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les formes du spectacle dans les récits graphiques :
autour de rodolphe töpffer

Philippe Kaenel

[Mai 2015]

L’Essai de physiognomonie que Rodolphe Töpffer publie à Genève en 1845 prend position dans un débat sur les Physiognomische Fragmente de Lavater, traduits pour la première fois en français dans les éditions de La Haye (1781-1803) et Paris (1806) sous le titre : Essai sur la physionomie [1]. On s’est interrogé sur les sources reconnues et implicites de l’auteur genevois, parmi lesquelles, au premier rang, William Hogarth, ses « progresses » et The Analysis of Beauty (1753), œuvre théoricienne d’un artiste que Töpffer admire (nous y reviendrons).

L’Essai de physiognomonie est assurément le résultat de réflexions pratiques conduites sur les arts graphiques, et en particulier sur la caricature anglaise des Gillray, Cruikshank, Rowlandson et ses fameuses aventures illustrées du Doctor Syntax.
Dans la constellation de modèles possibles de la littérature en estampes, le théâtre occupe une place très révélatrice. La question de la théâtralité s’inscrit non seulement au niveau biographique, mais elle pose des questions centrales sur l’expression visuelle des passions, sur les conventions contemporaines, et sur la comparaison entre les arts de la peinture et de la poésie, relancée par Diderot et surtout par Lessing dans son fameux texte polémique, le Laocoon, paru en 1766 et traduit en français en 1802 : une comparaison largement modélisée par le débat sur la dramaturgie qui prend son essor dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les idées de Töpffer sur le dessin et sur la physiognomonie découlent, à mon sens, d’une vision de la théâtralité et des signes graphiques qu’il puise dans la culture du XVIIIème siècle, une culture qui a informé ses positions esthétiques et sa pratique graphique.

Le jeu, le dessin et la scène entre Genève et Paris

L’intérêt de Töpffer pour le théâtre remonte à ses années d’école. Fils du peintre de genre et caricaturiste Adam Töpffer, Rodolphe a dix-huit ans en 1817 lorsqu’il se forge une solide réputation d’acteur dans la jeune société genevoise. Il est particulièrement brillant dans les rôles féminins et dans l’imitation des accents les plus divers. Un ami de la première heure, le publiciste John Petit-Senn, note à ce propos : « Les représentations que donnait notre troupe étaient fort recherchées, et des étrangers même, en passage dans notre ville, briguaient la faveur d’y être admis » [2]. Certes, Genève ne brille pas alors pour son activité théâtrale. Faut-il rappeler les tentatives de Voltaire, résidant à Genève qui encouragea le plaidoyer de d’Alembert dans l’Encyclopédie en faveur d’un théâtre digne de ce nom dans la cité de Calvin ? Jean-Jacques Rousseau y répondit par sa fameuse Lettre à d’Alembert sur les spectacles en 1758 [3]. C’est en 1783 qu’est inauguré le nouveau Théâtre qui, après divers épisodes révolutionnaires et napoléoniens, rouvrit ses portes justement en 1817, au moment même où Töpffer se fait connaître en tant qu’acteur amateur. Et c’est au même moment que le jeune homme acquiert une certaine notoriété en tant que caricaturiste et acteur, et qu’il invente peut-être l’ébauche d’une première « histoire en estampes » inspirée de Rowlandson, le Voyage du Docteur Observateur aux Glaciers de Chamouny (Genève, coll. part.) [4].

Töpffer séjourne à Paris en 1819 et 1820 pour parfaire sa formation et surtout pour consulter des médecins à propos de ses yeux qui le font souffrir et qui le contraindront à renoncer à la carrière de peintre qu’il appelait de tous ses vœux. Il assiste alors à diverses représentations théâtrales, à l’Opéra, aux Italiens, au Théâtre français ou à l’Ambigu comique. Son premier spectacle est justement Le Devin du village, de Jean-Jacques Rousseau. Il trouve les acteurs artificiels, mais il est ému par la musique : « il n’y a de nature que la musique qui est de toute beauté », écrit-il à ses parents [5]. Par ailleurs, il n’a pas de mots assez durs pour qualifier les spectacles de l’opéra :

« J’ai entendu Œdipe dont la musique est admirable et a été bien exécutée. Mais il faudrait pour en bien jouir se boucher les yeux, car le jeu des acteurs est si maniéré, si fort de convention, et quelquefois si ridicule, qu’on est détourné de son attention par tous les moyens possibles. » [6]

Il poursuit avec cette remarque :

« J’ai cru reconnoître dans la plupart des tableaux d’Histoire des poses que j’ai vues au théâtre. Seroit-[ce] que les peintres vont prendre là leurs modèles ? C’est ce qui arrive pour plusieurs d’entr’eux, j’en suis sûr, et en ce sens les spectacles ne seroient guère favorables au goût, car excepté quelques momens très rares des grands acteurs, tout le reste est manière ou convention, et le peintre doit se garder de rien imiter de tout cela, au moins si le bon goût est fondé sur la nature. Les Anglois qui n’ont pas autant de spectacles sont beaucoup plus nature » [7].

Dans cette correspondance, Töpffer prend conscience dans l’espace du théâtre même de ce qui constitue l’un des topoï du discours sur la dramaturgie depuis le XVIIème siècle, à savoir la métaphore du « tableau » comme scène et comme représentation. Il affine également ses positions esthétiques car le spectacle de l’opéra le confirme dans l’idée que les Anglais sont du côté de la nature et les Français du côté des conventions − de ces manières et de ces règles qu’il n’aura de cesse de combattre dès son retour à Genève, dans ses critiques d’art et à travers sa pratique du dessin. L’opposition entre pratiques théâtrales anglaises et françaises se place d’ailleurs au cœur d’un autre texte polémique, La Dramaturgie de Hambourg, de Lessing, une sorte de journal du théâtre national de Berlin qu’il dirigeait.

Töpffer, Mr Jabot, pl. 1.

L’invention des histoires en estampes : jeux de rôles

Le troisième moment théâtral dans la vie et l’œuvre de Töpffer se concentre sur quelques années cruciales. Dès 1825, Rodolphe dessine et rédige des albums racontant les voyages du pensionnat qu’il dirige, dans lesquels il expérimente les relations entre le récit et son illustration. Peu après, il réalise un premier album complet qui raconte l’Histoire de M. Vieux-Bois, suivie par Le Docteur Festus en 1829, par Monsieur Jabot et Monsieur Pencil en 1831. Mais ce n’est qu’en 1833 qu’il lithographie son premier album, l’Histoire de Mr Jabot, encouragé par l’avis élogieux de Goethe qui avait eu des exemples de ces manuscrits imagés entre les mains. Or, au moment même où il produit ses premières histoires en images, il entreprend la rédaction d’une série de pièces de théâtre intitulées L’Artiste (1828), M. Briolet ou le dernier voyage d’un bourgeois (1829), Les Grimpions (1829), Les aventures de Mr Coquemolle (1829), Les deux amis (1830), Les Quiproquo (1832) et M. du Sourniquet, ainsi qu’une parodie de l’antique intitulée Didon. Drame larmoyant imité de Virgile (non datés) [8]. Ces comédies souvent bouffonnes, que Töpffer qualifie, comme ses histoires en images, de « folies » sont jouées dans la pension du professeur entre amis et pour la récréation des élèves. Le directeur est non seulement l’auteur des pièces, mais leur metteur en scène et l’un des acteurs principaux.

Dans l’œuvre de Töpffer, il s’agit de la partie la plus intime, dont la publication n’a jamais été envisagée par leur auteur. Voilà ce qui distingue le théâtre des histoires en estampes qui, elles, posent la question des relations entre la sphère privée et l’espace public où l’auteur assume le rôle de respectable pédagogue et professeur d’Académie. Ainsi qu’il l’écrit à un ami neuchâtelois en 1831 : « Je me cache pour dessiner. Je vais dans ma cave pour composer mes drôleries […] Et dans ma cave j’ai fait bon nombre de piécettes depuis Briolet lesquelles nous avons jouées, lesquelles j’aimerais bien vous lire » [9].

D’une certaine manière, Töpffer, contraint de renoncer à sa vocation artistique, a endossé un certain nombre de rôles sociaux et professionnels qui parfois l’écrasent : « Me voici, mon cher Cousin, redevenu citadin, professeur, auteur, instituteur, quatre robes qui m’étouffent par ces chaleurs » [10], écrit-il à l’éditeur Dubochet, son cousin. En 1831, il débute une lettre en ces termes : « Vous souvient-il, mon cher Monsieur, d’un gros bonhomme quand il vivait (il vit toujours), pédagogue de son métier, dessinateur par goût, auteur par occasion, acteur pour ainsi dire […] » [11]. Consciemment, Töpffer joue dans la vie un certain nombre de rôles sociaux dont il a parfaitement conscience (nous reviendrons sur les implications psychologiques, idéologiques et graphiques de cet habitus théâtral [12]).

Du portrait à la saynète

Ainsi donc, entre 1827 et 1832, Töpffer met en forme un genre nouveau de « littérature en estampes » tout en faisant du théâtre. Dans son œuvre graphique, de nombreux indices attestent de la prégnance du modèle scénique, à commencer par l’Essai de physiognomonie où l’on peut lire :

« Faire de la littérature en estampes […] ce n’est pas mettre au service d’une fantaisie uniquement grotesque un crayon naturellement bouffon. Ce n’est pas non plus mettre en scène un proverbe ou en représentation un calembour ; c’est inventer réellement un drame quelconque, dont les parties coordonnées à un dessein aboutissent à faire un tout. » [13]

Une partie essentielle des centaines de dessins conservés au Musée d’art et d’histoire de Genève et souvent légendés par Töpffer, adoptent le modèle du monologue, du dialogue ou plus généralement de la saynète. Voici « Un monsieur qui profite de ce qu’il est seul pour dire le monologue d’Hamlet » ; ou encore un homme et son fidèle chien, accusés par sa femme qui lui crie : « Oui ! oui ! oui ! Tu fis tout mon malheur ! Volage ! » et qui pense à haute voix : « Ne bougeons pas − ça passera ». D’autres croquis forment de véritables petits tableaux de genre, éclairés par les commentaires graphiques de l’artiste : « Un père pensif sur qui ne peuvent rien les caresses de deux fils pleins d’avenir ni les aboiemens d’un chien furieux » ; ou encore : « Madame est classique / Claquoi, Monsieur ? » [14]

Les histoires en estampes de Töpffer oscillent également du portrait de rôle à la saynète. Les albums commencent le plus souvent par la description du personnage principal, souvent grotesque. Comme il l’explique dans l’Essai de physiognomonie, Töpffer invente d’abord un visage (qui peut être trouvé par hasard comme celui de Crépin), puis un acteur avant d’imaginer une action. La première page de Mr Jabot, le premier album publié par l’auteur en 1833, est exemplaire de ce point de vue. Le personnage apparaît d’abord de dos : « Monsieur Jabot se disposant à réussir dans le monde, fréquente les promenades publiques ». La seconde scène le montre de face, assis et la troisième le décrit qui « se remet en position ». Cette pose de dos devient un leitmotiv du récit imagé. Elle prend également une valeur programmatique puisque le personnage se comporte comme un acteur au théâtre et interroge le regard du spectateur auquel il fait une sorte de clin d’œil dans la dernière scène [15]. La troisième rencontre de Mr Vieux Bois avec l’Objet aimé constitue un véritable morceau d’anthologie. Vieux Bois prend la pose de l’amoureux transi, avant de passer par toute une série d’expressions et de mimiques qui évoquent le monologue théâtral ou plutôt l’art de la pantomime. La dernière scène de la neuvième page ressortit, elle, à l’art de l’ellipse graphique, dont Töpffer vante les mérites dans l’Essai de physiognomonie : une ellipse d’autant plus forte qu’elle renverse ou ignore le modèle scénique qui prédomine dans les histoires en estampes. Car en règle générale, les scènes sont découpées à la mesure du personnage principal. Töpffer change rarement d’échelle. Une même distance optique se maintient, qui favorise la concentration sur les traits physionomiques des personnages. Ceux-ci sont d’ailleurs le plus souvent placés à l’avant-scène, comme le sont les acteurs lâchant leurs tirades dans l’espace du théâtre contemporain. Ainsi, la séquence d’expressions de Vieux Bois inscrit dans un cadre narratif des comparaisons physiognomoniques ou pathognomoniques qui sont monnaie courante dans l’illustration des manuels avant et surtout après Lavater.

Töpffer : les postures de Mr Vieux Bois.

Le « tableau », la pantomime et l’album

Les « fragments » physiognomoniques réalisé par le pasteur zurichois Johann Caspar Lavater, par rapport auxquels Töpffer prend position en 1845, connaissent nombre de traductions au XIXème siècle en France, qui deviennent la plateforme commune aux représentations issues des domaines du théâtre, de la peinture de portrait ou de genre et des sciences physiognomoniques. La gravure devient le médium vérifiant, en quelque sorte, la validité de la métaphore du « tableau » appliquée au théâtre, métaphore qui connaît une grande fortune depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle (Diderot utilise même le terme « tableauesque » pour qualifier certaines représentations scéniques) [16]. En 1746, le critique d’art La Font de Saint-Yenne, résumait les liens entre peinture, théâtre et édition :

« Un tableau exposé est un livre mis au jour de l’impression. C’est une pièce représentée sur le théâtre. Chacun a le droit d’en porter son jugement » [17].

Il n’est pas question ici de résumer le problème complexe du passage d’un modèle dramatique déclamatoire à un autre que l’on pourrait qualifier d’optique ou d’iconique et dont l’acteur anglais Garrick fut le rénovateur en Europe [18]. La séquence de pantomimes de Vieux Bois et les comparaisons d’expressions deviennent la règle dans l’édition illustrée de traités physiognomoniques, et ne sont pas sans rappeler un passage de Diderot dans le Paradoxe sur le comédien, qui date de 1773 et fut publié en 1830. Il s’agit justement d’un extrait consacré au tour de force de Garrick :

« Garrick passe sa tête entre les deux battants d’une porte, et, dans l’intervalle de quatre ou cinq secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à la surprise, de la surprise à l’étonnement, de l’étonnement à la tristesse, de la tristesse à l’abattement, de l’abattement à l’effroi, de l’effroi à l’horreur, de l’horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d’où il était descendu » [19].

Claude Grignion, sur un dessin de Johann Zoffany
d’après William Hogarth,
Mr Garrick in the Character of Richard the 3rd, 1740, burin et eau-forte.

Cette découpe iconique des expressions (accentuée par l’encadrement de la porte) renvoie de toute évidence à une nouvelle culture visuelle stimulée par l’essor de la gravure qui a généré des attentes dans le domaine du jeu scénique, et qui a entre autre suscité la vogue naissante, en peinture, des « pièces de conversation » théâtrales. Comme l’écrit Diderot dans son Essai sur la peinture : « L’expression est en général l’image d’un sentiment. Un comédien qui ne se connaît pas en peinture, est un pauvre comédien ; un peintre qui n’est pas physionomiste, est un pauvre peintre » [20]. Johann Jakob Engel, dans son traité intitulé Idée sur les gestes et l’action théâtrale, traduit en français en 1795, établit clairement le rapport entre les deux domaines :

« J’appelle Physionomie un art semblable à celui de la Pantomime ; car tous deux s’occupent à saisir l’expression de l’ame dans les modifications du corps ; avec cette différence que le premier dirige ses recherches sur des traits fixes & permanens, d’après lesquels on peut juger du caractère de l’homme en général, & l’autre sur les mouvemens momentanés du corps, qui indiquent telle ou telle situation particulière de l’ame » [21].

Johann Jakob Engel, Idées sur les gestes
et l’action théâtrale, Paris, 1795, eau-forte.

Le gros ouvrage d’Engel est illustré de gravures montrant de tels gestes. Il est amusant de noter que les mêmes figures seront reprises dans un petit recueil de 1813 intitulé L’Art de connaître les hommes sur leurs attitudes, leurs gestes et leurs démarches, mais qu’on leur attribuera d’autres sentiments… [22] Quoi qu’il en soit, le cas montre à quel point les discours tenus sur le théâtre et sur la physiognomonie s’appuient sur les mêmes exemples gravés et combien ceux-ci ressemblent aux dessins de Töpffer qui reprend des schémas scéniques mis au point dans le domaine de l’illustration romanesque, notamment chez Chodowiecki. Ce dernier − faut-il s’en étonner ? − fut l’un des principaux contributeurs de Lavater pour la partie illustrée des Physiognomische Fragmente. On sait d’ailleurs que Töpffer possédait l’édition française illustrée par Chodowiecki de Clarisse Harlowe de Richardson [23]. Les séries d’illustrations, les types, les variations gestuelles que l’artiste allemand met en image sont les antécédents évidents des dessins et des albums lithographiés de Töpffer.

Or, il est un autre modèle éditorial et graphique que Töpffer reprend et renouvelle dans ses « histoires en estampes » : c’est celui de l’album de format oblong (« à l’italienne ») [24]. Autour de 1800, l’album devient le support privilégié de l’illustration séquentielle ou narrative associée au genre nouveau des « progresses » repris par les héritiers de Hogarth en Angleterre comme Richard Newton, William Elmes, George Woodward ou George Cruikshank [25]. Ce format est également celui vulgarisé partout en Europe par Flaxman dans son illustration de Dante et de Homère. Surtout, il sert à la mise en image de pièces de théâtre célèbres comme le Faust de Goethe [26]. L’album devient ainsi un substitut de spectacle. Il implique un tout autre mode d’appréhension et transforme le lecteur en spectateur, d’autant plus que le format rectangulaire oblong rappelle directement le cadre de l’espace scénique. Il permet la rencontre et la réunion de deux genres ou registres visuels : la peinture de décor théâtral et la peinture de genre. Cette rencontre avait d’ailleurs été préparée tout au XVIIIe siècle par les planches gravées représentant des scènes de drames ou de comédies à succès, parfois ad vivum [27].

Daniel Chodowiecki, illustration pour Clarisse Harlowe
de Samuel Richardson, 1784/85, planche No.8, eau-forte.

Hogarth et le paradigme théâtral au XIXème siècle

On se souvient des paroles de Hogarth dans ses notes autobiographiques : « My picture is my stage and men and women my players, who by means of certain actions and gestures, are to exhibit a dumb show » [28]. Töpffer s’est montré particulièrement sensible à la dimension scénique et au pouvoir moralisateur de celui qu’il considère comme son véritable père spirituel. Dans une lettre autobiographique qu’il adresse à Sainte-Beuve en 1840, il écrit : « C’est Hogarth qui m’a initié à me plaire dans l’observation des hommes et aussi à me passionner plus tard pour Shakespeare, pour Richardson et les moralistes poètes de l’école anglaise » [29]. Les premières lignes de l’Essai de physiognomonie évoquent avec révérence :

« cette vingtaine de planches d’Hogarth qui, sous le titre de Histoire du bon et du mauvais apprenti, nous font assister au double spectacle du vice paresseux et de l’honnêteté laborieuse […] » [30].

Dans sa dernière histoire en estampes, l’Histoire d’Albert, le Genevois rend d’ailleurs hommage à cette série de planches en la pastichant.
En fait, l’exemple prestigieux de Hogarth n’a pas pour unique fonction de légitimer le genre de la littérature en estampes que l’Essai de physiognomonie tente de promouvoir. Les « progresses » de l’artiste anglais et l’illustration à caractère théâtral de manière générale, renvoient à une autre problématique ravivée par le fameux Laocoon de Lessing, qui se place au cœur des travaux de Töpffer et constitue la spécificité des histoires en estampes. Il s’agit de la comparaison entre le texte et l’image, ou pour reprendre les termes d’époque, entre la poésie et la peinture. Dans sa Dramaturgie de Hambourg, Lessing écrivait :

« L’art de l’acteur doit ici tenir le milieu entre les arts plastiques et la poésie. C’est une représentation qui tombe sous le sens de la vue, comme la peinture, et, à ce titre, le beau est sa loi suprême ; mais c’est une peinture mobile, et, à ce titre, il n’est pas toujours nécessaire que l’acteur garde dans ses attitudes ce calme qui rend les modèles antiques si imposants » [31].

Une telle « peinture mobile » (« transitorische Malerei ») présente des analogies avec ce qui meut et ce qui émeut les personnages de Töpffer. Quant à l’art de l’acteur, qui tient autant de la poésie que de la peinture, il définit très exactement la particularité des histoires en estampes : leur mixité. « Ce petit livre est d’une nature mixte », souligne Töpffer à propos de l’Histoire de Mr Jabot en 1837 : « Les dessins, sans ce texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins, ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une sorte de roman d’autant plus original, qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’autre chose » [32]. En fait, il s’agit moins d’un roman que d’un drame ou d’une succession d’actions et de physionomies dramatiques, qui se déroulent sur les pages d’albums associés au registre optique (tel est le cas des albums de voyage) ou scénographique. Les nouvelles formes de l’illustration théâtrale auraient donc privilégié ce format (« à l’italienne ») qui établit le primat du visuel, du spectaculaire, sur le littéraire (qui privilégie le format « à l’anglaise »), ceci à une époque où de nombreux artistes sont étroitement associés au domaine des arts graphiques et dramatiques, et même à celui de l’optique, comme Daguerre, P. L. C. Cicéri, Célestin Nanteuil, Honoré Daumier, Tony Johannot ou encore l’acteur, auteur et lithographe Henri Monnier [33].

Delacroix, Faust, 1828.

Le cas du Faust de Goethe exemplifie ces échanges entre fictions, suites graphiques et scéniques. Le Faust est à peine publié en 1808 que le peintre et graveur allemand Moritz Retzsch soumet des esquisses d’illustration qui seront publiées en 1816 sous le titre Umrisse Faust. Erster Teil. Ces gravures sont alors publiées à Paris sous le titre : Faust. Vingt-six gravures d’après les dessins de Retsch […] Augmentée d’une analyse du drame de Goethe par Elise Voïart. Elles sont aussitôt adaptées au théâtre de la porte Saint-Martin, puis transposées en musique par Berlioz (Huit scènes de la vie de Faust). C’est un fait encore trop peu souligné : cet art de la transposition caractérise le romantisme et, de manière plus générale, le XIXème siècle. Cette mixité des modes d’expression (fiction mise en scène, texte en musiques, illustration littéraire) a renouvelé l’économie de ce que l’on appelle aujourd’hui l’intermédialité. Les illustrations de Retzsch, réinterprétées sur scène à Londres sont d’ailleurs vues par Delacroix qui sera frappé par ce spectacle qui fait la part belle aux artifices scéniques, notamment à la machinerie surnaturelle développé dans les spectacles de lanterne magique au même moment, et s’en inspirera à son tour pour imaginer l’illustration lithographique de la nouvelle de Goethe. Ces relations intermédiales ne sont toutefois pas linéaires. Bien qu’elles semblent conduire du texte vers l’image, puis vers la scène pour revenir à l’image, on ne saurait négliger le fait que le texte de Goethe est pétri de métaphores visuelles prolongées par les recommandations qu’il compose au sujet de la mise en scène de sa pièce [34]. Le texte, sa présence scénographique et sa dimension visuelle sont pensées dans un même mouvement.

Plus proche de Töpffer et des arts graphiques, l’exemple de la figure de Robert Macaire, personnage célèbre dans les cultures graphiques et théâtrales de la Monarchie de Juillet. C’est Frédérick Lemaître qui crée Robert Macaire dans L’Auberge des Adrets en 1823 (c’est le rôle joué par Pierre Brasseur dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné en 1945). Lemaître débute dans la pantomime, aux Variétés amusantes (dans la pantomime Pyrame et Thisbé en 1816, il tient le rôle du lion car il rugit bien). Puis il travaille aux Funambules (ancien Théâtre de chiens savants) où domine la pantomime − les mimodrames − du célèbre Charles Debureau. Il devient célèbre avec son interprétation dans l’Auberge des Adrets, mélodrame type où il joue le rôle de l’affreux Robert Macaire. Le personnage est alors transposé par Honoré Daumier dans des suites lithographiques : 100 planches de la série Caricaturana entre 1836 et 1838, puis 20 planches supplémentaires entre 1840 et 1842 et diverses éditions à grand succès. Là encore, les arts graphiques et scénographiques se nourrissent mutuellement : sans nul doute, Frédérick Lemaître, alias Macaire, aura repris des poses imaginées sur papier par Daumier.

Henri Monnier en Joseph Prudhomme.

Joseph Prudhomme est une autre invention théâtrale de même type. Il est l’invention d’Henri Monnier (1799-1877), lithographe, illustrateur de Balzac (Scènes populaires en 1830). Joseph Prudhomme apparaît dans Le Roman chez la portière, mélodrame dont Monnier est le coauteur mais aussi l’acteur de son personnage. Le critique Jules Janin notera à son propos dans le Journal des Débats : « Au lieu d’exprimer ses personnages avec des couleurs sur le papier, il les compose dans l’espace, avec des costumes et de la matière vivante. C’est un dessin vivant qui marche, qui fait rire et qui ne rit pas ». Les mêmes métaphores se retrouvent sous la plume de Jal, journaliste, dans Le Nouveau tableau de Paris en 1834 : « L’esprit de l’auteur dramatique et du comédien est comme la touche et la couleur du peintre qui fait la décoration de la scène ; il faut qu’il produise son effet à distance… » Que Monnier soit lié à Balzac qui écrit une « comédie humaine », que Prudhomme naisse d’une nouvelle intitulée « scènes populaires », n’est pas le fruit du hasard.

Que ces transferts graphiques et scénographiques s’incarnent à travers des personnalités du mélodrame, genre théâtral fondé à l’aube du XIXème siècle, ne sera également pas sans conséquences. Rodolphe Töpffer, en dessinant les personnages de ses histoires en estampes, les jouait également, mentalement, dans une sorte de dialogue qu’il a même confessé dans son Essai de physiognomonie. Parallèlement, il jouait ses pièces de théâtre en adoptant sans nul doute des codes physionomiques expérimentés à travers le dessin. Son œuvre apparaît en quelque sorte symptomatique du retour du corps de l’acteur au XIXème siècle, de ce corps iconique, qui accompagne la fortune de la pantomime en tant que modèle de l’animation iconique se donne à voir tant dans les récits graphiques qui se multiplient dans la presse illustrée, dans la représentation des faits divers que dans la peinture de genre, le spectacle de cabaret fin de siècle (les spectacles de lanterne magique) ou l’exercice du tableau vivant (qui connaît un regain de fortune aujourd’hui dans la photographie et l’art vidéo), et, bien sûr, dans le cinéma des premiers temps à nos jours.

Philippe Kaenel, UNIL

(Cet essai reprend très largement l’article suivant : Philippe Kaenel, « Paradoxe sur le comédien : Rodolphe Töpffer, la physiognomonie et le théâtre », De la rhétorique des passions à l’expression du sentiment, Paris, Cité de la musique, Musée de la Musique, 2003, p. 131-143.)

[1] Or, on lit sur la première page du volume de Töpffer : « Erratum… Lire dans le courant de l’ouvrage Physiognomonie et physiognomonique, à la place de Physiognomie et physiognomique ». Le curieux lapsus de Töpffer est révélateur de la confusion courante entre l’objet de la pseudo-science lavatérienne, à savoir l’apparence corporelle, et le discours systématique et sémiotique tenu sur cette dernière. Cette erreur renvoie peut-être au titre de l’édition que Töpffer tenait en main dans les années 1840.

[2] Petit-Senn, John, « Un mécompte poétique », Le Portefeuille, Genève, Paris, Cherbuliez, 1865, p. 123 sq. Voir également Gaullieur, Eusèbe-H., « Rodolphe Töpffer (essai biographique) », Etrennes helvétiennes : Album suisse. Mélanges de littérature et d’histoire nationale, Berne, Genève, 1856, p.14-15.

[3] Besançon, Jacob-Marc, Histoire du théâtre à Genève, Genève, Taponnier et Studer, 1876 ; Moffat, Margaret M., La Controverse sur la moralité du théâtre après la lettre à d’Alembert de J.-J. Rousseau, Paris, E. de Boccard, 1930 ; Roger de Candolle, Histoire du théâtre de Genève, Genève, Braillard, 1978.

[4] Dans une lettre de juillet 1819, il parle du « docteur Observator » (Rodolphe Töpffer. Correspondance complète, éditée et annotée par Jacques Droin, vol. 1 : octobre 1807-8 juillet 1820, Genève, Droz, 2002, p. 90, et note 13). Je remercie Jacques Droin qui a attiré mon attention sur cette mention.

[5] Lettre de R. Töpffer à ses parents, 24 octobre 1819, ibid., p. 157.

[6] Lettre de R. Töpffer à son père, 1er novembre 1819, ibid., p. 182.

[7Id., p. 183.

[8] Chaponnière, Paul, Töpffer et son petit théâtre, Genève, Skira, 1943 ; Rodolphe Töpffer : théâtre, Genève, Société d’études töpffériennes, 1981 ; Blondel, Auguste, Mirabaud, Paul (coll.), Rodolphe Töpffer : l’écrivain, l’artiste et l’homme, Paris, Hachette, 1886, p. 14 sq. ; Relave, l’abbé, La Vie et les œuvres de Töpffer d’après des documents inédits, Paris, Hachette, 1886, p. 132 sq. ; et plus récemment Töpffer, sous la direction de Daniel Magetti, Genève, Skira, 1996.

[9] Lettre à C.-H. Monvert, 20 mars 1831 (Un Bouquet de lettres, p. 155).

[10] L.a.s. de R. Töpffer à J.-J. Dubochet, septembre 1843 (Un Bouquet de lettres, 1974, p. 129).

[11] Lettre à C.-H. Monvert, 20 mars 1831 (Un Bouquet de lettres, p. 153).

[12] Pour une première esquisse de la question, voir Kaenel, Philippe, « La muse des croquis », Töpffer, 1996, p. 27-66 (p. 48).

[13Essai de physiognomonie, chapitre troisième. Je souligne.

[14] Dessins reproduits dans Töpffer, 1996, p. 47, 48 et 91.

[15] Banu, Georges, L’Homme de dos. Peinture, théâtre, Paris, Adam Biro, 2000.

[16] Voir entre autres Gooden, Angelica, « Une peinture parlante : The tableau and the drama », French Studies, No.38, 1984, p. 397-413. ; Holmström, Kirsten Gram, Monodrama, Attitudes, Tableaux-Vivants. Studies on Some Trends of Theatrical Fashion 1770-1815, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1967 ; Balme, von Christophe B., « Pictured Passions : zum Verhältnis von Malerei und Schauspieltheorie in England im 18. Jahrhundert », Kleine Schriften der Gesellschaft für Theatergeschichte, No.37/38, 1996, p. 147-165 ; Frantz, Pierre, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIème siècle, Paris, PUF, 1998. La question est abordée par Font-Réaulx, Dominique de, « La grâce d’une grande figure qui écoute en silence… : Défis et impasses de la représentation du sentiment », L’Invention du sentiment : aux sources du Romantisme, Paris, Musée de la musique, 2002, p. 59-59.

[17] La Font de Saint-Yenne, Réflexions sur quelques causes de la peinture en France, 1746.

[18] Wilson, Michael S., « Garrick, iconic acting, and the ideologies of theatrical portraiture », Word & Image, No.4, 1990, p. 368-394 ; Roach, Joseph R., The Player’s Passion : Studies in the Science of Acting, Newark, University of Delaware Press, 1985.

[19] Diderot, « Paradoxe sur le comédien », Œuvres, Paris, Gallimard, 1951, p. 1022.

[20] Diderot, « Essai sur la peinture », Œuvres, Paris, Gallimard, 1951, p. 1135.

[21] Engel, Johann Jakob, Idée sur le geste et l’action théâtrale […], Genève, Paris, Slatkine Reprints, 1979 [1795] (titre original : Ideen zu einer Mimik, Berlin, 1785-1786).

[22] Le volume 7 de la grande édition français revue par Moreau de la Sarthe, L’Art de connaître les hommes par la physionomie par Gaspard Lavater (Paris, 1807), introduit un chapitre sur les « physionomies imitées », qui s’inspire très largement de l’ouvrage d’Engel : « il importerait peut-être de voir, non en simple amateur de théâtre, mais en physionomiste et en physiologiste. On devrait aller jusqu’à anatomiser, en quelque sorte par la pensée, le masque plus ou moins éloquent de l’acteur, analyser ses mouvements simples ou combinés […] » (p. 284).

[23] Richardson, Samuel, Clarisse Harlow, Genève, Barde, 1785-86, 14 vol. Töpffer en parle dans sa corespondance. Voir Geer, Carl de, Rodolphe Töpffer Bibliophile, Genève, Skira, 1943, p. 12 sq.

[24] La notion d’album est certes plus générale et recouvre différents formats. A ce sujet, voir : Le Men, Ségolène, « Quelques Définitions romantiques de l’album », Art et Métiers du livre, février 1987, Les Albums d’estampes, No.143, p. 40-47, et « Le romantisme et l’invention de l’album pour enfants », Revue française d’histoire du livre, No.82-83, 1994, p.145-175.

[25] Kunzle, David, The History of the Comic Strip : the Nineteenth Century, Berkeley, Los Angeles et Oxford, University of California Press, 1990.

[26] Voir le panorama dressé par Wegner, Wolfgang, Die Faustdarstellung vom 16.Jahrhundert bis zur Gegenwart, Amsterdam, Verlag der Erasmus Buchhandlung, 1962.

[27] Il s’agit d’une iconographie encore peu étudiée, car elle se place véritablement à la limite en l’histoire des pratiques théâtrales et l’histoire de l’art, entre une approche documentaire et un discours esthétique. Sur la question de la valeur documentaire des « Bühnenbilder », voir notamment : Kowsan, Tadeus, « Theatrical iconography/iconology : the iconic sign and its referent », Diogenes, No.130, 1985, p. 53-70.

[28] Hogarth, William, Anecdotes of William Hogarth Written by Himself […], Londres, Nichols & Son, 1833, p. 9 (je traduis : « Mon tableau est mon théâtre, et les hommes et les femmes mes acteurs qui, au moyen de certains gestes et actions, doivent exposer un spectacle muet »). Voir l’excellent chapitre intitulé « Hogarth’s Representations of the Theatre » dans Antal, Frederick, Hogarth and His Place in European Art, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1962, p. 58-75. Sur la fortune de Hogarth, voir Busch, Werner, Nachahmung als bürgerliches Kunstprinzip. Ikonographische Zitate bei Hogarth und in seiner Folge, Hildesheim, New York, G. Olms Verlag, 1977.

[29] Lettre à Sainte-Beuve, 29 décembre 1840 (Un Bouquet de lettres, p. 100-101).

[30Essai de physiognomonie, chapitre premier.

[31] Lessing, Hamburgische Dramaturgie, p. 72, trad. par Ed. de Suckau, p. 28-29 (traduit dans Frantz 1998, p. 117.)

[32] Töpffer, Rodolphe, « Notice sur l’Histoire de Mr Jabot », Bibliothèque universelle de Genève, juin 1837, p. 334-337.

[33] Voir l’étude ancienne, mais très bien documentée de : Allevy, Marie Antoinette, La Mise en scène en France dans la première moitié du dix-neuvième siècle, Paris, Droz, 1938.

[34] Cf. Viola Hildebrand-Schat, Zeichnung im Dienste der Literaturvermittlung, 2004.