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Johanna Schipper

Pour l’amateur de bande dessinée, le Pop Art correspond à ce moment un peu singulier où la bande dessinée fait irruption avec fracas (et généralement accompagnée de tonitruantes onomatopées) dans la peinture, pour en devenir l’un des motifs. Du côté du neuvième art, on y décèle tantôt un hommage, tantôt une parodie, voire un plagiat pur et simple.
Dans ce contexte, Roy Lichtenstein (1923-1997) est le premier à qui l’on pense. Presque vingt ans après sa mort, ses peintures suscitent encore l’indignation et la controverse dans le milieu de la bande dessinée. En écho à la rétrospective de Roy Lichtenstein à la Tate Modern de Londres en 2013, le critique de bande dessinée Paul Gravett publie un article sur son blog, revenant sur l’héritage artistique et intellectuel laissé par l’artiste. Cette rétrospective ayant également eu lieu au Centre Pompidou à Paris, le journaliste Didier Pasamonik lui emboîte le pas sur le site ActuaBD. Les deux textes renvoient au travail de fourmi de David Barsalou : Deconstructing Roy Lichtenstein, qui recensa patiemment les emprunts de l’artiste aux comics des années 1950 et 1960.

[Mai 2015]

Pour l’amateur de bande dessinée, le Pop Art correspond à ce moment un peu singulier où la bande dessinée fait irruption avec fracas (et généralement accompagnée de tonitruantes onomatopées) dans la peinture, pour en devenir l’un des motifs. Du côté du neuvième art, on y décèle tantôt un hommage, tantôt une parodie, voire un plagiat pur et simple.
Dans ce contexte, Roy Lichtenstein (1923-1997) est le premier à qui l’on pense. Presque vingt ans après sa mort, ses peintures suscitent encore l’indignation et la controverse dans le milieu de la bande dessinée. En écho à la rétrospective de Roy Lichtenstein à la Tate Modern de Londres en 2013, le critique de bande dessinée Paul Gravett publie un article sur son blog, revenant sur l’héritage artistique et intellectuel laissé par l’artiste. Cette rétrospective ayant également eu lieu au Centre Pompidou à Paris, le journaliste Didier Pasamonik lui emboîte le pas sur le site ActuaBD. Les deux textes renvoient au travail de fourmi de David Barsalou : Deconstructing Roy Lichtenstein, qui recensa patiemment les emprunts de l’artiste aux comics des années 1950 et 1960.

Au début des années 1960, le Pop Art américain reçoit un accueil plutôt négatif en France. La controverse de 1964, née de l’attribution du Grand Prix de la XXXIIe Biennale de Venise à Robert Rauschenberg (1925-2008), exacerbe les critiques. Les soupçons d’irrégularités dans la remise du Grand Prix sont l’occasion pour les journalistes français d’épingler le Pop Art dans son ensemble. Les réactions sont d’autant plus virulentes que le commissaire du Pavillon américain, Alan R. Salomon, souligne dans son discours que le centre mondial de l’art s’est désormais déplacé de Paris à New York. Un article du critique « Léonard », paru le 25 juin 1965 dans France-Observateur, caricature Robert Rauschenberg en Superman, un sac plein de dollars à la main. Pour Léonard, le Pop Art n’est pas un mouvement néo-dadaïste ou contestataire, mais un bric-à-brac destiné à flatter les goûts d’un public bourgeois et ignorant car, comme chacun le sait, « il n’y a pas de culture américaine ». Bref, le Pop Art n’était qu’une machine à faire de l’argent, cynique et sans fondement artistique... Un peu comme la bande dessinée, en quelque sorte. C’est, en substance, ce qu’écrit le critique littéraire Georges Boudaille dans les Lettres françaises. Le Pop Art « est à la peinture ce qu’une publication comme Hara-Kiri (qui se qualifie elle-même de bête et méchante) est au livre d’art, ce qu’une émission télévisée comme "Les Raisins verts" [...] est à la télévision dont on rêve. » Pop Art, bande dessinée : même combat ?

Cette même année 1964 éclata un scandale autour du premier album de la série Barbarella de Jean-Claude Forest (1930-1998) – dont la couverture s’inspirait de l’esthétique de Lichtenstein. Avec son héroïne de science-fiction ressemblant à Brigitte Bardot, sex-symbol de toute une génération, Jean-Claude Forest annonçait l’arrivée de la bande dessinée adulte en France. Que s’était-il donc passé ? Le kitsch avait-il réellement envahi la culture ?

Le Pop Art ne fut pas à proprement parler un mouvement artistique constitué, mais un renouveau formel de l’art dans la seconde moitié du XXe siècle. Il puisa ses sujets dans la culture populaire et trouva ses points d’encrage en Angleterre, aux États-Unis et en Europe. Les artistes du Pop Art, que l’on associe généralement au style pictural d’un Lichtenstein ou d’un Warhol (agrandissements, trames, couleurs vives), se reconnaissent surtout dans une démarche de réappropriation et de citation de la culture populaire dans leurs œuvres. Le collage, l’aspect narratif et ironique de leurs productions, en font des héritiers des Surréalistes. Ils ajoutent à cela l’usage de la sérigraphie (effaçant volontairement la distance en l’œuvre originale et la copie) et les emprunts graphiques au design de leur époque, qui connote fortement les choix plastiques (introduction de textes typographiés et d’éléments signalétiques dans leurs compositions).

On attribue le terme de Pop Art à l’architecte et théoricien anglais Reyner Banham, mais ce sera le critique d’art Lawrence Alloway (1926-1990) qui le rendra célèbre, tout en prenant soin de ne l’appliquer qu’à des artistes précis. Alloway distingue trois phases dans le Pop Art britannique. La première phase pourrait-être celle de l’Independent Group (IG) de Londres, un collectif qu’il rejoindra lui-même au milieu des années 1950. La seconde (à laquelle nous nous attacherons moins) s’orientera davantage vers l’abstraction, avec des artistes comme Peter Blake, Jon Thompson ou Richard Smith. La troisième phase est constituée de jeunes artistes issus du Royal Collège of Art, mieux connus sous le nom de Young Contemporaries.
L’influence de l’IG sur le Pop Art anglais fut déterminante. Il compta parmi ses membres des créateurs britanniques de tous poils et de différentes générations (peintres, sculpteurs, photographes, designers et architectes) et s’intéressa à la technologie, à la science-fiction et à la culture urbaine. On retiendra les noms d’Alison et Peter Smithson, Richard Hamilton, Nigel Henderson, Eduardo Paolozzi et John MacHale. L’exposition This is Tomorrow, présentée à la Whithechapel Art Gallery de Londres en 1956, est le fruit des réflexions de l’IG. On pouvait y voir des portraits de Marilyn Monroe, dix ans avant que celle-ci ne serve de modèle aux sérigraphies d’Andy Warhol, des graffitis, des enseignes et des publicités. Le célèbre collage de Richard Hamilton Just What Is It That makes Today’s Homes So Different, So Appealing ? servit d’image pour l’affiche et devint une œuvre-manifeste du Pop Art anglais.
« Nous découvrions que nous avions en commun une culture vernaculaire qui persistait au-delà de nos intérêts spécifiques ou de nos compétences en art, architecture, design ou critique d’art, et que chacun de nous possédait. Le point de rencontre était la culture urbaine de masse : films, publicités, science-fiction, musique pop. Nous ne partagions aucune des détestations de la majorité des intellectuels envers les standards de la culture commerciale, mais l’acceptions comme un fait, la discutions en détails, et la consommions avec enthousiasme », écrivit Lawrence Alloway en 1966.

À l’exception de Richard Hamilton (1922-2011), les artistes pop anglais de la première vague n’exerçaient aucune critique à l’encontre de la société de consommation. Au contraire, leur but était d’inclure dans leurs pratiques la culture populaire dans toutes ses manifestations. Leurs références étaient les collages surréalistes et autres facéties dadaïstes. Le premier prototype du Pop Art pourrait même être attribué à Kurt Schwitters (1887-1948) et à son collage For Käte, réalisé en 1947. Le travail de l’artiste dadaïste allemand, réfugié en Angleterre dès 1940, était bien connu par la jeune génération.

Kurt Schwitters, For Käte, collage sur papier, 1947.

Le poète et critique littéraire Herbert Read (1893-1968) a également joué un rôle important. Il publia en 1943 un essai To Hell with Culture (« Au diable la culture ») dans lequel il exposa ses idées sur la civilisation, l’éducation et les arts. Pour cet anarchiste de la première heure, engagé dans deux guerres mondiales, la culture formait un tout et devait rester en connexion avec la vie quotidienne. S’opposant notamment aux thèses modernistes d’un Clément Greenberg, il réfuta l’idée d’une séparation entre art majeur et mineur. Il fut enfin l’un des co-fondateurs de l’Institute of Contemporary Art de Londres, qui servit de lieu de réunion et discussion pour l’IG pendant plusieurs années.
Les collages d’Eduardo Paolozzi (1924-2005) sont sans doute les plus remarquables pour le sujet qui nous intéresse. Dès la fin des années 1940, cet artiste touche-à-tout introduit dans ses collages des personnages de bande dessinée à des fins narratives. De 1969 à 1970, il réalise même un ensemble de sérigraphies intitulées Zero Energy Experimental Pile Series, qui s’ordonnent comme des planches de bande dessinée.

Eduardo Paolozzi, Cry on my Shoulder, No Sad Songs etc.
(extrait de Zero Energy Experimental Pile Series), 1969–1970.

« C’était dans l’air », écrivit l’activiste et conservatrice américaine Lucy R. Lippard (née en 1937) à propos du Pop Art dans l’ouvrage qu’elle y consacra en 1966. C’était dans l’air et c’était d’une manière non concertée qu’à la fin des années 1950, les artistes américains se mirent également à utiliser comme motifs des objets manufacturés qui avaient presque totalement disparu de la peinture ou de la photo depuis l’époque cubiste ou surréaliste. Pour Lucy R. Lippard, cela venait de la redécouverte de Marcel Duchamp ou de Fernand Léger, deux artistes qui ont en commun la distance qu’ils mettent entre eux et leurs œuvres. Le premier joue, le second fabrique. Fernand Léger se définissait lui-même comme un artisan. On retrouve cette mise à distance chez Lichtenstein. Ce dernier refuse toute grande idée de l’art. « Je suis un anti-expérimental, et anti-contemplatif, anti-nuance, anti-fuite-loin-de-la-tyrannie du rectangle, anti-mouvement-et-lumière, anti-mystère, anti-qualité de la peinture, anti-Zen et anti toutes ces brillantes idées qui précèdent les mouvements artistiques et que chacun comprend si bien », dit-il en 1963.

Les images de bande dessinée ne seront bien entendu pas les seules à être copiées par les artistes. Des tableaux célèbres de Manet, Picasso ou encore Léonard de Vinci vont se voir reproduits, triturés, détournés, car eux aussi sont devenus des icônes façonnées par les médias de masse, des objets inspirant quantité de produits dérivés. L’artiste pop s’affirme donc comme un créateur d’objets. La frontière entre l’œuvre originale et sa reproduction s’érode, l’importance est dans la visibilité de l’œuvre plutôt que dans son unicité. « Dans un monde mécanisé, l’artiste devient machine : c’est ce que je veux être, une machine », dira Andy Warhol.
Mais la démarche de Warhol (1928-1987) n’eut pourtant rien en commun avec celle d’un robot. S’il fit des sérigraphies sur toile sa marque de fabrique, il ne cessa d’innover et se rangea systématiquement, malgré un rapide succès commercial, aux côtés des acteurs de la contre-culture, avec l’ouverture de son laboratoire artistique et expérimental à New-York : la Factory. Au milieu des années 1960, il délaissa un temps la peinture pour se consacrer au cinéma, à la production et à la promotion de jeunes artistes et musiciens.

Comme le rappelle Paul Gravett, au milieu des années 1960 la bande dessinée devient l’objet sexy par excellence. En 1963, le succès de la Marvel est assuré. Cette année-là, la firme emporte dix des quinze récompenses de l’Academy of Comic-Book Arts and Sciences, et Stan Lee (né en 1922) est consacré meilleur scénariste et éditeur ! Aux États-Unis, le succès concomitant du Pop Art avec l’essor des comics devient l’objet de boutades. Comme pour affirmer « le Pop Art, c’est nous », la Marvel inaugure un nouveau logo en 1965 : les « Marvel Pop Art Productions ». Il sera arboré le temps d’une saison.

Mais revenons aux années 1950. La création du magazine satirique Mad par Harvey Kurtzman (1924-1993), en 1952, marque un tournant dans la bande dessinée américaine. Les récits de guerre et de romance édités par DC Comics (et largement recopiés par Roy Lichtenstein) peinent à se renouveler. De son côté, la firme EC Comics, connu pour ses comics fantastiques et d’horreur, fait l’objet d’attaques virulentes par les associations familiales américaines. EC Comics va donc chercher avec Mad un nouveau public. Même si le magazine n’échappera pas à la censure, il permettra aux auteurs (Wallace Wood, Harvey Kurtzman, Bill Elder, entre autres) de trouver un nouveau terrain de jeu et de s’émanciper du carcan des comics de super-héros pour les tourner en dérision. Cette dimension réflexive donne au magazine un statut d’objet culturel à part entière. Aucun sujet de société n’échappera à la parodie de Mad : des stars de cinéma aux hommes politiques, en passant par les ménagères de moins de 50 ans, tout y passe, même le Pop Art.

Pliage Fold-in d’Al Jaffee dans Mad, expliquant le Pop Art, 1969.

La mise en scène de sujets de société, l’usage d’images sérielles et l’ironie : autant de stratégies à l’œuvre dans la bande dessinée, que les artistes du Pop Art reprennent à leur compte. Si la branche new-yorkaise du Pop Art pourrait être qualifiée de hard-core (avec Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Tom Wesselmann, James Rosenquist et Claes Oldenburg), les Californiens, eux, comme Edward Ruscha ou Wayne Thiebaud, puisent leur inspiration tant dans les paillettes d’Hollywood que chez les écrivains contestataires de San Francisco. Parmi ces derniers, on peut citer les noms de l’écrivain et poète Robert Duncan (1919-1988) et de son compagnon Jess, alias Burgess Collins (1923-2004). Très influencé par les Surréalistes (en particulier Picabia), versé dans le mysticisme et l’occultisme, Jess réalisa entre 1953 et 1959 une série de 7 collages à partir des strips de Dick Tracy : les Tricky Cad. Le procédé utilisé pour ses compositions se rapproche du cut-up cher à l’écrivain William Burroughs : répétition, montage et collage.

Jess Collins, Tricky Cad, collage sur papier, 1953-1959.

Chez Edward Ruscha (né en 1937), l’emprunt à la bande dessinée est plus conceptuel. Cela passe par la mise en scène d’onomatopées ou de textes, avec une attention portée à la typographie. Sa toile Annie, de 1962, est une référence directe à la bande dessinée Little Annie Fanny scénarisée par Harvey Kurtzman, publiée dans le magazine Playboy la même année, et se référant à son tour une bande dessinée des années 1920 : Little Orphan Annie. Le jeu de ping-pong ne s’arrête pas là : Harvey Kurtzman utilisera à son tour sa blonde héroïne Annie Fanny pour s’amuser au détriment des artistes du Pop Art (cf. l’épisode « High Camp », janvier 1967).

Ed Ruscha, Annie, huile sur toile, 1962.

Chez Peter Phillips, Ron B. Kitaj ou Derek Boshier, issus des Young Contemporaries, l’approche de l’image se veut narrative. Ron B. Kitaj (1932-2007) et Peter Phillips (né en 1939) travaillent sur des compositions narratives. « Certains livres ont des images, certaines images ont des livres », affirmait Kitaj. Pour lui, la peinture ne s’arrête pas aux limites de la toile. Ce qui l’intéresse, c’est ce qui se passe autour. Selon Lawrence Alloway, Kitaj développe un code pictural diagrammatique, avec des images juxtaposées fonctionnant de manière elliptique. Exactement comme une bande dessinée.

Ron B. Kitaj, For Fear, sérigraphie, 1967.

De son côté, David Hockney (né en 1937) créé des toiles dont la force narrative naît principalement du cadrage et des choix de mise en scène. Ses peintures font état d’un moment immortalisé sur le tableau, qui semble s’inscrire dans une séquence invisible. Avec ses fréquents aller-retour entre les États-Unis et l’Angleterre, David Hockney est également emblématique des liens qui se tisseront entre le Pop Art anglais et américain.

David Hockney, A bigger splash, huile sur toile, 1967.

En France, l’Internationale Situationniste (IS), un mouvement artistique, philosophique et politique fondé en 1957 par l’essayiste Guy Debord (1931-1994), l’écrivaine Michèle Bernstein (née en 1932) et le peintre Asger Jorn (1914-1973), se livre à des détournements de bandes dessinées importées des États-Unis. L’héritage surréaliste et dadaïste est ici disputé aux artistes contemporains, notamment américains. Un texte intitulé Amère victoire du surréalisme et publié dans le 1er numéro de la revue de l’IS, en juin 1958, précise : « Ainsi, pour leur plus grande part, les nouveautés picturales sur lesquelles on a attiré l’attention depuis la dernière guerre sont seulement des détails, isolés et grossis, pris − secrètement − dans la masse cohérente des apports surréalistes. (...) Mais la réalité qui commande cette évolution est que, la révolution n’étant pas faite, tout ce qui a constitué pour le surréalisme une marge de liberté s’est trouvé recouvert et utilisé par le monde répressif que les surréalistes avaient combattu. » Le génie de Guy Debord sera de comprendre que, dans le monde industrialisé et consumériste occidental de la deuxième moitié de XXe siècle, tout emprunt, toute réappropriation, voire dénonciation se retrouvera immédiatement détournée, réutilisée, exploitée à son tour par les médias de masse. Avant même que les toiles de Lichtenstein ou Warhol ne deviennent l’objet d’un merchandising à outrance, il percevait les limites des réappropriations des icônes de la culture populaire par ces artistes. Dans la « société du spectacle » telle que l’a définie Guy Debord, toute avant-garde, même contestataire (et a fortiori celle du Pop Art) sera récupérée par le marché.

Non sans une pointe de chauvinisme, les artistes français gardaient leurs distances avec le Pop Art américain tout en s’inspirant de lui. Leur rapport au monde industriel et aux médias de masse était fondamentalement différent : comme la majorité des artistes étaient nés dans les années 1930, ils avaient connu la guerre et l’occupation. Face à l’attitude cool des artistes pop d’outre-Atlantique, les Français se voulaient engagés. Le groupe du Nouveau Réalisme, qui s’était constitué vers 1960 dans le sillage du critique d’art français Pierre Restany (1930-2003), pratiquait le collage et revendiquait lui-aussi l’héritage surréaliste, mais sans forcément remettre en cause le statut même de la peinture ou de la sculpture.
Figure atypique par son parcours international, l’artiste suédois Öyvind Fahlström (1963-1976) fréquente à la fois les Nouveaux Réalistes et les artistes du Pop Art de New-York, où il s’installe à partir de 1961. Son rapport à la bande dessinée et à la narration est manifeste et revendiqué dès le début. Dans un texte de sa main intitulé Essor des bandes dessinées underground, il désigne très tôt le dessinateur Robert Crumb comme « l’un des rares vrais grands artistes américains ». En 1969, Öyvind Fahlström lui dédicacera même une installation : le Meatball Curtain.

Le peintre d’origine haïtienne Hervé Télémaque (né en 1937) s’installa à Paris en 1961. Il y rencontra le français Bernard Rancillac (né en 1932) au Salon de la jeune peinture en 1962. Le Pop Art américain est alors en pleine expansion et plusieurs expositions en Europe et en Paris vont en promouvoir les formes. Le Centre Américain de Paris, fondé en 1934, deviendra particulièrement actif dans ces mêmes années et sera un lieu d’échanges pour les artistes de toutes nationalités. Mais si Pop Art américain en inspire plus d’un, il est également le sujet de violentes critiques. C’est dans cet esprit que se forme le mouvement de la Figuration Narrative, théorisé en 1965 par le critique d’art Gérald Gassiot-Talabot (1929-2002). Ce dernier invite trente-quatre artistes de toutes nationalités à répliquer à l’hégémonie américaine via l’exposition Mythologies quotidiennes, présentée en juillet 1964 au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris. Y participeront, entre autres, l’Espagnol Eduardo Arroyo, l’Italien Gianni Bertini, le Suédois Fahlström, l’Allemand Peter Klasen, le Français Rancillac, l’Américain Peter Saul et le Haïtien Hervé Télémaque. Les emprunts à la forme de la bande dessinée sont fréquents et paraissent évidents, dès lors qu’une figuration se veut narrative.
Il ne faudrait cependant pas croire que tous les artistes associés au mouvement de la Figuration Narrative partageaient la critique portée à l’encontre du Pop Art américain. Le travail de Peter Saul (né en 1934), par exemple, s’inscrit clairement dans la lignée du Pop Art américain, mais dans une veine de satire sociale. C’est également un grand amateur de comics, s’inspirant des caricatures publiées dans Mad et proche des auteurs underground Gilbert Shelton ou Robert Crumb. L’exposition Mythologies quotidiennes sera en outre très mal accueillie par Pierre Restany qui, avec le Nouveau Réalisme (dont fait partie un artiste comme Martial Raysse), se veut le fer de lance de l’avant-garde française : « En plein scandale de Venise s’ouvre au Musée municipal d’art moderne (...) une exposition de pop-art à la française : de l’américanisme hâtif, mal digéré par de faux blousons noirs ».

Guy Peellaert, extrait de Jodelle, 1966.

Le plasticien et graphiste belge Guy Peellaert (1934-2008) œuvra également en marge du Pop Art, tout en y empruntant nombre de ses formes. Pour Peellaert, l’art doit trouver son expression dans des objets populaires : publications bon marché, bandes dessinées, affiches et montages photographiques. Mais ce qui fait de lui un héritier du Pop Art, c’est la création de deux icônes pop par excellence : Jodelle et Pravda, des femmes érotisées, libres et motorisées. Ce sont les petites sœurs de la Barbarella de Jean-Claude Forest ou des vamps d’Allen Jones, autre artiste pop anglais. Les premières aventures de Jodelle paraissent en 1966 dans le mensuel satirique Hara-Kiri, suivie par celles de Pravda la survireuse, l’année suivante. Serge Gainsbourg, qui avouera avoir raté sa vocation de dessinateur, surfera sur la vague avec sa chanson Comic Strip, interprétée en duo avec Brigitte Bardot en 1968.

Allen Jones, Chair, 1969.

Autre artiste franc-tireur qui signait encore Ferrò en 1966, le peintre islandais Errò. Né en 1932, de son vrai nom Guomundur Guomundsson, il s’installe à Paris à la fin des années 1950 et voyage dans le monde entier, notamment à New-York. Le Pop Art américain l’influencera sans doute autant que les Surréalistes dont il était proche. Sa principale technique est celle du collage pictural, recopiant à l’épiscope des découpes de journaux et autres bandes dessinées qu’il collectionnera avec passion. L’ensemble des procédés déjà évoqués pour le Pop Art se retrouvent chez lui : les compositions ont une forte connotation narrative et la critique sociale est présente. Mais cette dernière s’applique en particulier au monde de l’art. Comme Roy Lichtenstein, Errò suscite encore aujourd’hui les rancœurs des auteurs de bande dessinée qui voient leur travail recopié, pour ne pas dire pillé, sur ses immenses toiles. Évoluant du Pop Art vers un procédé d’appropriation qui marqua les artistes de la génération suivante, il s’appliquera surtout à recycler et reproduire à l’infini des éléments de son propre travail et ceux des autres artistes. Lorsqu’en 2010, le dessinateur britannique Brian Bolland découvre qu’Errò a reproduit telle-quelle une illustration qu’il signa pour la couverture de Tank Girl, il interpelle le peintre dans une lettre ouverte diffusée sur Internet. Se disant amateur du travail d’Errò, Bolland souligne néanmoins la perte financière que constitue ce type de reproductions qu’il jugeait malhonnête. Il obtiendra gain de cause auprès de l’artiste, qui lui offrira son œuvre.

Réalisés en petites quantités et à la main, vendus par abonnement ou dans des librairies de quartier, les fanzines de bande dessinée diffusent cette culture vernaculaire dont parle Lawrence Alloway. Ce sont eux qui, à la fin des années 1950, vont devenir le symbole de la contre-culture portée par les étudiants. Ce sont de véritables objets artistiques, accessibles à tous. En 1968, le maître de l’underground américain Robert Crumb publie son premier numéro de Zap Comix. Un an plus tard, il est suivi par son compère Gilbert Shelton et ses Freak Brothers.
Au critique d’art Hans Ulrich Obrist, Robert Crumb devait déclarer en 2012 : « Je n’ai jamais éprouvé beaucoup d’intérêt pour Warhol en soi, mais d’un autre côté, tout ce truc du Pop Art provoquant une sorte de prise de conscience artistique à propos de l’art commercial a plutôt été une bonne chose. En fait, ça m’a inspiré d’une certaine manière. Tout ça tendait plus ou moins vers un mariage entre l’art commercial et les beaux-arts. Même si je ne considérais pas Lichtenstein et ces types comme des grands artistes. C’était une idée plutôt mignonne d’adopter cette posture délibérée, de prendre des choses que les gens n’avais jamais jusqu’alors considérées comme de l’art − des cases de BD −, des les copier et de les mette sur les murs des galeries et des musées. C’était une sorte d’affirmation ironique ; un enfant bâtard des surréalistes des années 1910-1920 qui ont fait pareil sauf qu’ils ont pris des objets trouvés, comme l’urinoir de Duchamp et ce genre de chose. »

Malgré leur humour et les pieds-de-nez lancés aux standards de la Grande Culture, les artistes pop des années 1950 et 1960 ne résolurent pas l’opposition entre arts mineurs et arts majeurs. Au contraire, le succès fulgurant du Pop Art new-yorkais eut tendance à l’exacerber, tandis que la bande dessinée s’ouvrait à de nouvelles formes d’expérimentation, devenant le refuge de la contestation. Les enfants du Pop Art sont pourtant nombreux ; ils ont trouvé à s’exprimer tant chez les plasticiens que chez les auteurs de bande dessinée. L’influence du Pop Art est perceptible dans les révolutions visuelles du mouvement punk de la décennie suivante. La filiation entre un Peter Saul, un Gary Panter ou les artistes du collectif underground français Bazooka semble évidente. Car si le Pop Art s’est servi de la bande dessinée, la bande dessinée l’a copié à son tour.

Johanna Schipper

Corrélats

avant-gardecomic book – intericonicité – parodie

Bibliographie

Barsalou, Davis, « Deconstructing Roy Lichtenstein », 2000. [En ligne] URL :
http://davidbarsalou.homestead.com/LICHTENSTEINPROJECT.html / Bigel, Clémence, Le Pop’ Art à Paris : une histoire de la réception critique des avant-gardes américaines entre 1959 et 1978, Université Paris 1, mémoire de Master 2, sept. 2013. / Fahlström, Öyvind, Essais choisis, Paris : Presses du réel, 2002. / Gravett, Paul, « The principality of Lichtenstein : from ‘WHAAM !’ to ‘WHAAT ?’ », publié le 17 mars 2013 sur le site de l’auteur. URL :
http://www.paulgravett.com/articles/article/the_principality_of_lichtenstein / Grenier, Catherine, Béret, Chantal, Lobjoy, Martine & Bouhours, Jean-Michel, Les Années pop, catalogue d’exposition, Centre Georges Pompidou, 2001. / Lassalle, Hélène, L’Art américain, catalogue raisonné du Musée d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1981. / Lippard, Lucy R., Pop Art, Londres : Thames & Hudson, 1966. / Livingstone, Marco, Le Pop Art, Hazan, 1990. / Maire, Carine & Rodriguez, Marie-José, « La Figuration narrative », dossier pédagogique en ligne sur le site du Centre Pompidou, mai 2008. URL :
http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-figuration-narrative/ENS-figuration-narrative2.html / Obrist, Hans Ulrich, Robert Crumb, Paris : Manuella Editions, 2012 (édition française). /
Rigal, Luc, « La grande moquerie picturale de Peter Saul », publié le 3 février 2015 sur le site de Mediapart. URL :
http://blogs.mediapart.fr/blog/luc-rigal/101112/la-grande-moquerie-picturale-de-peter-saul / L’Internationale Situationniste, No. 1, juin 1958.