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connaissez-vous bovil ?

Thierry Groensteen

Les pays ne sont pas également distribués sur la carte de la bande dessinée mondiale. Les États-Unis, le Japon, la France et la Belgique en occupent le centre. Ils sont symboliquement dominateurs, et tout artiste de talent y faisant carrière a de bonnes chances d’acquérir une notoriété internationale. Grâce aux éditeurs indépendants, une plus grande attention a été portée ces dernières années à la production de zones plus périphériques, telles que l’Europe du Nord. Mais seuls les jeunes artistes, engagés aujourd’hui dans la création, en ont profité. Il n’y a pas eu de rattrapage au bénéfice des classiques d’hier ou d’avant-hier. Le canon sur lequel est bâtie l’histoire officielle de la bande dessinée reste, à de rares exceptions près, focalisé sur les pays dominants.

En prenant connaissance du récent survol de l’Histoire de la bande dessinée suédoise, des origines à nos jours, que PLG nous a proposé en janvier de cette année sous la signature de Fredrik Strömberg, je suis tombé en arrêt devant deux planches attribuées à un certain Bovil (pp. 46 et 67).
Ce nom ne me rappelait rien. Un coup d’œil sur l’Histoire mondiale de la bande dessinée dirigée par Claude Moliterni (Horay, 1989) ne m’a été d’aucun secours : le nom de Bovil n’apparaît pas dans l’article « Suède » (qui n’occupe, il est vrai, qu’une grande page) ; il ne figure pas davantage dans la page et demi consacrée à ce pays dans le Dictionnaire mondial de la BD, de Patrick Gaumer, édition 2010 (pp. 92-93 du cahier couleur intitulé « Chic Planète »). Pourtant les deux planches en question m’ont immédiatement donné l’impression d’être face aux travaux d’un incontestable maître de la bande dessinée d’aventures européenne.

Il faut dire qu’en plus de naître suédois, Bovil a eu la mauvaise idée de mourir (vraisemblablement d’un cancer) à trente-neuf ans. De son vrai nom Bo Vilson (1910-1949), il a mené une carrière d’illustrateur, travaillant pour l’édition, la presse et la publicité, tout en s’adonnant à la peinture et à la sculpture sur bois. Il n’est venu à la bande dessinée qu’en 1941. Sa carrière dans le neuvième art a donc duré une petite décennie, sa dernière histoire (Sinuhe Egyptiern, « Sinoué l’Egyptien ») paraissant à titre posthume en 1950, dans le magazine Året Runt. Strömberg écrit que « Bovil était influencé par la série Flash Gordon, d’Alex Raymond, qui avait été publiée très tôt dans les journaux suédois, mais [qu’] il y ajoutait sa propre touche romantique et un encrage plus sensuel ».


Une recherche sur Internet conduit rapidement au site www.bovil.se, dont le seul défaut est d’être… en suédois. À côté d’une photo de l’artiste en fumeur de pipe, la grande image de la page d’accueil représente la maison en bois dans laquelle il vécut à partir de 1942 et qu’occupe aujourd’hui son fils, Björn Vilson. Autour de la maison sont des jardins, et le lieu, connu sous le nom de Bovil Gården, est ouvert au public. L’atelier, le jardin, le salon, le jardin d’hiver, les fresques murales, les éléments sculptés composent une « maison d’artiste » manifestement d’un grand intérêt – qui n’est pas sans éveiller quelques réminiscences de l’univers d’un Carl Larsson.

La rubrique « Serier » est consacrée à sa production de bande dessinée, pour les différents magazines de la maison Åhlén&Åkerlund, dirigée par Albert Bonnier, qui avait l’exclusivité de sa production. Tout au long de sa brève carrière, Bovil n’utilisa la bulle qu’avec une relative parcimonie, donnant généralement la préférence aux cartouches narratifs, dans l’esprit des Tarzan, Flash Gordon et autre Prince Valiant des années trente, ou bien encore, en France, des grandes séries d’aventures de l’hebdomadaire Vaillant, contemporaines de sa propre production et avec lesquelles les affinités stylistiques sont manifestes, les dessinateurs européens de cette génération ayant presque tous subi les mêmes influences américaines.

La série Flygkamaraterna (« Les Amis volants »), par laquelle il débuta dans le métier (pour Folket i Bild, « Le Peuple en images ») met en scène des engins volants de son invention. Pour le coup, on songe au Secret de l’Espadon, d’Edgar P. Jacobs, et, comme le maître belge, Bovil construisit une maquette de l’appareil qu’il allait être amené à représenter sous tous les angles. Le reste de sa bibliographie semble se partager entre récits de cape et d’épée, bandes dessinées historiques, féeries orientalisantes inspirées des Mille et une nuits, et histoires de trolls dessinées dans un style semi-humoristique (Klim, Klamp och Klump). Bovil travaillait parfois sur ses propres scripts, parfois avec des scénaristes (Arne Bornebusch, Geson, Sture Lönnerstrand, Gustav Sandgren…) ou d’après des textes préexistants (des romans populaires de Zacharius Topelius et de Mika Waltaris).

On ne peut qu’être frappé par la place faite à l’érotisme dans plusieurs de ses créations (notamment son Sindbad et son Aladin). Cela ne semble pas avoir posé problème au magazine hebdomadaire qui publia ces histoires, en l’occurrence Vecko-Revyn, une publication destinée à un public familial. Strömberg me confirme que les jeunes garçons qui ont découvert ces pages à l’époque en ont conservé un souvenir ému.

La planche la plus étonnante qu’il m’ait été donné de voir de la main de Bovil (c’est l’une des deux pages reproduites dans l’Histoire de la bande dessinée suédoise, des origines à nos jours, mais on peut trouver un plus long extrait de cette histoire – 7 planches – dans le livre que Björn Vilson a consacré à son père, Boken om Bovil. En serietecknande konstnär, Carlsen Comics, Stockholm, 1992) est extraite d’un récit de 1947 intitulé Ask och Embla (« Ask et Embla »), inspiré des mythes scandinaves. Bovil avait interrompu sa production habituelle pendant six mois (il fournissait habituellement deux pages par semaines) pour se consacrer à ce projet personnel, une bande dessinée que Fredrik Strömberg et Björn Vilson qualifient tous deux d’« expérimentale ». Mais son éditeur rebuta le projet, sans doute trop en avance pour l’époque, et il resta malheureusement dans les cartons de l’artiste.

La mise en page y est beaucoup plus libre que dans ses autres productions. Trois personnages de femmes âgées (des sorcières ?) paraissent endosser la fonction de narratrices. Le trait est particulièrement fougueux et vivant, avec une utilisation très efficace de la hachure, un lettrage élégant, et une imagerie d’une grande richesse : en l’espace de quelques pages, sans rien comprendre à l’histoire, je vois défiler des visions de la Préhistoire, des vikings, des Dieux (notamment Balder, représenté ici en géant ; censément immortel, il tombe néanmoins sous une flèche décochée par Loke), des personnages évoluant nus comme dans quelque jardin d’Eden (ce sont Ach et Embla, les équivalents d’Adam et Eve dans la mythologie nordique), une vieille femme décharnée à tête de mort entourée de serpents et de squelettes…

Parfaite synthèse entre l’épique et le féerique, ce récit inachevé ne constituait en réalité que le premier volet, mythologique, d’une œuvre qui devait en comporter deux autres, et dont le thème général aurait été la grande aventure de l’Homme, des temps préhistoriques jusqu’au siècle de l’atome. De la deuxième partie, historique, 20 planches ont été dessinées ; de même pour la troisième, plus scientifique.
Projet ambitieux et séduisant, Ask och Embla confirme avec éclat la virtuosité d’un dessinateur qui, s’il avait vécu plus vieux, s’il avait été encouragé dans ses audaces et s’il avait pu exporter son travail hors des frontières de son pays natal, serait sans aucun doute considéré comme un maître.

Thierry Groensteen