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convergences et questionnements

Thierry Groensteen

L’importance prise par le personnage de l’artiste dans la bande dessinée, comme nouveau « héros d’époque » (dont une nouvelle illustration serait l’album de Scott McCloud Le Sculpteur, qui paraît ces jours-ci), sur laquelle je me suis attardé la dernière fois, n’est qu’un symptôme d’un phénomène plus large, qui est le rapprochement progressif de ces deux mondes longtemps perçus comme étrangers l’un à l’autre, celui de la BD et celui de l’art contemporain. À la vérité, cet éloignement, sinon cet antagonisme, toute l’aventure de la bande dessinée moderne n’a eu de cesse de montrer qu’il n’était que de surface.
Ce sont surtout les conditions d’existence de la bande dessinée d’un côté, de l’art contemporain de l’autre (en termes de publics, de canaux de diffusion, de légitimité culturelle…), qui les maintenaient étrangers et irréconciliables, et non pas tellement leurs champs d’expression, leurs potentialités langagières.


Les 21 et 22 juin 1955, Charles Schulz publiait deux strips consécutifs de Peanuts se concluant par la même question : « But is it art ? » En apparence, la question portait sur le château de cartes construit par Linus, puis sur la virtuosité de Lucy au saut à la corde. Mais l’on peut penser qu’elle correspondait plus largement au questionnement de Schulz face à son propre travail (à un moment où Peanuts ne connaissait pas encore le succès planétaire qui récompensera la série à partir des années 60). Schulz devait se demander si un comic strip pouvait prétendre au statut d’art, en dépit de son lieu de manifestation (la presse quotidienne et sa diffusion de masse), de son espace réduit, et des conditions d’exercice de la création que connaissait le cartoonist (employé d’un syndicate, astreint à une cadence de production, de surcroit obligé, dans son cas personnel, de proposer son travail sous un titre qui lui avait été imposé et qu’il n’aimait pas…).

Des artistes emblématiques de la modernité comme Crepax ou Spiegelman ont témoigné d’une plus grande assurance, inscrivant d’emblée leur production dans la perspective d’un dialogue, de créateur à créateur, avec les formes modernes et déjà consacrées de l’art de galerie ou de musée.
Quant à Giraud/Moebius, on le présente généralement comme un Janus partagé entre deux styles graphiques et deux genres : le western d’un côté, la BD fantastique et de science-fiction de l’autre. Mais l’intéressé parlait de son « ubiquité fondatrice » dans de tout autres termes, la définissant comme « la tentation de m’inscrire dans la bande dessinée narrative la plus codée, toujours associée chez moi à la recherche d’un monde d’extase vaguement inaccessible, mystérieux, presque angoissant, le monde de l’art [1]. »

« Monde de l’art » : le sociologue Howard Becker a fait de cette expression un concept plus technique, définissant un système économique, culturel et social [2]. Ainsi que je l’ai écrit dans mon essai Bande dessinée et narration, à suivre ses analyses il semble évident que la bande dessinée et l’art contemporain constituent « deux mondes de l’art distincts, sous les aspects des conditions de production de l’œuvre, des réseaux de coopération entre l’artiste et les autres acteurs du marché, des critères de réception, de la construction de la valeur et, ultimement, des systèmes esthétiques de référence. » De sorte que l’hypothèse d’un rapprochement entre ces deux mondes n’est envisageable que dans deux cas : soit en agissant sur leurs conditions d’existence pour les modifier, soit en apportant la démonstration qu’en dépit de ce qui les sépare comme systèmes et institutions, bande dessinée et art contemporain peuvent poursuivre des visées identiques ou se féconder mutuellement.

Nous verrons tout à l’heure quelques-unes des formes dans lesquelles se manifeste aujourd’hui ce rapprochement. Mais commençons par rappeler quelques occurrences plus anciennes de dialogues entre la bande dessinée et l’art, qui n’allaient pas nécessairement au-delà de la rencontre fortuite, du clin d’œil ou du flirt à distance. Ces signes d’intérêt se sont manifestés de façon réciproque, dans les deux sens.

Les dessinateurs lorgnent vers l’art

Soit, tout d’abord, quelques nouveaux exemples de bandes dessinées faisant signe vers le monde de l’art.

Vous vous souvenez de Nancy, la petite fille boulotte et espiègle créée par Ernie Bushmiller. Nous avons déjà vu que ce dernier multipliait les pieds de nez à l’art moderne. Mais voici un strip plus radical que ceux que je vous avais montrés précédemment, celui du 1er janvier 1949. Bushmiller y réinvente le monochrome, en présentant successivement une case blanche (« Voici une image de Nancy dans une sévère tempête de neige »), une case noire (« Voici un portrait de Sluggo assis dans une pièce très sombre ») et une case grise (« Ici nous voyons Nancy et Sluggo marchant dans un brouillard épais ») avant de conclure, dans la quatrième vignette, par un mot adressé au lecteur : « Je sais que vous me pardonnerez, mais je suis sorti vraiment très tard hier et je suis si-i-i-i-i fatigué. Bonne Année. »

De toute évidence, Bushmiller se souvient des monochromes facétieux d’Alphonse Allais. Mais la bande dessinée avait, dès ses origines au XIXe siècle, quelques quatre décennies avant l’album primo-avrilesque d’Allais, acclimaté le monochrome et multiplié les cases « aveugles ». Cham, pour ne citer que lui, dans son album Deux Vieilles Filles vaccinées à marier (1840), ménageait une case blanche, de peur, disait-il, de « déranger » ses héroïnes, tandis que dans l’Histoire de Mr Lajaunisse (1839), les vignettes deviennent noires dès l’instant où le héros éteint sa chandelle.

Il existe bien entendu une différence de nature entre le monochrome tel qu’il s’est érigé en genre dans l’art contemporain, depuis le Carré noir de Malevitch en 1915, et les inventions de Cham, d’Allais ou de Bushmiller. Sur le site du Centre Pompidou, on lit : « Vide de représentation et de forme, le monochrome est riche de toutes les intentions. Malevitch le conçoit comme un passage vers l’infini, Rodtchenko peint une surface matérielle et vide, Newman et Rothko en font un grand champ coloré pour s’ouvrir à une expérience intérieure. Pour Ad Reinhardt, il est l’ultime peinture et pour Ryman ce qui lui permet de mesurer les effets de chaque matériau et support [3]… » Les « monochromes » qui ponctuent l’histoire de la bande dessinée relèvent, eux, de l’esprit de dérision ; ce sont des gags visuels, qui ne se conçoivent pas sans la légende qui les accompagne ni hors de leur inscription dans un récit imagé. Entre nos deux « mondes de l’art », la connivence est, sur ce terrain, illusoire.

Voici un deuxième exemple. Dans Pilote No.692, daté du 8 février 1973, Jean Ache publiait 7 variations sur le Petit Chaperon rouge, sous le titre « Les débutants célèbres de la BD ». Le conte était raconté sous la forme d’une bande dessinée en une page, successivement à la manière du Douanier Rousseau, de Fernand Léger, Joan Miró, Pablo Picasso, Giorgio De Chirico, Bernard Buffet et Piet Mondrian. Ache pastiche avec esprit et habileté la production de ses modèles. Par un renversement quelque peu irrévérencieux, ces peintres fameux deviennent ici des « débutants » qui s’essaient supposément à un mode d’expression qui ne leur est pas familier, la bande dessinée, mais sans altérer leur manière habituelle : ainsi Mondrian reste-t-il abstrait, même pour raconter une histoire.

Ici encore, c’est la dérision, l’esprit parodique, qui est au principe de cette fausse rencontre entre l’art de musée et les « petits mickeys », où l’univers du conte vient s’immiscer comme un troisième terme, renchérissant dans le sens de l’enfance. Non, ces peintres emblématiques du XXe siècle ne sont pas susceptibles de se mettre à la bande dessinée et, s’ils devaient s’y essayer ponctuellement (Picasso, comme l’on sait, a produit une ou deux séquences graphiques plus ou moins narratives), ils ne le feraient assurément pas de cette manière-là.

Je prendrai mon troisième exemple dans le domaine du cartoon. Maître du nonsense anglo-saxon, Glen Baxter détourne l’imagerie des livres pour adolescents des années 30. Parmi ses thèmes de prédilection, il y a celui des cow-boys devisant doctement sur l’art moderne ou contemporain, et allant jusqu’à parcourir les allées des musées à cheval. Le rire naît de ce que l’incongruité est maximale : il y a confusion des genres, des époques, des références, des paradigmes sémantiques (ou isotopies). Les dessins de Glen Baxter n’introduisent l’art dans le cartoon et dans l’imagerie de genre que pour prendre acte de la béance qui les maintient étrangers.

Le paradoxe est que, en représentant des cow-boys esthètes, il a réussi forcé la porte des galeries, où il est désormais régulièrement exposé en tant qu’artiste plasticien pratiquant le dessin. Délibérée ou non, le décalage s’est révélé une stratégie payante.

Passons à Hergé et au 24e album de la série des aventures de Tintin, laissé inachevé, Tintin et L’Alph-Art. L’Alph-Art est un nouveau concept artistique, qui consiste en représentations de lettres de l’alphabet en plexiglas. Concept, ou pseudo-concept, comme l’écrit Benoît Peeters dans Hergé, fils de Tintin ? L’Alph-Art n’est certes pas l’alpha de l’art. Mais peut-être la lettre devenue œuvre peut-elle être vue comme le symbole de l’inflation du commentaire dans le monde de l’art contemporain, un symptôme du fait que la glose semble quelquefois tenir lieu de création ? Par ailleurs, on connaît le thème de l’album : Tintin enquête sur l’assassinat d’un propriétaire d’une galerie d’art, et découvre un trafic de faux tableaux étroitement lié à une secte. Hergé ‒ qui, rappelons-le, collectionnait l’art abstrait depuis les années soixante ‒ voulait-il plus ou moins consciemment sous-entendre que le milieu de l’art a des aspects sectaires ? Il n’est sans doute pas innocent que, choisissant de placer le thème de l’art au centre d’une aventure de Tintin, il l’ait abordé par le biais de la figure du faussaire (inspiré en cela par le personnage de Fernand Legros).

Par ailleurs, on se souvient que le cadavre de Tintin, dissimulé dans une sculpture, paraissait promis à finir dans un musée. Ce qui a conduit Benoît Peeters a décréter que « Hergé [pose] le musée comme le lieu de la mort [4] ».

Je voudrais maintenant évoquer le personnage de Zippy the Pinhead, créé par l’Américain Bill Griffith. Issu des publications underground des années 70, ce personnage au crâne en forme d’œuf, aux rares cheveux entourés par un petit ruban, est depuis plusieurs décennies distribué quotidiennement par le King Features Syndicate dans plus de 100 journaux, en dépit de son étrangeté, de sa radicalité qui en fait un objet littéraire et graphique inclassable.

Voici tout d’abord deux strips dans lesquels Zippy se trouve respectivement à l’intérieur d’un tableau de Hopper avec Griffy (strip du 03-11-89, repris dans le recueil From A to Zippy, Penguin Books, 1991) et en train de parler avec Picasso de la récupération de l’art : ce qui choquait hier est devenu pop aujourd’hui (strip du 11-1-05, repris dans Type Z personality, Fantagraphics Books, 2005). Ce ne sont que deux exemples du dialogue que Griffith ne cesse d’entretenir avec l’art, celui d’hier (l’art moderne) comme celui d’avant-hier (les arts primitifs, notamment).

Dialoguer, c’est littéralement ce que fait Zippy dans une longue séquence d’août 2009, avec une série d’interlocuteurs improbables parmi lesquels des sculptures de plein air, de formes et de provenances diverses. Chez Griffith, les œuvres parlent et sont prises dans un devenir-personnage. Pendant quelque temps, Zippy fréquentera ainsi trois personnages « cubistes » rencontrés dans un bar (cf. le recueil Are We Having Fun Yet ?, Fantagraphics Books, 1994, p. 11ss). Une autre fois, en 2008, il aura des velléités de devenir lui-même artiste. On lui enjoint de s’inscrire dans un mouvement artistique déterminé. La « Clown painting », qui l’attire, est déjà prise. L’« Ash-can school » (école de la poubelle), où il s’inscrit, le déçoit. Sa carrière artistique tourne court, mais il assure que, pour autant, il n’a rien perdu de sa « dignité ».

De fait, pour Griffith, il semble que l’histoire de l’art soit un continuum, où toutes les formes d’expression sont autorisées et s’équivalent, à égalité de dignité. La bande dessinée, le cartoon, y ont leur place. Témoin cette grande image composite où Zippy fait un bras de fer avec Yosemite Sam ; l’un des personnages cubistes assiste à la scène, au même titre qu’un squelette, un policeman et… Loïs Lane. À chacun sa manière d’habiter le réel, à chaque artiste sa façon de l’encoder.

Cette continuité, elle est suggérée de même dans l’album collectif Rupestres (éd. Futuropolis, 2011). Davodeau, Guibert, Mathieu, Prudhomme, Rabaté et Troubs y relatent leur découverte de l’art pariétal dans les grottes de Dordogne et adressent un salut confraternel à ceux qu’ils appellent leurs « collègues de la préhistoire ». Ce face à face émerveillé avec les œuvres du paléolithique et leur caractère énigmatique est vécu comme « un retour aux sources de leur art, une redécouverte du miracle de la trace [5] ».

L’art louche sur la BD

Voyons maintenant comment s’est opéré le mouvement inverse, c’est-à-dire comment le monde de l’art a donné des signes d’intérêt pour la bande dessinée.
En la matière, on partait de très loin. Il faut ici rappeler que le critique d’art américain le plus influent de l’entre-deux-guerres, Clément Greenberg, avait publié en 1939 un article retentissant intitulé « Avant-garde et kitsch », dans lequel la bande dessinée, entre autres, était complètement discréditée [6]. Selon Greenberg, l’avant-garde est un creuset historique destiné à sauvegarder la culture face au capitalisme ; la culture de masse, elle, est par essence ennemie de l’innovation, qu’elle soit artistique ou sociale. Elle est le produit de la révolution industrielle et de l’alphabétisation universelle. Les nouvelles masses urbaines alphabétisées « ont fait pression sur la société pour qu’elle leur fournisse une culture correspondant à leurs désirs. »


Reprenant un terme allemand, Greenberg baptise kitsch cette culture de masse. Il écrit : « Ersatz de culture, le kitsch [est] destiné à ceux qui, incapables d’apprécier les valeurs de la culture véritable, n’en avaient pas moins soif de divertissements... » Le kitsch recouvre « un art et une littérature commerciaux, populaires, avec des chromos, des couvertures de magazines, des illustrations, des images publicitaires, de la littérature facile, des bandes dessinées, de la musique de guinguette, de la danse à claquettes, du cinéma hollywoodien, etc., etc. » Il est « l’exemple même de tout ce qui est frelaté dans notre époque. » L’artiste d’avant-garde, lui, est celui qui a « à la fois réduit et élevé [son art] à l’expression d’un absolu. (…) C’est cette quête d’absolu qui a mené l’avant-garde à l’art "abstrait"... »
Greenberg était un ardent défenseur et propagandiste de l’art abstrait. Peut-être aurait-il révisé son opinion sur la bande dessinée s’il avait connu l’essor de la BD abstraite, dont je dirai un mot plus loin ?
Indépendamment des arguments développés par Greenberg, j’ai rappelé ailleurs que, selon les critères en vigueur dans le monde de l’art, les images de bande dessinée tendent à être ontologiquement discréditées parce qu’elles présentent trois défauts constitutifs, qui touchent à leurs propriétés physiques, avant toute considération de contenu : ce sont des images en série, de petit format et imprimées [7].

En dépit des tares qu’on lui supposait et de son absence de légitimité, un temps est arrivé où la bande dessinée a pourtant commencé à inspirer des artistes « officiels ».
Il est peu surprenant que, dans un paysage artistique dominé par l’abstraction triomphante, ce soient certains des mouvements caractérisés par un retour à la figuration (le Pop art aux Etats-Unis, la Figuration narrative puis la Nouvelle Figuration libre en France) qui ont manifesté une dette ou un intérêt marqué pour l’esthétique de la bande dessinée.
Le premier en date, et le plus discuté, fut le Pop art (régulièrement exposé à Paris à partir de 1963). Arrêtons-nous y un moment, et singulièrement au cas de Roy Lichtenstein, qui en fut l’artiste le plus emblématique, et dont le cas fait symptôme [8]. Son succès médiatique fut tel au milieu des années soixante que, de septembre jusqu’à décembre 1965, Marvel alla jusqu’à rebaptiser ses comic books « Marvel Pop Art Productions ». Lichtenstein et les artistes Pop avaient soudain fait de la bande dessinée quelque chose de « in », de « tendance » !
Lichtenstein choisissait des vignettes isolées, quelquefois des strips complets, dans des comic books, principalement des comics de guerre (scènes de bataille, notamment aériennes) ou de romance (héroïnes rêveuses ou en pleurs) de chez DC, ainsi que des comics Disney. Il n’empruntait pas à Jack Kirby ou Steve Ditko, les dessinateurs les plus en vue de cette génération, mais plutôt à des dessinateurs de moindre renommée comme Tony Abruzzo, Robert Kanigher, Irv Novick, Jerry Grandenetti, Russ Heath. Il soumettait les images prélevées dans leurs planches à un processus, non de copie mais de réappropriation : non seulement il les agrandissait mais il leur apportait aussi un certain nombre de transformations, touchant à la composition, à la taille respective des éléments constitutifs, au trait, aux couleurs, et bien sûr il grossissait le point de trame caractéristique du procédé appelé Ben-Day. Loin de chercher à dissimuler que ses images souche venaient des comics, il prenait soin de conserver les bulles et avait même tendance à mettre en exergue les onomatopées (une de ses toiles les plus célèbres de l’époque était intitulée WHAAM !).


Les œuvres de Lichtenstein posent de nombreuses questions. Par exemple sur le respect du droit moral que les dessinateurs possèdent vis-à-vis de leurs images. On peut aussi comparer les images avant et après transformation et se demander si, oui ou non, Lichtenstein les a « améliorées » ? On peut enfin questionner (et déplorer), comme le fait Paul Gravett [9], la banalisation de sa « manière » et le fait qu’aujourd’hui encore, quantité de « directeurs artistiques, designers et illustrateurs paresseux » recyclent indéfiniment cette imagerie, souvent dans de fades synthèses entre Pop art et ligne claire. Mais laissons tout cela.
Le fait est que cette « récupération » de la bande dessinée par l’art officiel a été diversement comprise et appréciée, dans le camp de la bande dessinée [10]. Le critique d’art Pierre Sterckx est d’avis qu’elle lui a été profitable : « Pour moi, dès 1960, Lichtenstein agit comme un révélateur exceptionnel : il dévoile la plasticité, jusque-là totalement discrétisée (sic), de la bande dessinée et la juxtapose à Picasso, Léger et Mondrian » [11]. L’Américain Adam Gopnik (l’un des commissaires de l’exposition « High & Low », dont il sera question dans un instant) va jusqu’à écrire que « le Pop art a sauvé les comics » [12]. Selon lui, l’industrie du comic book, en pleine perte de vitesse depuis la fin des années 1940, se serait complètement régénérée en reprenant à son compte des éléments du style de Lichtenstein, tels que l’ironie ou le rejet du détail réaliste. Ceci s’appliquerait en particulier aux séries conçues par Stan Lee pour la Marvel, au début des années 1960.

Lichtenstein doit-il donc être crédité pour avoir à la fois magnifié et régénéré l’art de la bande dessinée ? L’historien Pierre Couperie était d’un tout autre avis. À propos de l’exposition de 1967 Bande dessinée et figuration narrative, dont il fut l’un des concepteurs, il a déclaré : « Nous réagissions contre le Pop art en général et Roy Lichtenstein en particulier. À cette époque, la bande dessinée n’était perçue qu’au travers de son regard, il en avait démontré le vide, l’inanité… en prenant les plus mauvaises images et en les agrandissant démesurément. [13] »
Deux dessinateurs américains parmi les plus grands, Will Eisner et Art Spiegelman, ont eux aussi exprimé leur peu de considération pour les œuvres de Lichtenstein. Eisner aurait dit : « J’ai été très froissé par le travail de Roy Lichtenstein. Ses peintures (…) dégageaient un snobisme artistique des plus arrogants [14] ». Sans se référer à Eisner en particulier, le critique Bart Beaty croit comprendre les raisons de l’hostilité d’une partie de la profession : « En réduisant les bandes dessinées [comic books] à un matériau source, Lichtenstein est accusé d’avoir rendu la légitimation de la bande dessinée encore plus difficile [15]. »
La critique adressée à Lichtenstein par Spiegelman est toutefois un peu différente. Une planche de sa main, dessinée pour ArtFORUM en décembre 1990, comporte cette adresse : « Oh Roy, ton grand art mort est fondé sur de l’art mineur mort. La véritable énergie politique, sexuelle et formelle de la culture populaire vivante t’est étrangère. C’est sans doute pourquoi les musées ont pris fait et cause pour toi. » L’auteur de Maus aurait également déclaré, en octobre 2010, au Cartoon Art Festival de Columbus, Ohio : « Lichtenstein n’a pas fait davantage pour la bande dessinée que Warhol n’a fait pour la soupe » [16] ‒ allusion à ses célèbres tableaux représentant des boîtes de soupe Campbell.

Pour comprendre, non la « vérité » de son art, mais au moins l’attitude qui était réellement celle de Lichtenstein vis-à-vis des bandes dessinées, le mieux est sans doute de s’en remettre aux propos de l’intéressé lui-même (ce que dédaignent le plus souvent de faire et ses admirateurs et ses contempteurs). Dans un entretien enregistré en janvier 1966 pour le Troisième Programme de la BBC, David Sylvester lui demandait ce qu’il appréciait dans les images de bande dessinée. L’opinion de Lichtenstein apparaît pour le moins réservée : « [J’apprécie] l’étonnant sens de l’abréviation visuelle, le sens du cliché. Le fait qu’un œil, un sourcil, un nez, est dessiné d’une certaine façon. (…) On trouve une sorte d’ordre dans les cartoons, une sorte de composition. C’est une composition destinée à rendre l’image claire, lisible, communicante, plutôt qu’une composition visant à unifier les éléments. En d’autres termes, la sensibilité esthétique ordinaire fait généralement défaut. (…) Cela m’importe peu que [les bandes dessinées] soient bonnes ou mauvaises. Elles me fournissent la matière de sujets, je ne fais que les utiliser et les réinterpréter. (…) J’aime et je n’aime pas les cartoons. J’y trouve du plaisir, ils sont sans doute amusants en un sens, ils me procurent une excitation sincère, mais en général seules quelques images présentent un réel intérêt pour moi [17]. » Il est manifeste que ce qui se dégage de ces propos est moins une réelle considération pour la bande dessinée qu’une stratégie intéressée d’appropriation. On rappellera qu’en 1961, il avait peint des tableaux dont les personnages provenaient d’emballages de chewing-gums.

Voici la première planche de l’épisode de janvier 1967 de la série Little Annie Fanny, par Kurtzman & Elder. Dans cette histoire, qui a pour titre « High Camp », Benton Battbarton (l’un des méchants de la série) fait visiter sa demeure à Annie. Le cartouche introductif précise qu’il s’agira d’un voyage dans le kitsch, et définit cette catégorie comme suit : « Vous pourriez répondre “mais qu’est-ce que le kitsch ?” Eh bien, on peut dire qu’est kitsch ce qui est tellement laid qu’il en est beau, tellement out qu’il en est in, tellement bas qu’il en est haut, tellement zig qu’il en est zag… [18] » Battbarton se félicite que son appartement est « parfaitement kitsch » et contient nombre de choses « immondes ». Or, la première pièce dans laquelle pénètrent nos protagonistes est une « salle des super-héros » avec toiles pop et carpette Popeye : « ces agrandissements de cases avec leurs cartouches… ces stupides bulles qui sont utilisées dans les bandes dessinées ». (Il nous arrange de retrouver ici le concept de « kitsch » auquel se référait Clement Greenberg, mais c’est un choix du traducteur français. Dans la version originale, Kurtzman avait écrit le mot camp, qui en est un équivalent approximatif, mais dont le sens est plus flottant : il définit aussi, sinon d’abord, une forme d’humour, irrévérencieuse, se jouant des rôles sociaux, et il est désormais très lié à la sous-culture gay masculine.)
On notera la présence de ce revolver, juste derrière Annie, dont le canon est agressivement pointé vers le lecteur, comme pour suggérer que celui-ci est pris en otage par une sorte de hold-up esthétique, ou sommé d’apprécier les œuvres présentées. C’est la reproduction d’une toile de Lichtenstein de 1964 intitulée Pistol.

Plus récemment, Bill Watterson a lui aussi proposé un commentaire ironique sur le Pop art, et plus largement sur les relations entre la bande dessinée et l’art, dans le strip de Calvin et Hobbes daté du 20 juillet 1993. Endossant un rôle d’expert assez inattendu pour un gamin de six ans, Calvin les oppose en termes de respectabilité : la peinture relève du « grand art », la bande dessinée de la « sous-culture ». Si un tableau est fait « à partir d’une case de BD », il est encore « du grand art ». À l’inverse, si une BD représente un tableau inspiré d’une case de BD, cela reste, décrète notre critique d’art en culottes courtes, « intellectuellement stérile ». Watterson laisse clairement entendre que, dans les échanges entre ces deux mondes de l’art, la partie ne sera jamais égale. Dans cette affaire, il est bien évident que le lieu de manifestation de l’œuvre, sa destination matérielle, font une grande partie de la différence. Le musée anoblit tout ce qui est jugé digne d’intégrer ses collections, d’orner ses cimaises. Tandis que le journal, le magazine, sont des supports triviaux et éphémères qui tendent au contraire à déprécier les artistes qui se commettent avec eux.

Les témoignages convergent : indéniablement, le Pop art, à tort ou à raison, a suscité chez les auteurs de bande dessinée une forme d’amertume et de ressentiment.
Dans son essai Comics versus Art, Bart Beaty aboutit à la même conclusion [19]. Il ne cite ni Little Orphan Annie ni Calvin et Hobbes, mais une brève séquence de Chris Ware publiée en 2007 au dos d’un catalogue d’exposition (Uninked, Phoenix Art Museum, 2007). On y voit un dessinateur de bande dessinée, qui pense avoir gaspillé sa vie à faire des comics alors qu’il aurait dû étudier les Beaux-Arts. En quête d’inspiration, il entre dans un musée et tombe en arrêt devant une toile de grand format inspirée de son propre strip. Le cartel dit ceci : « En recontextualisant la case-titre familière du populaire comic strip Wingnutz [20], l’artiste libère l’espace pictural de la tyrannie du vu, tout en réaffirmant la main en autorisant les coulures et taches du processus de la peinture à défier le style brillant et commercial du strip. » Rentré chez lui, il demeure dans un état de vive perplexité, mais se console en estimant que, dans le fond, « ils ont dit des choses sympathiques sur mon dessin ». La tendance de l’auteur de bande dessinée à l’autodévalorisation est assez transparente.

Les représentants du Pop art ne sont pas, et de loin, les seuls artistes à s’être inspirés de la bande dessinée [21]. De Jasper Johns à Wim Delvoye en passant par Öyvind Fahlström ou Gilles Barbier, en dresser la liste serait fastidieux.
Puisque j’ai régulièrement été choisir mes exemples dans le strip Nancy, de Bushmiller, j’y reviens une dernière fois. La fillette est en effet une de ces figures iconiques issues de la bande dessinée dont les artistes ont aimé s’emparer. Son design simple, sa popularité, son caractère immédiatement reconnaissable, et le fait que Bushmiller lui-même se soit plu à multiplier les jeux formels et conceptuels, tout cela prédisposait Nancy à inspirer des variations plastiques. Andy Warhol la peint en 1961, mais celui qui y reviendra avec le plus de constance est Joe Brainard (1942-1994), qui appartenait à un groupe d’artistes et de poètes appelé The New York School of Poets. Célèbre pour ses dessins, assemblages et collages ainsi que pour le texte I Remember qui devait inspirer à Georges Perec ses Je me souviens, Brainard a créé plus de cent œuvres inspirées par Nancy, entre 1963 et 1978. Une partie de cette production a même été publiée, à titre posthume, dans un recueil intitulé The Nancy Book (Siglio Press, Los Angeles, 2008). Dans son texte de présentation, Ann Lauterbach définit Nancy comme l’« objet transitionnel » par excellence de Brainard, tout à la fois un « objet trouvé » et la « projection fantôme de sa propre imagination ».

Voici quelques exemples tirés de la série « If Nancy was… », créée en 1972. Ou encore, daté de 1969, ce collage sans titre (Nancy descendant un escalier). Et enfin ce Nancy Diptych, peint à l’huile en 1974.

Un autre artiste qui me semble intéressant à citer ici est Ad Reinhardt (1913-1967), en raison de la « schizophrénie » de sa pratique. En effet, Reinhardt était un peintre conceptuel, théoricien de l’art abstrait, dont la production personnelle, composée notamment de monochromes noirs, était plutôt austère. Ce qui signifie qu’il aurait dû se ranger dans le même camp que Greenberg et partager son mépris pour la bande dessinée et le dessin de presse. Or Reinhardt a au contraire publié de nombreux cartoons (dans un esprit assez proche de celui de Steinberg), en rupture avec le reste de son œuvre et avec ses déclarations théoriques violemment hostiles à toute figuration et à tout investissement social de l’art : dès la fin des années trente, dans des magazines tels que Glamour, New Masses ou le Saturday Evening Post, avant de rejoindre, en 1942, PM (Picture Magazine), un tabloid new-yorkais de gauche et avant-gardiste. Il y publiera en particulier, au début des années 1950, la série « How to look » : des cartoons conçus comme de faux « modes d’emplois » de l’art (How To Look at an Artist, How To Look at Modern Art, How To Look at a Spiral, etc.).

Reinhardt compartimentait sa production. Pour lui, le cartoon correspondait à une occupation mineure qui ne relevait pas de l’art. Il y déploie pourtant une grande inventivité conceptuelle, utilisant différents formats et différentes techniques et se montre très spirituel, produisant un discours hétérodoxe, ironique et complexe sur les images artistiques et médiatiques.

Je renverrai également à l’étude d’Erwin Dejasse intitulée « Bande dessinée, art brut et dissidence » [22], dans laquelle il évoque des artistes étiquetés « bruts » ou « outsider » qui, tels Henry Darger et Chéri Samba, ont réinjecté « un ensemble de motifs ou d’usages issus de la bande dessinée dans la création plastique. » Le critique belge appelait la bande dessinée à faire le chemin inverse, c’est-à-dire à « se [créoliser] avec les autres expressions plastiques en dissidence ».

Et je terminerai cette partie avec la toile de l’artiste belge Micheline Lo (1930-2003), Les Ménines selon Hergé (1985), une peinture (vinyle sur toile) de très grand format (216 x 261 cm), dans laquelle Hergé s’est substitué à Vélasquez et Tintin à l’infante. J’avais jadis commenté cette œuvre dans les Cahiers de la bande dessinée No.64 (juil.-août 1985, pp. 54-55). Selon ma lecture, assez licencieuse, la toile représentait Haddock cocufié par Tournesol le jour de son mariage avec la Castafiore. Je n’en reprendrai pas le détail ici. Reste que Micheline Lo allait plus loin que les artistes, innombrables, qui ont donné de Tintin ou d’autres héros mythiques issus de la bande dessinée des représentations de facture différente, altérant seulement leur design. Elle témoignait d’une compréhension profonde des enjeux, à la fois du chef-d’œuvre de Vélasquez, dont on sait que Michel Foucault l’avait érigé en symbole de la représentation à l’âge classique, et de la saga tintinienne, et elle portait, non sur un personnage érigé en icône et décontextualisé, mais sur une configuration de caractères.

Facteurs de rapprochement

Les quelques exemples évoqués plus haut montrent que, en dépit de tout ce qui les maintenait éloignés, la bande dessinée et l’art ont connu, ponctuellement, des points de rencontre, des fenêtres de dialogue, grâce aux initiatives souvent isolées d’artistes dont les motivations étaient diverses.
C’est autre chose qui se joue depuis, disons, les années quatre-vingt, et qui ne cesse de se renforcer : un véritable rapprochement entre deux « mondes de l’art » quant à leurs fins, leurs moyens, et même, dans une certaine mesure, leurs circuits de diffusion et de réception. Cette situation nouvelle se manifeste à travers plusieurs phénomènes convergents.

Tout d’abord, on peut observer que le processus de légitimation de la BD entamé dans les années 60 a conduit les auteurs à vouloir rivaliser avec les peintres sur leur terrain propre. La technique de la couleur directe, qui consiste à faire de la couleur une dimension consubstantielle au dessin, en l’appliquant sur l’original, de sorte qu’il serait plus juste de parler de bande peinte plutôt que de bande dessinée, s’est développée et a fait école. Sans doute y avait-il eu des précurseurs dans les années quarante (Calvo, Laudy), cinquante (l’école réaliste anglaise, avec Bellamy et Hampson) et soixante (Little Annie Fanny), mais c’est l’émergence des Bilal, Mattotti, Loustal et autres Barbier qui a constitué la couleur directe en véritable mouvement au sein de la bande dessinée moderne. Ainsi le neuvième art s’est-il affranchi du dessin au trait qui était sa marque ; il a réintroduit la lumière, la matière ; il s’est jugé apte à produire des émotions plastiques, picturales, sensibles ; il a produit des œuvres proposées à la contemplation autant qu’à la lecture [23].

De son côté, et un peu plus récemment, l’art contemporain a, en quelque sorte, fait mouvement vers la bande dessinée, ou retrouvé un territoire partagé avec elle, en ce sens que l’on a pu observer, chez nombre de plasticiens, un retour au dessin (de plus en plus souvent accompagné de textes manuscrits, d’ailleurs), dont témoigne l’actualité des galeries et des salons spécialisés. En effet, rien qu’à Paris, on recense aujourd’hui un « Salon du dessin » (au Palais Brongniart ; 24e édition en 2015), un « Salon du dessin contemporain » (Drawing Now Paris, au Carreau du Temple ; 9e édition en 2015), une manifestation intitulée DDessin, à l’Atelier Richelieu (3e édition en 2015), sans oublier l’historique « Salon Dessin & Peinture à l’eau » revenu depuis 2006 au Grand Palais, dans le cadre de la manifestation Art Capital. La grande exposition anthologique présentée par la revue Les Cahiers dessinés à la Halle Saint-Pierre de janvier à août 2015, ou bien l’ouverture du Musée des arts ludiques, consacré au dessin narratif, sont d’autres symptômes de ce retour en force du dessin.
Les Cahiers dessinés de Frédéric Pajak n’est que l’une des revues consacrées à l’art du dessin et insistant sur la transversalité de celui-ci ; on citera également Collection (Charles Burns ainsi que Ruppert et Mulot figuraient au sommaire du No.1, aux côtés de graphistes, illustrateurs et plasticiens), Roven, The Drawer ou encore Revue, une efflorescence elle aussi des plus significatives.

Un troisième phénomène de grande importance ‒ par lequel beaucoup ici sont directement concernés ‒ a été l’existence d’écoles d’art formant à la bande dessinée. Dans les écoles d’art traditionnelles, la bande dessinée avait toujours eu très mauvaise presse et n’avait pas droit de cité. Les futurs auteurs de bande dessinée passés par l’École nationale des Beaux-Arts de Paris, notamment, en ont tous témoigné. Ainsi Ruppert & Mulot (dans Collection No.1, 2010, p. 110) : aux Beaux-Arts, « on n’avait pas d’interlocuteur qui s’intéressait à la BD et avec qui on pouvait en parler de manière intéressante ».
Les formations à la bande dessinée proposées à l’EESI, à Saint-Luc, à Emile Cohl, aux Arts décoratifs de Strasbourg et ailleurs ont changé la donne. « Les étudiants (y) ont l’occasion de se frotter à des techniques différentes, comme la gravure, de croiser d’autres problématiques, de se forger, en un mot, une culture artistique plus complète. (…) … il est certain que, parmi les productions les plus novatrices de ces vingt dernières années, beaucoup n’auraient pas été concevables sans ce passage par une école d’art [24]. »


Je pointerai un quatrième phénomène, moins déterminant que symptomatique, qui est l’apparition d’une catégorie nouvelle, celle de la bande dessinée abstraite, labellisée et en quelque sorte officialisée avec la parution, en 2009, de l’anthologie Abstract Comics éditée chez Fantagraphics par Andrei Molotiu. Si l’on suit la définition de ce dernier, il existe deux sortes de bandes dessinées abstraites : ce sont soit des séquences de dessins abstraits, soit des séquences de dessins qui contiennent des éléments figuratifs mais dont la juxtaposition ne produit pas de narration cohérente. Son anthologie, cependant, propose beaucoup plus d’exemples du premier cas que du second. (Pour ma part, je réserverais l’appellation de bandes dessinées abstraites aux premières, et qualifierais les secondes de bandes dessinées infranarratives.)
L’anthologie compilée par Molotiu n’est pas la première manifestation de l’abstraction en BD. Voici par exemple une page de Massimo Mattioli qui figurait, en 1987, dans l’album Joe Galaxy - Cosmic Stories (éd. Aedena).

On mentionnera aussi le petit livre de 28 pages intitulé In the Crack of the Dawn, réalisé en collaboration par Matt Mullican, un artiste californien post-conceptuel, et Lawrence Meiner, artiste new-yorkais, figure centrale de l’art conceptuel (1991, Yves Gevaert, Bruxelles/Mai 36 Gallery, Luzern) ; tiré à 1000 exemplaires, il ne fut pas diffusé comme un comic ordinaire, et ne circula que dans le milieu artistique. Cependant il porte bien sur la page de titre la mention générique : « a comic book ».

Quant à la revue Bile noire, publiée par l’éditeur suisse Atrabile, elle inaugurait dans son numéro 13 (printemps 2003) une rubrique qui, sous la direction d’Ibn al Rabin, allait être consacrée à cette même bande dessinée abstraite, la règle fixée étant « de ne représenter aucun “objet” concret (c’est-à-dire, ayant une signification non ambiguë) hors de ceux appartenant à la sémantique propre au médium, à savoir les bulles et les cases ». Alex Baladi, Guy Delisle, Andreas Kündig, David Vandermeulen et Lewis Trondheim, notamment, y participeraient. Trondheim allait aussi publier à L’Association, deux petits livres dans cette même veine : le premier, Bleu, en couleur, ludique et visuellement proche de Miró (2003), le second, La Nouvelle Pornographie, en noir et blanc, d’inspiration parodique (2006).

Dans l’art occidental, figuratif depuis l’origine, l’abstraction a introduit, au XXe siècle, une rupture majeure, affirmant l’autonomie du fait pictural. La bande dessinée, elle, était par essence mimétique parce qu’elle obéissait à une vocation narrative et qu’elle se positionnait, depuis Töpffer, comme une littérature. En se frottant à l’aventure de l’abstraction, en laissant investir son dispositif compartimenté par des contenus visuels non figuratifs, elle oblige à reposer la question de sa définition même. Le contexte dans lequel on rencontre une planche abstraite influe grandement sur sa perception, soit comme « tableau », c’est-à-dire proposition relevant des arts plastiques, soit comme « page » et, partant, bande dessinée [25]. Ce battement, cette indécision, cette ambivalence, est sans doute ce qui caractérise en propre la catégorie hier encore improbable de la bande dessinée abstraite. Même si elle restera sans doute peu pratiquée comme telle, elle n’en informera pas moins le travail des futures générations de dessinateurs.

Ces différents phénomènes dessinent un contexte nouveau, assurément propice à ce que la revue théorique de l’Association, L’Éprouvette (3 numéros en 2006-2007), appelait, dans son deuxième numéro, « l’érosion progressive des frontières » (le mot d’ordre devenait « explosion progressive des frontières » dans le No.3).
Ce que nous appelons volontiers, en France, « bandes dessinées d’auteurs » est souvent qualifié d’« art comics » par les critiques américains (Artistic Comics était du reste déjà le titre d’un comic book underground, en 1973). Mais l’on a vu apparaître, depuis un peu plus d’une dizaine d’années, une production de bandes dessinées destinées au circuit de l’art, des gallery comics appelant une contemplation plutôt qu’une lecture. Il y a désormais des créateurs qui à la fois publient des bandes dessinées et ont une production graphique séparée destinée au marché de l’art – laquelle revêt des formes éminemment variées – dans le cadre d’un partenariat avec une galerie spécialisée.

Citons-en quelques exemples : les grands formats au stylo bille de couleur de Dominique Goblet, les détournements d’images et productions sérielles de Jochen Gerner [26], les compositions surréalistes de Killoffer, les réinterprétations au crayon de tableaux ou de photographies célèbres par Frédéric Coché, les mises en scène érotiques et énigmatiques de Frédéric Poincelet… Stéphane Blanquet est l’un des artistes les plus polyvalents, actif dans les champs de la bande dessinée, de l’illustration de presse, de l’animation, créateur d’installations et praticien de la peinture sur corps. Il faudrait également citer les broderies de Benoît Jacques et bien d’autres réalisations que le monde de l’art reconnaît aujourd’hui comme siennes (dont un certain nombre ont été montrées et commentées dans L’Éprouvette), mais que je n’ai pas la possibilité de détailler ici [27].

Les musées entrent dans la danse

L’ouverture des galeries, des revues et des salons spécialisés à certaines formes de bande dessinée atteste que celle-ci est aujourd’hui devenue fréquentable. C’est toutefois vers les musées et les expositions qu’il faut se tourner pour trouver les éléments les plus tangibles de cette ouverture du mode de l’art à la bande dessinée et, simultanément, de son caractère problématique.


Un signe tangible du fait que les grands musées ne boudent plus la bande dessinée – ni même les mangas ! – a été le lancement de collections d’albums supposés valoriser leurs collections. Suivant une proposition de Fabrice Douar, l’un des responsables des éditions du musée, Le Louvre a ouvert la voie en s’associant avec les éditions Futuropolis. Les auteurs contactés ont carte blanche, pourvu qu’ils inventent leur histoire à partir d’un tableau, d’une salle du musée ou de l’ensemble. Douze ouvrages ont été publiés à ce jour, parmi lesquelsPériode glaciaire, de Nicolas de Crécy, Les Sous-sols de Révolu, de Marc-Antoine Mathieu, La Traversée du Louvre, de David Prudhomme, Le Chien qui louche, d’Etienne Davodeau, Les Fantômes du Louvre, d’Enki Bilal, et, récemment, Les Gardiens du Louvre, de Jirô Taniguchi. Pour Henri Loyrette, alors président-directeur du musée du Louvre, « cette démarche a pour ambition de créer une passerelle durable entre l’univers des musées et celui de la bande dessinée, afin de sensibiliser le lecteur de BD aux collections du musée et de permettre au public habituel du Louvre de découvrir une autre expression de l’art, partie prenante de la création contemporaine vivante [28]. »
Ces belles paroles peuvent être suspectées de dissimuler une simple opération de communication, et sans doute la bande dessinée s’y trouve-t-elle un peu instrumentalisée. Mais on ne peut nier la qualité de plusieurs des albums auxquels cette initiative a permis de voir le jour.
Le musée d’Orsay a emboîté le pas en passant une première commande à Catherine Meurisse. L’album Moderne Olympia a inauguré en février 2014 une collection cousine de celle du Louvre, toujours avec les éditions Futuropolis à la manœuvre, qui paraissent avoir détecté un filon éditorial porteur.
D’autres musées ont associé leur image à la bande dessinée de façon plus ponctuelle. J’ai déjà commenté lors de la séance précédente l’album de Christophe Girard Matisse Manga (2010), réalisé à la suite d’une invitation par le musée Matisse de Nice. De même, le musée Bourdelle, à Paris, a commandité à Frédéric Bézian l’album Bourdelle, Le visiteur du soir (Paris-Musées, 2010).
On a peut-être oublié que, vingt ans plus tôt, les éditions Casterman publiaient déjà un album collectif intitulé Le Violon et l’archer réunissant les contributions de six dessinateurs (Baru, Boucq, Cabanes, Ferrandez, Juillard et Tripp) invités par le musée Ingres à Montauban où ils avaient été « enfermés » pendant trois jours, avec libre accès à l’ensemble du bâtiment, réserves comprises.

Si cet ensemble de publications témoigne de façon assez nette pour l’ouverture du monde des musées à l’art de la bande dessinée, c’est pourtant à travers les expositions visant à confronter ce dernier avec des objets muséaux et des créations plastiques contemporaines que les présupposés de cette « zone de dialogue » peuvent être interrogés avec plus d’acuité.


De telles expositions ont été de plus en plus nombreuses au cours des dernières années. Dans l’espace francophone, l’une des premières initiatives du genre avait sans doute été l’exposition « Autour de la BD », présentée au Palais des Beaux-Arts de Charleroi (Belgique) du 12 janvier au 3 mars 1985. Cette manifestation avait pour ambition de présenter « les procédés de description » qui, à différentes époques, ont « élaboré le récit », pour pouvoir ainsi répondre à la question : « La bande dessinée a-t-elle ou non édifié son propre code de références, sa langue [29] ? » L’exposition montrait à la fois comment « des artistes occidentaux, à toutes les époques, mais principalement aux XVIIIe et XIXe siècles, ont introduit les formes qui seront celles de la bande dessinée » et comment « des artistes du XXe siècle en ont emprunté les façons » (idem, p. 14). D’un côté William Hogarth, Honoré Daumier, Gavarni, Grandville, Wilhelm Busch et Rodolphe Töpffer, de l’autre Warhol, Lichtenstein, Erro, Steinberg, Picasso, Magritte, Alechinsky, Lavier, Combas, Boltanski et quelques autres.

Mentionnons, pour mémoire, l’exposition « Archéologie des souvenirs d’enfance autour de Sylvain et Sylvette » présentée en mars-avril 2010 à la galerie Le Préau des Arts, à Maxéville (près de Nancy). Elle réunissait « 48 artistes et créateurs d’horizons divers, mêlant bande dessinée, stylisme, texte, son, photo, dessin, peinture et sculpture. »

Plus significative, l’initiative de l’éditeur québécois La Pastèque qui, dans le cadre de son 15e anniversaire, a envoyé quinze de ses auteurs (parmi lesquels Réal Godbout et Michel Rabagliati) au Musée des Beaux-Arts de Montréal. « Chaque artiste a choisi une œuvre dans l’idée de la réinterpréter ». Peintures, sculptures contemporaines, objets de la collection des arts décoratifs, ont ainsi été revisités par les dessinateurs, et les résultats exposés côte à côte [30]. La conservatrice en chef, Nathalie Bondil, évoque une association « tantôt hilarante, tantôt mystérieuse, toujours surprenante ». On peut voir le résultat dans l’ouvrage La Pastèque, 15 ans d’édition (Montréal, 2013), pp. 150 à 269. Voici, à titre d’exemples, le récit produit par Isabelle Arsenault à partir de l’huile sur toile de Jean-Paul Lemieux Le Far West (1955), et un extrait des planches conçues par Rémy Simard en réponse au Tourniquet de John Vassos (1932).

Mais les deux expositions auxquelles il convient de s’arrêter plus longuement sont « High & Low », à New York, et deux manifestations françaises, « Vraoum ! », à Paris, et l’édition 2010 de Biennale d’art contemporain du Havre, la première en raison de son importance historique et des controverses qu’elle a suscitées, les deux autres pour les questions qu’elles soulèvent [31].

« High & Low : Modern Art and Popular Culture » fut présenté au MoMA du 7 octobre 1990 au 15 janvier 1991. Ce fut la première exposition importante à organiser une confrontation entre des bandes dessinées – mais également des graffiti, des caricatures, des images publicitaires – et des artistes consacrés représentant l’art officiel. Les deux commissaires n’étaient pas les premiers venus : Adam Gopnik était critique d’art au New Yorker et Kirk Varnedoe avait pris la tête en août 1988 du département de peinture et sculpture du MoMA (ce qui faisait de lui un des hommes les plus puissants dans le monde de l’art moderne).


Dans l’introduction du catalogue, Kirk Vanedoe et Adam Gopnik, les deux commissaires, explicitent le titre de la manifestation : « Nous qualifions toutes ces formes de représentation de "low", non pas pour les dénigrer, mais pour reconnaître qu’elles ont traditionnellement été considérées comme étrangères à l’évolution des beaux-arts à notre époque : qu’elles leur ont, en fait, couramment été opposées en termes d’intentions, de publics et de stratégies… [32] » Un peu plus loin, ils précisent leurs intentions : « Notre propos est d’examiner les transformations à travers lesquelles les peintres et sculpteurs modernes ont forgé de nouveaux langages poétiques en réimaginant les possibilités exprimées dans la culture populaire. Et, corrélativement, d’identifier les façons dont ces adaptations par l’art moderne ont souvent eu un effet en retour sur le tout-venant de la "prose visuelle" populaire [33]. » On aura remarqué, dans cette citation, l’opposition des termes : peinture et sculpture sont rangés du côté de la poésie, et les formes populaires, comme la bande dessinée, du côté de la prose.

L’exposition démontrait, entre autres choses, que la bande dessinée nourrissait l’art officiel de deux manières différentes : d’une part, en lui fournissant des thèmes, des mythes, des personnages, une imagerie, et d’autre part, en l’inspirant par ses dispositifs formels (la sérialité, le multicadre, la confrontation du texte et de l’image) et par ces vignettes, bulles, onomatopées que Gopnik désignait comme « la machinerie secondaire des comics ».
Dans un article de Peter Plagens publié le 15 octobre 1990, Newsweek faisait état de réactions virulentes dès l’annonce de l’exposition, entre ceux qui espéraient voir abolir les anciennes hiérarchies et ceux qui voulaient les voir réaffirmées.
Le New York Times avait, de son côté, publié dès le 5 octobre, sous la signature de Roberta Smith, un article sans indulgence : « À chaque tournant, cette exposition fait marche arrière, semble intimidée par l’immensité de son sujet, met des limites et présente des excuses… (…) High & Low est en vérité, au mieux, la mauvaise exposition au mauvais endroit au mauvais moment. » La journaliste accuse l’exposition de francophilie (les apports de l’Italie, la Russie, l’Allemagne sont minorés ou ignorés). Et de conclure : « Le plus décevant, c’est que la circularité promise des échanges entre l’art et la culture populaire est montrée comme fonctionnant à sens unique : du low vers le high. Ceux qui craignaient que George Herriman, le créateur de Krazy Kat et d’Ignatz, pourrait être présenté comme un artiste équivalent à Miró ou à Philip Guston [34] peuvent respirer. »

Les critiques sont aussi venues du monde de la bande dessinée. Art Spiegelman, en particulier, a répliqué la même année par une planche publiée dans ArtFORUM, dont j’ai présenté tout à l’heure un détail [35]. Le dessinateur y notait l’absence de quantités d’artistes qui, selon lui, y auraient eu toute leur place, la plus criante de toutes n’étant autre que la sienne et celle de tous les dessinateurs qu’il publiait alors depuis une décennie dans Raw, la principale revue de bande dessinée « d’avant-garde » de l’époque. Mais l’objection la plus décisive au parti pris de l’exposition, Spiegelman la mettait dans la bouche d’Ignatz Mouse (personnage de la série Krazy Kat [36]) : pour lui, la question du majeur et du mineur ne relève pas de l’esthétique mais des rapports de classe et des rapports économiques. Au contraire, l’exposition renforçait le postulat d’une hiérarchie esthétique entre le High Art et le Low Art, le second étant clairement rejeté du côté de la culture de masse et du divertissement, donc de l’aliénation du public.
Selon l’analyse de Bart Beaty : « Nulle part, les bandes dessinées n’étaient reconnues comme art et pour elles-mêmes. À la façon d’une muse passive et muette, elles ne peuvent qu’inspirer l’art, non pas le créer. »
Interrogé par Hillary Chute, Spiegelman est revenu sur le sujet dans MetaMaus (pp. 203-204). Il note lui aussi que l’exposition traitait « avec condescendance les artefacts de l’art mineur ». Et raconte comment, en 1997, il a invité dans son atelier une trentaine de galeristes et de conservateurs des principaux musées new-yorkais, dont le MoMA, pour leur donner un « cours de rattrapage » sur la bande dessinée ! « En gros, je voulais plaider pour des réparations suite à l’expo High/Low du MoMA en réclamant une expo Low/Low, mon idée étant que si les œuvres étaient montrées pour ce qu’elles étaient plutôt qu’accrochées aux murs à côté de tableaux, on pourrait commencer à comprendre que les BD n’étaient pas des tentatives inabouties de tableaux ; c’est du dessin, dont l’objectif est autre. »

Venons-en aux deux manifestations qui ont eu lieu en France. L’exposition « Vraoum ! », présentée à Paris, à la Maison Rouge, durant l’été 2009, et la Biennale d’art contemporain du Havre, dont la troisième édition, qui s’est tenue en octobre 2010, avait pour titre Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité. Leurs présupposés méritent d’être examinés de plus près.
David Rosenberg et Pierre Sterckx, les commissaires de « Vraoum ! », disent avoir voulu « montrer ensemble et sur le même plan des œuvres issues de domaines traditionnellement séparés : art mineur et populaire, d’un côté, fait par des "auteurs" ; art contemporain de l’autre, créé par des "artistes" ». Ils prennent acte du fait qu’il existe aujourd’hui une « porosité totale » dans les pratiques de certains auteurs de bande dessinée et, corrélativement, du fait que, pour des artistes contemporains comme Hervé Di Rosa, Gilles Barbier ou Bertrand Lavier, la bande dessinée « n’est plus perçue comme une forme déconsidérée de sous-culture, mais comme une source de références communes à leur génération ». Et les deux commissaires de conclure qu’il y a « d’un côté un art qui s’ignore, de l’autre des artistes qui font un pied de nez à l’esprit de sérieux en s’en inspirant et dont les œuvres permettent finalement de regarder la BD autrement ».
Les citations qui précèdent sont tirées du petit document d’aide à la visite distribué gratuitement à l’entrée de l’exposition. Dans le catalogue proprement dit, vendu en librairie, il est également affirmé que l’exposition « célèbre des rencontres entre des tableaux, des sculptures et des dessins sans aucune hiérarchie ni clivage » (je souligne). Et Pierre Sterckx d’insister : il s’agit de « froisser la topologie qui sépare et disjoint les médiums et du même coup les hiérarchise ».
En dépit de la volonté affichée de montrer bande dessinée et art contemporain sur un même plan, sans hiérarchie ni clivage, les conditions du rapprochement opéré entre les deux champs n’étaient pourtant, à mon sens, ni convaincantes ni équitables. D’abord, pourquoi ne pas faire dialoguer l’art contemporain avec la seule bande dessinée contemporaine ? Pourquoi cinq ou six générations successives de créateurs de bande dessinée se trouvaient-ils exposés face à une ou deux génération(s) d’artistes plasticiens ? La volonté de démontrer que la bande dessinée est un fait culturel déterminant a conduit à rameuter des maîtres anciens, des pionniers comme Outcault, McCay et Saint-Ogan, biaisant de fait la confrontation. La bande dessinée était ainsi insidieusement montrée comme un tout indifférencié et sans histoire. Le parcours de l’exposition s’organisait, quant à lui, autour d’une présentation par genres : « Gredins et chenapans », « Far West », « Science-Fiction », « Superhéros » ou encore « Bestioles et créatures », renforçant, là encore, sans l’avouer, l’appréhension de la bande dessinée comme littérature de genre. Et parmi les différentes sections thématiques proposées, une seule, intitulée « Pictural », paraissait de nature à ouvrir sur une confrontation féconde avec certains courants de l’art contemporain.

Tournons maintenant notre attention vers le catalogue de la Biennale du Havre [37]. Selon Linda Morren, directrice artistique de la manifestation, le dialogue avec l’art contemporain n’est devenu possible que parce que la bande dessinée a profondément évolué, non seulement dans ses formes et ses ambitions, mais dans son statut même. Elle écrit (p. 5) : « Des auteurs tels que Robert Crumb, Moebius, Philippe Druillet ou encore Enki Bilal surent s’affranchir des critères traditionnels et amorcèrent une importante transition : la bande dessinée quitta son statut de "genre" et devint un "format", au même titre que la peinture ou la sculpture. » (Je souligne.)
Ce qui est intéressant dans son affirmation, c’est qu’elle ouvre une alternative : faut-il comprendre que la bande dessinée, désormais à égalité de dignité avec l’art contemporain, peut s’exposer à ses côtés et dialoguer avec lui d’égal à égal, ou bien, comme la phrase semble y inviter, que la bande dessinée est elle-même devenue l’une des formes de l’art contemporain ?
La réponse que l’on donnera à cette alternative, qui relève de la dialectique du même et de l’autre, est lourde de conséquences. Il s’agit d’affirmer, soit que les artistes, aujourd’hui, peuvent légitimement et au même titre s’exprimer par la peinture, par la sculpture, par la bande dessinée ou par tout autre « format » (vidéo, installation, performance…), soit que la bande dessinée et l’art contemporain, sans se confondre, peuvent se féconder mutuellement. Malheureusement, les textes du catalogue du Havre échouent à trancher la question [38].

Au terme de ce parcours, nous pouvons affirmer que, si la bande dessinée a pu nourrir l’art moderne et contemporain, en sens inverse, elle s’est laissée contaminer par des pratiques et problématiques issues du monde des arts plastiques (la picturalité, le grand format, l’abstraction, la polygraphie, l’expressionnisme gestuel…). Et que des auteurs de bande dessinée peuvent développer, en parallèle, d’autres productions graphiques destinées au circuit des galeries, des musées [39]. En 2015, Bilal présente une installation intitulée Inbox à la Biennale de Venise – manifestation à laquelle François Schuiten avait déjà participé en 1986, en présentant des panneaux et des grands pastels.
Cette fécondation réciproque va probablement se poursuivre et s’amplifier. Pour autant, elle ne fait pas de la bande dessinée un « sous-genre » de l’art contemporain, une idée contre laquelle nombre d’auteurs de premier plan, tels que Spiegelman, Ware ou Blutch, se sont insurgés.

La bande dessinée est aujourd’hui multiple, protéiforme, diverse dans ses intentions et dans ses lignes d’évolution. Pendant qu’elle s’enrichissait de resserrer ses liens avec le monde de l’art, elle s’est aussi rapprochée, avec non moins de réussite, de la littérature, comme en témoigne l’essor du « roman graphique » qui lui a permis de proposer des récits ambitieux, amples, sophistiqués, polyphoniques, qu’on aurait cru naguère lui être interdits.
Plus que jamais, il faut réaffirmer que la bande dessinée échappe aux catégorisations génériques parce qu’elle est indissociablement (ontologiquement) ET une littérature ET un art visuel.

Thierry Groensteen

[1] Jean Giraud : Moebius Giraud : histoire de mon double, Editions°1, Paris, 1999, p. 117.

[2] Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jeanne Bouniort, Flammarion, 1988 ; “Champs” No.648, 2006.

[4] « Vivre, penser et dessiner le musée », entretien, in La BD s’attaquer au musée !, catalogue d’exposition, Marseille/Aix-en-Provence, Images en manœuvres / Musée Granet, 2008, p. 26.

[5] Cf. mon billet « Le miracle de la grotte », publié le 2 sept. 2011 sur le blog de Neuvième Art ; URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?page=blog_neuviemeart&id_article=311

[6] « Avant-garde et kitsch », Partisan Review, VI, No.5, automne 1939, pp. 34-39. Les citations qui suivent sont données dans la traduction d’Annick Baudoin.

[7] Cf. Un objet culturel non identifié, Angoulême : éd. de l’An 2, 1996, p. 51. Benoît Peeters, de son côté, a observé que la bande dessinée est fondée sur deux formes de répétition : la répétition technologique et la répétition iconique liée à la séquentialité, qui se situent « exactement à l’opposé de ce que propose la peinture, en tout cas la peinture classique ». Cf. « Vivre, penser et dessiner le musée », op. cit., p. 32.

[8] Pour une présentation plus complète du Pop Art et de ses emprunts à la bande dessinée, cf. Johanna Schipper, « Pop Art », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, mai 2015, en ligne sur le site de la revue NeuvièmeArt2.0.

[9] Paul Gravett, « The Principality of Lichstenstein, from ‘WHAAM !’ to ‘WHAAT’ ? », sur son site, mis en ligne le 17 mars 2013. URL : http://www.paulgravett.com/articles/article/the_principality_of_lichtenstein

[10] Je reprends ici quelques paragraphes de mon essai Bande dessinée et narration, PUF, 2011,pp. 181-183.

[11VRAOUM !, catalogue d’exposition, Fage éditions et La Maison rouge, 2009, n.p

[12] Cf. Kirk Varnedoe & Adam Gopnik, High & Low : Modern Art and Popular Culture, New York, The Museum of Modern Art, 1990, p. 208.

[13] Nicole Gaillard, « Autour du mouvement bédéphile : entretien avec Pierre Couperie », Contre-champ, No.1, 1997, p. 131-146. Cit. 137-138. La réaction de Couperie s’explique largement par son hostilité à l’encontre des comic books (dont s’inspirait Lichtenstein), attesté par ses articles dans Giff-Wiff ainsi que par le catalogue Bande dessinée et figuration narrative, p. 69.

[14] Cité par Erwin Dejasse dans Flux News, No.37, avril-mai-juin 2005, p. 5.

[15] Cf. Bart Beaty, « Roy Lichtenstein’s Tears : Art vs. Pop in American Culture », Canadian Review of American Studies, vol. 34, No.3, 2004, p. 249-268.

[16] Je reproduis la planche plus loin. Citation traduite par mes soins.

[17] La retranscription intégrale de l’entretien figure sur le site www.lichtensteinfoundation.org/articles.htm. Extraits traduits par mes soins.

[18] Cf. Harvey Kurtzman et Will Elder, Playboy’s Little Annie Fanny, vol. 2 : 1965-1970, Paris : Hors Collection, 2001, traduit de l’américain par Jacques Collin.

[19] Bart Beaty, Comics versus Art, University of Toronto Press, 2012, pp. 55-56.

[20] Ce mot désigne, en français, une vis papillon.

[21] Sur les artistes qui ont fait eux-mêmes des incursions dans la bande dessinée, ou du moins le dessin séquentiel, cf. Art Magazine, hors série Art & BD, janvier 2014, pp. 18-35.

[22] Janvier 2010. En ligne sur NeuvièmeArt2.0. URL : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique19

[23] Sur ces questions, cf. le catalogue Couleur directe, Thierry Groensteen (dir.), Thurn : Kunst der Comics, 1993 (textes en français/anglais/allemand).

[24] Introduction à Gilles Ciment & Thierry Groensteen (dir.), 100 Cases de maîtres, Paris : La Martinière, p. …

[25] Pour de plus amples considérations sur la BD abstraite, je renvoie à mon essai Bande dessinée et narration, op. cit., pp. 7-18.

[26] Sur TNT en Amérique, lire l’analyse de Gert Meesters dans Art&Fact No.27, 2008.

[27] Pour davantage d’exemples et de commentaires, je renvoie à Bande dessinée et narration, op. cit., pp.186-188.

[28] Interview dans dBD, février 2009, page 13.

[29] Cf. Laurent Busine, « Projets pour une exposition », catalogue Autour de la BD, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1985, pp. 9-18. Cit. p. 13.

[30] « La BD s’expose au musée – 15 artistes de La Pastèque inspirés par la collection », du 6 novembre 2013 au 30 mars 2014.

[31] Ce qui suit reprend, avec quelques modifications, les pages 183-84 et 188-190 de Bande dessinée et narration, op. cit.

[32High & Low, op. cit., p. 16. Traduit par mes soins. « Art majeur » et « art mineur » sont les équivalents français de High Art et Low Art.

[33Idem, p. 19. Traduit par mes soins.

[34] Philip Guston (1913-1980) était un peintre de l’expressionnisme abstrait qui, en 1970, avait fait scandale en présentant, à la Marlborough Gallery à New York, de nouvelles peintures figuratives, proches de la bande dessinée, au style inspiré de Robert Crumb.

[35] La planche est reprise dans MetaMaus, Flammarion, 2012, pp. 202-203.

[36Krazy Kat est célébré dans le catalogue de High & Low (p. 168) pour son « affinité profonde avec l’esprit et la forme de l’art d’avant-garde ». De façon générale, seuls deux auteurs de bande dessinée sont reconnus comme des artistes majeurs (outstanding figures) : George Herriman et Robert Crumb.

[37Bande dessinée et art contemporain, la nouvelle scène de l’égalité, Blou, Monografik, 2010.

[38] Jean-Marc Thévenet, le commissaire général de la Biennale, écrit : « Oui, la bande dessinée appartient au domaine de l’Art », tandis que le conseiller artistique, Alain Berland, assigne à la manifestation l’ambition de « répertorier les hybridations » entre la bande dessinée et ce qui n’est pas elle. L’ambiguïté est totale.

[39] Et, naturellement, s’essayer à toutes sortes d’autres formes de création : l’architecture, l’installation, le happening, la danse, la musique, la création littéraire, la création de meubles et d’objets d’art, la scénographie. Les exemples abondent.