillard à gauche, le Sapeur Camember au centre
et Bécassine à droite. (source : BnF – arts du spectacle)

À quelle logique les choix de Pierre Humble et du TPM en matière de constitution d’un répertoire dramatique à partir des héros de bande dessinée obéissent-ils ? À première vue, la sélection semble s’opérer par un équilibre entre la visibilité médiatique du personnage et sa compatibilité avec une vision moralisée de la culture enfantine.
Le premier critère révèle les ambitions commerciales du TPM : s’appuyer sur de grands succès de librairie, sur des personnages dont l’écho dans l’esprit des enfants est déjà fort, permet d’attirer un public nombreux par la seule évocation du personnage. Bécassine, personnage vedette de La Semaine de Suzette, en est un très bon exemple. La plupart des héros adaptés par le TPM, diffusés dans la presse spécialisée pour enfants ou familiale, sont ceux qui ont vu leur succès confirmé par la parution d’albums. Ainsi va-t-on trouver, outre les anciens héros des illustrés d’avant-guerre que sont la Famille Fenouillard, le Sapeur Camember et Bécassine, des pièces s’inspirant des principaux héros de l’image de l’entre-deux-guerres : Bicot, Zig et Puce, Mickey, Félix, Gédéon et Nimbus... On remarquera d’ailleurs que, à la façon des serials cinématographiques, ou plus simplement à l’imitation des modalités de diffusion en album de ces héros, le TPM propose de véritables séries théâtrales, exploitant Bécassine dans au moins cinq pièces et Zig et Puce, ou encore Mickey, dans trois épisodes chacun.
Le second critère vient toutefois nuancer la vision d’un Pierre Humble à l’affût du moindre succès médiatique. Un des objectifs affichés du TPM dans des publicités destinées également à la lecture des parents, demeure de proposer des spectacles « sains et de bon ton ». Poursuivant ses propos dans l’article de Paris-Soir déjà cité, le fondateur du théâtre présente ses pièces comme une façon de détourner les enfants d’autres loisirs jugés néfastes, le roman et le cinéma populaires. Cette attitude explique sans doute qu’il ne va pas jusqu’à intégrer les personnages des illustrés populaires à bas prix fortement critiqués par les pédagogues, notamment ceux diffusés par la Société Parisienne d’Édition des frères Offenstadt (Les Pieds Nickelés, Bibi Fricotin, L’Espiègle Lili), ou les nouveaux héros américains (Tarzan, Brick Bradford, Mandrake...) que les jeunes Français découvrent dans la deuxième moitié des années 1930. Le TPM adopte un point de vue relativement conservateur par rapport à l’identité du héros de l’enfance. Il doit rester un modèle moral pour l’enfant, dans des pièces qui mettent généralement en scène une lutte entre le Bien et le Mal.

Un troisième critère, plus concret et moins idéologique, semble intervenir dans les choix du TPM : la recherche de partenariats éditoriaux. Une grande partie des héros adaptés partagent un point commun essentiel : ils font l’objet de recueils en albums chez Hachette. De fait, entre 1925 et 1939, le TPM adapte une grande partie des séries pour enfants paraissant en albums. C’est le cas de Bicot, Zig et Puce, Mickey, Félix le chat, Le professeur Nimbus. Mieux encore, les pièces Mickey sont écrites par Magdeleine du Genestoux elle-même, directrice du secteur jeunesse chez Hachette, adaptatrice de Mickey en album et principal promoteur, avec Paul Winkler, de la diffusion éditoriale des héros disneyens en France. Il est plus que probable que ces processus d’adaptations aient fait l’objet d’accords juridiques [8]. Ce qui est certain est que, dès 1921, le TPM et la maison Hachette associent leurs activités. La revue C’est tout un petit monde, un des premiers spectacles du TPM, s’achève par un défilé des personnages de la Bibliothèque Rose. Une « collection du Petit Monde » est créée chez Hachette pour diffuser des romans pour enfants écrits, en partie mais pas seulement, par des auteurs du théâtre. Et l’éditeur-distributeur sponsorise le théâtre en lui achetant des emplacements publicitaires sur ses programmes.

Un réseau de talents polyvalents

Moriss par lui-même (vers 1935)

L’exemple de Hachette témoigne de la façon dont Pierre Humble travaille à nouer autour du TPM un réseau de collaborateurs réguliers dont la particularité est sans doute la diversité des talents. Moriss, un des collaborateurs les plus anciens et les plus réguliers de Pierre Humble, présent dès le journal Le Petit Monde, synthétise à lui tout seul cette ambition polyvalente : dessinateur de presse, il est aussi un acteur régulier des pièces du TPM, et souvent un metteur en scène voire, plus exceptionnellement, un dramaturge.

Pierre Humble va naturellement s’associer avec des auteurs du répertoire adulte comme Nozière, Alfred Machard, Camille Traversi voire Tristan Bernard. Mais, tout à son idée de chercher à s’adresser spécifiquement aux enfants, il prend contact avec des romanciers spécialisés. Nous avons déjà cité Magdeleine du Genestoux, qui travaille aux adaptations de Mickey et de Félix le chat. Elle écrira d’autres pièces pour le TPM, dont des adaptations de ses propres romans. Il faut également souligner le rôle essentiel joué par Thérèse Lenôtre dans l’adaptation des séries Bicot, Zig et Puce et Prosper. Ces deux romancières se spécialisent dans l’adaptation théâtrale de personnages de bande dessinée, parfois associées à Adhémar de Montgon, le mari de Thérèse Lenôtre, à Moriss ou à Pierre Humble lui-même.

L’extension médiatique des activités du TPM est un des traits remarquables de l’entreprise de Pierre Humble : d’abord journal spécialisé, le Petit Monde devient un théâtre avant de se tourner vers l’édition romanesque, grâce à Hachette, mais aussi vers la radio et l’édition phonographique. À l’automne 1927, Pierre Humble, sous la bannière du TPM, propose sur Radio-Paris une série de sketchs mettant en scène le personnage du savant Cosinus, peu de temps avant que ne se joue la pièce Cosinus, Camember et cie. À partir de 1932 est conçue une collection de disques Columbia « Le Petit Monde », qui met en musique des comptines enfantines traditionnelles ou des personnages du répertoire du passé. C’est aussi dans cette collection que paraîtra le disque Les Chansons de Bécassine en 1932, adaptation phonographique d’un album paru cinq ans auparavant chez Gautier-Languereau. Participent à ces disques des collaborateurs du TPM, que ce soient les acteurs, qui prêtent leur voix, ou les auteurs, qui élaborent les textes.

La bande dessinée : répertoire d’auteurs, de récits ou de héros ?

Une ambiguité importante demeure, cependant : que reste-t-il des œuvres de bande dessinée et des spécificités du média dans les pièces du TPM ?
Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord considérer les différents degrés de participation des dessinateurs, scénaristes et éditeurs [9] des bandes dessinées adaptées dans la conception des pièces. Nous nous basons ici, essentiellement, sur les informations présentées sur les programmes et dans les coupures de presse accompagnant la sortie des spectacles. On peut distinguer quatre degrés de participation :
1. Le dessinateur participe activement à la conception de la pièce en tant qu’auteur, voire metteur en scène et acteur. C’est le cas de Moriss pour Toto Jim et de Benjamin Rabier pour Gédéon dans la lune. Ces deux cas sont bien particuliers. Moriss est un des principaux collaborateurs du TPM (Toto Jim est une des mascottes de l’univers visuel du « Petit Monde » et il est interprété sur scène par Moriss lui-même). Quant à Benjamin Rabier, il a entrepris, depuis 1910, une carrière de dramaturge, écrivant des comédies pour adultes : la pièce Gédéon, adaptée de sa série chez Tallandier, est pour lui une façon d’allier deux de ses activités du moment [10].
2. Le dessinateur ne participe pas directement à la conception de la pièce mais intervient de façon ponctuelle dans sa conception visuelle (décors, costumes, illustrations). C’est le cas de Pinchon, Christophe et Alain Saint-Ogan : leurs personnages sont adaptés par d’autres, mais ils sont invités à participer, soit en illustrant les programmes et invitations (pour Pinchon et Christophe), soit en participant à la conception des costumes (Saint-Ogan, pour la pièce Prosper l’ours).

Invitation illustrée par Christophe pour la pièce
La Famille Fenouillard. (source : BnF – arts du spectacle)

3. Le dessinateur ne participe pas à la conception de la pièce mais le scénariste ou l’éditeur sont les adaptateurs de la série. Ce cas de figure se rencontre dans les pièces Mickey et Félix, écrites par Magdeleine du Genestoux, et pour deux des cinq pièces Bécassine, écrites par Caumery, à la fois scénariste et éditeur de la série dans La Semaine de Suzette. Là encore peut être soulignée la polyvalence de certains acteurs de la création enfantine, à la fois scénaristes, dramaturges, romanciers, éditeurs...
4. Le dernier cas de figure est celui où aucun acteur de la bande dessinée ne participe à la conception de la pièce. Il est en réalité le cas le plus fréquent, puisqu’il concerne douze pièces sur les vingt-deux recensées.
Le TPM associe finalement assez peu les acteurs venus du monde de la bande dessinée, ce sont les plus souvent les scénaristes et éditeurs qui s’improvisent dramaturges, plutôt que les dessinateurs.

Une autre façon de mesurer la proximité des pièces avec les séries originales est de poser la question de la fidélité de la transposition opérée entre la bande dessinée et la pièce. Là encore, on rencontre des cas de figure différents, si l’on distingue trois éléments de l’art dramatique qui peuvent être empruntés de l’œuvre graphique : les personnages, la fable (ou récit) et les caractéristiques visuelles de la mise en scène (décors, costumes...). Pour cette dernière, la fidélité la plus manifeste se fait à l’égard de l’apparence visuelle des personnages principaux. On conserve les attributs permettant de les identifier : ainsi les « Zig et Puce » du TPM respectent les caractéristiques originales attribuées par Saint-Ogan (un grand/un petit, un short noir pour Puce et blanc pour Zig, un jabot coloré pour Puce).

Publicité pour la série Zig et Puce, 1932, et photographie
de la pièce Zig et Puce policiers, 1935 (source : CIBDI).

C’est d’ailleurs à ce titre que les dessinateurs sont invités à participer, tel Saint-Ogan concevant les costumes de Prosper l’ours, pour qu’ils suivent fidèlement le modèle de la série. De la même façon, les adaptateurs s’attachent à respecter au mieux la distribution de la série originale : ils créent peu de nouveaux personnages et vont plutôt chercher des personnages secondaires pour leur donner un rôle plus important, à l’image du photographe Gelatino qui apparaît dans Les Cents Métiers de Bécassine et constitue un personnage-clé pour l’intrigue de Bécassine opère elle-même. Certains traits de caractère des personnages principaux, sans doute jugés trop négatifs, semblent toutefois minorés (la désobéissance de Bicot, la maladresse et la bêtise de Bécassine).

Mickey chercheur d’or (1931), album Hachette
adapté en pièce de théâtre sous le titre
Les aventures de Mickey, en 1933.

La fidélité à la fable est en revanche beaucoup plus variable. Seules six pièces sont réellement des adaptations d’intrigues existantes. Il s’agit des pièces Mickey qui adaptent respectivement les albums Hachette suivants : Mickey chercheur d’or (1931), Mickey au Far-West (1935), Mickey roi de Bamboulie (1938), et de trois des pièces Bécassine qui adaptent les albums Gautier-Languereau dont elles reprennent d’ailleurs le titre : Bécassine au pensionnat (1929), Bécassine aux bains de mer (1932) et Bécassine en croisière (1936). Si dans le cas des pièces Mickey, l’adaptation, à en croire l’argument présenté dans le programme, suit fidèlement l’intrigue de l’album [11], les pièces Bécassine se contentent d’en reprendre le thème principal sans hésiter à supprimer certaines péripéties et en ajouter d’autres [12]. Dans la plupart des autres cas, les auteurs des pièces ne s’appuient pas sur un album précis et préfèrent opérer des réécritures, même s’ils mêlent généralement éléments nouveaux et motifs originaux venus de la bande dessinée. Ainsi, la pièce Prosper l’ours reprend des éléments de l’intrigue de la série (le chat borgne fait croire à Prosper qu’il est le roi des animaux ; Prosper rencontre le monstre du Loch Ness) mais en imagine aussi d’autres (le personnage de Kitty, reine des animaux, dont Prosper tombe amoureux). De même dans les pièces Zig et Puce est conservée l’obsession du voyage en Amérique, et dans les pièces Bicot la constitution du club des Rantanplan.

Enfin, il nous faut souligner que dans le processus de réécriture d’un média vers l’autre, de nombreux éléments sont ajoutés qui relèvent purement des arts du spectacle. Les pièces sont souvent accompagnées de ballets (le « ballet des ondines » dans Zig et Puce et le serpent de mer) et de chansons. Le genre théâtral de la « revue », suite de sketchs brefs mis en musique, est aussi l’occasion de proposer un défilé de héros de l’enfance, comme lors de de la revue Le Tour du Petit Monde pendant laquelle se rencontrent et se succèdent Mickey, Minnie, Zig, Puce et Alfred, Bécassine et le professeur Nimbus. Une mise en relation de personnages dans un même univers de l’enfance est ici suggérée, en rupture avec les albums dont ils sont issus, objets éditorialement distincts et univers hermétiquement clos d’auteurs différents.

L’exemple du TPM vient nuancer l’idée d’un rejet franc de la bande dessinée de la part des autres créateurs pour enfants durant l’entre-deux-guerres. Au contraire, pour au moins une partie de la production, l’acceptation des nouveaux héros de l’image est réelle. Toutefois, les pièces du TPM adaptées de bandes dessinées constituent un système imparfait d’adaptations et de réécritures où les liens avec l’œuvre originale varient énormément. Pierre Humble ne fonde pas son rapport aux histoires en images selon des principes normés et ses relations aux dessinateurs demeurent fluctuantes, liées à des parcours spécifiques ou à des relations interpersonnelles. En apparence, il s’attache surtout à mettre en avant le « personnage » de bande dessinée comme héros visuellement reconnaissable faisant partie du répertoire littéraire propre à l’enfance. Dans cette nouvelle culture enfantine de masse, le héros de bande dessinée devient une « marque » garantissant le succès et pouvant faire l’objet de produits dérivés [13]. Qu’on interprète l’action de Pierre Humble comme la récupération commerciale de succès populaires ou comme la rénovation d’un répertoire littéraire conscient de l’influence des nouveaux médias de l’image, elle contribue à ancrer chez une génération d’enfants des héros d’un genre nouveau.

Julien Baudry

Liste des pièces du TPM adaptées de séries de bandes dessinées
avec les dates de création.
Sauf précision contraire, toutes ces pièces sont classées, selon la nomenclature de l’annuaire de la SACD, comme des « comédies ».

Toto Jim, par Moriss
Avril 1921 – salle de l’Université des Annales

Bécassine opère elle-même, par Caumery
11 octobre 1923 – Théâtre Femina

Revue du Petit Monde, par Adhémar de Montgon (revue incluant Bécassine et le Sapeur Camember)
12 octobre 1924

La Famille Fenouillard, par Nozière et Pierre Humble
8 janvier 1925 – Théâtre Femina

Bécassine et Bamboula, par Caumery
17 décembre 1925 – Théâtre Femina

Bicot président de club, par Thérèse Lenôtre et Pierre Humble
26 décembre 1925 – Théâtre de la Madeleine

Bicot et Suzy, par Thérèse Lenôtre et Pierre Humble
23 décembre 1926 – Théâtre de la Madeleine

Zig et Puce, par Thérèse Lenôtre
22 décembre 1927 – Théâtre de la Madeleine

Cosinus, Camember et cie, par Christophe et Pierre Humble
29 décembre 1927 – Théâtre Femina

Frimousset, par Thérèse Lenôtre
26 décembre 1928 – Théâtre Femina

Gédéon dans la Lune (féerie en 15 tableaux) par Benjamin Rabier
10 octobre 1929 – Théâtre Fémina

Zig et Puce et le serpent de mer, par Thérèse Lenôtre
26 décembre 1929 – Folies-Wagram

Bécassine au pensionnat, par Jean Chemat et Pierre Humble
8 janvier 1931 – Folies Wagram

Bicot, Suzy et cie (opérette), par Thérèse Lenôtre et Adhémar de Montgon
22 octobre 1931 – Folies Wagram

Les aventures de Mickey, par Magdeleine du Genestoux et Edouard Coquillon
6 octobre 1933 – Théâtre de la Madeleine

Zig et Puce policiers, par Thérèse Lenôtre
22 février 1934 – Théâtre de la Madeleine

Bécassine aux bains de mer, par Pierre Humble
21 octobre 1934 – Théâtre Sarah Bernhardt

Prosper l’ours, par Thérèse Lenôtre et Adhémar de Montgon
10 octobre 1935 – Théâtre Sarah Bernhardt

Mickey au Far-West, par Magdeleine du Genestoux
Février 1937 – salle d’Iéna

Les mésaventures du professeur Nimbus, par Fernand Rouvray et André Mauprey
Novembre 1937 – salle d’Iéna

Bécassine en croisière, par Jean Chemat
1938 – salle d’Iéna

Mickey roi de Bamboulie, par Magdeleine du Genestoux
1938 – salle d’Iéna

Félix le chat, par Magdeleine du Genestoux
Février 1938

Le Tour du Petit Monde, par Adhémar de Montgon (revue incluant Mickey, Minnie, Zig, Puce et Alfred, Bécassine, Nimbus)
Été 1939

[1] Le TPM est toujours actif. Il a été racheté après la seconde guerre mondiale par un de ses concurrents, Roland Pilain (http://theatredupetitmonde.com).

[2] Cet article s’appuie principalement sur le fonds d’articles de presse et de programmes conservés dans la collection Rondel du département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France (cote 8-RF84740 à 8-RF-84756), ainsi que sur l’Annuaire de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques recensant, pour chaque saison théâtrale, les nouvelles pièces créées. Les cahiers d’Alain Saint-Ogan conservés à la CIBDI constituent une autre source ponctuelle.

[3] Plusieurs dessinateurs participeront à la revue, dont Moriss, René Giffey, Maitrejean, Marcel Arnac, André Warnod, Roger Chancel, ce dernier proposant une série régulière d’histoire en images : Les aventures de Petit-Breton.

[4] Francis Marcoin rappelle que de telles initiatives sont prises dans la société bourgeoise des années 1910 : des matinées enfantines qui mêlent spectacles et repas (Francis Marcoin, « L’enfant acteur », dans Cahiers Robinson, 2000, No.8 : L’Enfant des tréteaux, p. 61).

[5] Maryline Romain, Léon Chancerel : portrait d’un réformateur du théâtre français (1886-1965), L’Âge d’homme, 2005, p. 246.

[6] Le théâtre de l’Oncle Sébastien se consacrera lui aussi à l’adaptation d’un personnage graphique en proposant Une aventure de Babar en novembre 1936, en collaboration avec Jean de Brunhoff. Il n’est pas surprenant qu’un théâtre d’art ait choisi de s’inspirer d’une série graphique aux ambitions plus artistiques que celles des illustrés de grande diffusion (Ibidem, p. 263).

[7] Pour une synthèse sur le mouvement des illustrés, voir Thierry Groensteen, La Bande dessinée, son histoire et ses maîtres, Skira Flammarion/CIBDI, 2009, p. 27-34.

[8] Pierre Humble dit avoir acquis auprès de Hachette les droits d’adaptation théâtrale des personnages de la comtesse de Ségur depuis 1925. Des accords similaires ont dû avoir lieu pour les personnages de bande dessinée.

[9] « Producteurs » est pris ici dans une acception large pour rassembler dessinateurs, scénaristes et éditeurs.

[10] Les cas de Benjamin Rabier et de Moriss, mais aussi du dessinateur Cami, qui adaptera le personnage du « Baron de Crac » pour le TPM en 1927, relèvent d’une conception ancienne du dessinateur humoriste, héritage de la génération des Willette, Steinlein ou encore Forain, où le dessin n’est qu’une activité parmi d’autres au service d’un art « humoristique » polyvalent qui peut se manifester par la peinture, la prose, les arts du spectacle et le cinéma.

[11] Est-ce lié à une clause juridique dans les relations entre Hachette et Disney qui aurait interdit à Magdeleine du Genestoux « d’inventer » de nouvelles aventures de Mickey ou plus simplement à une facilité de la part de l’adaptatrice ? Nous ne pouvons que poser la question, mais il est certain qu’adapter une pièce d’après les personnages du maître américain a pu nécessiter une fidélité plus stricte.

[12] Ainsi, dans Bécassine au pensionnat, la pièce de 1931 par Jean Chemat, le point de départ de la fable est conservé (Loulotte est envoyée dans un pensionnat où Bécassine va officier), ainsi que les personnages secondaires, mais les péripéties qui suivent ne sont que partiellement conservées, une intrigue tournant autour de vols mystérieux étant même ajoutée.

[13] Les héros adaptés par le TPM bénéficient par ailleurs, au même moment, de nombreuses déclinaisons en adaptations et produits dérivés (disques, sketchs radiophoniques, films, jouets, poupées, etc...), qui participent à les intégrer au quotidien de l’enfant.