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töpffer en amérique

Robert Beerbohm et Doug Wheeler

[Janvier 2001]

Selon le New York Times (3 septembre 1904), la première bande dessinée américaine fut publiée sous la forme d’un supplément spécial à Brother Jonathan (New York, 14 septembre 1842). Contrairement aux huit précédents suppléments de l’hebdomadaire humoristique américain, dont la totalité reproduisait des œuvres européennes en prose, le supplément No.IX contenait un roman graphique complet, The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck, par l’écrivain et artiste Rodolphe Töpffer.

Ce supplément spécial reproduisait, dans un format nettement différent, l’édition anglaise (du même nom) de 1840-1841, publiée à Londres par Tilt & Bogue, traduction anglaise de la version de 1837 des Amours de Monsieur Vieux Bois.
Le caricaturiste George Cruikshank était l’un des investisseurs impliqués dans la première traduction et publication en anglais de Töpffer, et lui et/ou son frère firent une nouvelle page de titre pour Obadiah Oldbuck. Paul Gravett écrit dans Forging a New Medium [1] : « En novembre 1841, les éditeurs de Cruikshank, Tilt & Bogue, avaient commencé à négocier un accord visant à obtenir les planches des albums de Töpffer, Monsieur Jabot et Monsieur Vieux Bois, des copies à huit shillings [2] la page, et devinrent avec Cruikshank partenaires à part égale pour les premières adaptations anglaises ».

Le supplément de Brother Jonathan édité à New York transforma l’apparence d’Obadiah Oldbuck, convertissant le traditionnel petit format oblong relié, à l’européenne et à la Töpffer, d’environ 23 cm de large sur 12 de haut, et composé d’une seule bande de cases imprimée sur chaque page, en un format de 21 cm de large sur 27,5 de haut, à l’apparence proche d’un magazine broché à couverture souple, comprenant sur chaque page deux ou trois rangées de bandes alignées les unes au-dessus des autres, et de six à douze cases.
Mis à part l’absence de couleur et de bulles de texte, le supplément de Brother Jonathan est très proche de l’apparence que prendraient 91 ans plus tard les comic books. Et, tout comme ces derniers, l’éditeur les vendait également 10 cents, ou un dollar les dix. Aucun prix n’était imprimé sur l’album, et nous ignorons pour quelle somme les détaillants pouvaient bien le revendre.

La constatation faite par le New York Times en 1904, mentionnée plus haut, fait partie des quelques citations qui mettent l’accent sur les débuts oubliés de l’histoire de la bande dessinée en Amérique du Nord, que les auteurs de cet article sont parmi les derniers en date à tenter de rappeler et de faire accepter. Près de cent ans après, bien qu’il soit largement considéré en Europe comme le père de la bande dessinée, Töpffer demeure relativement inconnu de cet autre côté de l’Atlantique.

Wilson & Company

Brother Jonathan était publié par l’éditeur new-yorkais Wilson & Company. La même maison publia ensuite, en 1846, The Adventures of Bachelor Butterfly, dans le traditionnel petit format oblong européen (27 cm de large sur 13 de haut) créé par Töpffer. L’album américain était une réédition du recueil du même nom de chez Tilt & Bogue, publié à Londres en 1845, et traduit de l’adaptation de 1844 par Cham du Cryptogame de Rodolphe Töpffer, prépubliée en feuilleton dans la revue française L’Illustration de Jean-Jacques Dubochet.

Selon David Kunzle, dans son History of the Comic Strip [3] :
« L’édition de l’album, qui en principe aurait dû suivre immédiatement la publication de la série, et de laquelle l’éditeur et l’auteur attendaient une rentrée d’argent conséquente, fut beaucoup retardée, et David Bogue, éditeur du Lambkin de Cruikshank, fut en mesure ‒ en accord avec Dubochet ‒ d’éditer un album anglais avant qu’apparaisse enfin l’édition française. »
Il est d’importance que Kunzle n’indique pas quand l’édition retardée de Cryptogame fut finalement publiée, cela signifiant qu’il est tout à fait possible que non seulement les Anglais, mais aussi les Américains, aient pu battre Paris pour la publication d’un recueil de cette œuvre de Töpffer. Kunzle, soit dit en passant, ne mentionne pas l’existence des éditions américaines de Töpffer, pas plus celles de Wilson & Company que celles de Dick & Fitzgerald (cf. infra).

Après Bachelor Butterfly, Wilson & Company rééditèrent en 1849 Obadiah Oldbuck, cette fois dans le même petit format d’album oblong que Bachelor Butterfly. À cette occasion, Wilson & Company supprimèrent quatre planches du récit, réduisant le nombre de pages à 80 (en comparaison des 84 de l’édition de Tilt & Bogue).

Un troisième album de Töpffer, The Comical Adventures of Beau Ogleby, traduction anglaise de l’Histoire de M. Jabot, fut publié en Grande Bretagne par Tilt & Bogue, mais aucune preuve de l’existence d’une édition de cette œuvre de Töpffer ‒ ni d’aucune autre ‒ dans l’Amérique du XIXe siècle n’a jamais fait surface.

Dick & Fitzgerald

Dick & Fitzgerald réimprimèrent à la fois les albums Bachelor Butterfly et Obadiah Oldbuck, directement à partir des tirages de Wilson & Company (reprenant les mêmes suppressions de planches et les modifications textuelles du second tirage d’Obadiah Oldbuck de Wilson). Les dates exactes de parution sont demeurées jusque-là inconnues mais l’on croit, sur la base des nombreux exemplaires découverts (on en connaît à couverture bleue, couverture jaune, ou reliure lisse blanche à dos carré), que les deux albums de Töpffer restèrent en vente chez Dick & Fitzgerald pendant plus d’une décennie.

En ce qui concerne les quelques affirmations selon lesquelles Dick & Fitzgerald étaient en train de rééditer Töpffer en 1840, c’est une impossibilité. Dick & Fitzgerald ne virent pas le jour en tant qu’entité éditoriale avant 1850. En outre, les catalogues d’éditeur de Dick & Fitzgerald datant du milieu des années 1850 ne font aucune mention de l’ensemble de leurs six albums graphiques. Dick & Fitzgerald étaient réputés pour leur piratage, et l’absence conjuguée de toute mention de crédits et de dates de publication a sans aucun doute contribué à la confusion quant à l’identification du premier véritable éditeur américain de Töpffer (sans compter le fait que les exemplaires les plus récents édités par Dick & Fitzgerald sont légèrement plus faciles à localiser).

Nous savons, par l’inscription d’un particulier trouvée sur un exemplaire, que les éditions Dick & Fitzgerald étaient sans aucun doute en vente dans les années 1870, peut-être plus tôt (en aucun cas avant la fin des années 1850). Le style de l’exemplaire, un Obadiah Oldbuck à couverture lisse blanche, pourrait être le signe d’un retirage dans les années 1880 ou 1890, voire même, selon une faible probabilité, au début des années 1900 (fin de l’existence de Dick & Fitzgerald en tant qu’éditeur). Il faudra passer par la découverte et l’examen d’autres catalogues et listes de ventes de cet éditeur pour déterminer plus précisément les années pendant lesquelles les albums de bande dessinée de Dick & Fitzgerald furent disponibles.

Les imitations américaines de Töpffer

Une trace de l’influence qu’eut Töpffer sur la bande dessinée américaine naissante est le fait que les albums imitèrent tous le petit format oblong en forme de strip que le Genevois, autant qu’il est possible de le savoir, inventa. Même The Foreign Tour of Messrs. Brown, Jones and Robinson, de Richard Doyle, recueil de la série parue dans Punch, qui, dans sa version anglaise originale et dans ses rééditions autorisées postérieures, était haute et large, fut radicalement reformatée par Dick et Fitzgerald lorsqu’ils la piratèrent, pour mieux la faire ressembler aux albums de Töpffer.
Les albums de bande dessinée des autres éditeurs, contemporains des parutions de Dick et Fitzgerald, copièrent également ce format. Ceux-ci comprenaient Andy’s trip to the West de l’écrivain David Locke et du dessinateur Mullen [4], qui se moquait du président américain Andrew Johnson alors en difficulté, et Quiddities of an Alaskan Trip, de H. Bell [5], qui mettait en scène un voyage en bateau via l’isthme de Panama vers le territoire nouvellement acquis de l’Alaska (largement considéré comme une « folie de Seward »).

Les albums de Dick et Fitzgerald furent lancés à une époque où bien d’autres sources de la bande dessinée, d’origine américaine ou européenne, étaient en vente et exerçaient une influence sur les auteurs de BD américains. Les parutions antérieures de Wilson & Company, néanmoins, furent lancées dans des territoires vierges, et produisirent une descendance qui était à n’en pas douter issue des deux œuvres disponibles de Töpffer.

Le plus évidemment « töpfférien » du lot est Journey to the Gold Diggins of Jeremiah Saddlebags, écrit et dessiné par les frères James A. et Donald F. Read (Jeremiah Saddlebags est le nom du personnage principal), publié en 1849 à la fois à New York et à Cincinnati dans l’Ohio. Cette aventure, dont le début se situe la même année que la « ruée vers l’or » californienne, est probablement le premier roman graphique de création américaine. (En ce qui concerne son éventuel rival, The College Experiences of lchabod Academicus, de 1847, piraté/réimprimé par Dick et Fitzgerald, on n’a pas encore déterminé s’il était d’origine américaine ou européenne). Non seulement Journey to the Gold Diggins reprend le format et la mise en page des albums de Töpffer, mais les légendes en prose sous chaque image ressemblent au style découvert dans les traductions Bachelor Butterfly et Obadiah Oldbuck.


L’influence en chaîne de Töpffer ne s’arrêta pas là. Elle continua à la fois avec Quiddities of an Alaskan Trip et un second album sur la « ruée vers l’or », The Adventures of Mr. Tom Plump [6] qui plagiait des séquences de Journey to the Gold Diggins.

The Wonderful and Amusing Doings by Sea and Land of Oscar Shangai, dont l’auteur n’est identifié que par les initiales ALC, plagiait aussi des séquences de Töpffer, mais dans ce cas directement celles de Cryptogame (Bachelor Butterfly en anglais). Oscar Shangai est un roman graphique américain que l’on suppose avoir été produit dans les années 1850, très probablement pour l’hebdomadaire humoristique new-yorkais The Picayune.
Son existence nous est connue par une réédition ultérieure piratée de Dick et Fitzgerald. Comme Butterfly, Oscar Shangai part pour un voyage maritime qui est détourné ; il se retrouve prisonnier d’un sultan, porte le turban, puis organise par la suite sa propre évasion. Ensuite, il visite les entrailles d’une baleine, rencontre un lion, comme l’avait fait Butterfly. Toutefois, l’œuvre n’égale en rien celle de Töpffer, ni son humour ni son exécution.

En 1870, Max & Moritz de Wilhelm Busch fut publié pour la première fois en Amérique. Les deux albums de Töpffer y avaient été disponibles jusqu’alors presque sans interruption pendant environ trente ans. L’un des premiers fans de Busch était un jeune homme nommé William Randolph Hearst. On a beaucoup écrit à propos de l’énorme influence ultérieure de Busch sur la bande dessinée américaine, dont le plus célèbre résultat fut The Katzenjammer Kids, publié initialement par Hearst en 1897. Alfredo Castelli a rapporté début 2000 qu’il semble que Hearst ait négocié les droits de Hans & Fritz avec Busch.

Ces quelques exemples connus montrent clairement que le petit aperçu que les auteurs de BD américains eurent de Rodolphe Töpffer, via les publications de son œuvre par Wilson and Company, eut un réel impact et fit avancer les choses. Sur un forum Internet qui traite des premières œuvres de bande dessinée (PlatinumAgeComics@egroups.com), un participant a avancé l’idée que, parce qu’il ne trouvait rien de « töpfférien » dans les BD modernes, Töpffer était un génie isolé dont l’œuvre n’avait eu aucune répercussion sur la communauté des auteurs de BD, ceux-ci n’étant pas en mesure de l’imiter convenablement ni de bâtir à partir d’elle. Ce à quoi nous répondons que rien non plus d’« outcaultien » n’est visible dans les BD d’aujourd’hui, ce qui ne signifie pas que les contributions d’Outcault ou de Töpffer n’aient pas été déterminantes.

Les mythes de « la notoriété publique »

Pendant la majeure partie du XXe siècle, les autorités établies et reconnues de l’histoire de la bande dessinée répétèrent sans cesse aux amateurs de bande dessinée des deux côtés de l’Atlantique ‒ particulièrement aux États-Unis ‒ que la forme artistique de la narration graphique séquentielle était née soudainement du néant le 25 octobre 1896 sous la forme de The Yellow Kid and His New Phonograph. L’invention fut mise au crédit d’une seule personne, l’auteur de bande dessinée américain Richard F. Outcault.
Cette hypothétique invention de la bande dessinée en 1896 fut très vite suivie, en mars 1897, par la création d’un magazine humoristique intitulé The Yellow Kid, comprenant de magnifiques couvertures en couleur du Yellow Kid signées Outcault, publié par Howard Ainslee & Co., une filiale de Street & Smith ; c’était également une réimpression d’un album de bande dessinée paru le même mois sous le titre The Yellow Kid at McFadden’s Flats.

Étant donné qu’il y avait peu de raisons de douter a priori de l’érudition de ces autorités de la bande dessinée, leurs proclamations qu’aucun strip de BD (sans parler des albums !) n’avait existé avant le Yellow Kid d’Outcault, furent admises et crues presque sans aucune contestation. Les amateurs de BD en général étaient en outre persuadés que les documents relatifs à la BD du XIXe siècle étaient rares et excessivement chers ; ils estimaient très faible la probabilité selon laquelle ils pourraient voir personnellement de tels documents. En conséquence, le public amateur de bande dessinée pensait avec confiance dans le fait que les chercheurs spécialisés dans ce médium procédaient de la même manière que les historiens et chercheurs de n’importe quel autre domaine d’étude, c’est-à-dire qu’ils menaient une recherche de première main, en se basant sur des documents rares mais auxquels ils avaient directement accès.
Harlan Ellison, qui est considéré comme l’un des meilleurs auteurs de nouvelles actuel, par ailleurs amateur et défenseur du médium bande dessinée, a été cité dans le passé comme étant celui qui a établi que le jazz et la BD sont les deux formes d’art inventées par les Américains. Il est loin d’être le seul dans ce cas. En 1995, la Poste américaine édita des timbres commémorant le « 100e anniversaire » de la bande dessinée. Tous ignorent que des albums de BD ont été publiés en Amérique pendant une bonne partie du XIXe siècle. Bon nombre de ces publications étaient soit des rééditions des premières œuvres de bande dessinée européennes, ou bien étaient inspirées et influencées par elles ; et à leur origine (pour les plus longs récits) se trouvait Töpffer.

La raison pour laquelle la recherche prit ce malencontreux virage est relativement inconnue ; il existe de nombreux signes historiques, que nous examinerons, qui auraient pu conduire dans une tout autre direction. Quelques-uns pensent que la reconnaissance d’Outcault et
du Yellow Kid comme point de départ de la bande dessinée peut être attribuée à une tendance nationaliste de la part des historiens américains. C’est peut-être une explication, mais le mouvement qui fit du Yellow Kid l’origine de la BD ne découla pas seulement du manque d’attention portée aux œuvres précédant le Yellow Kid et qui émanaient de « phares » comme Töpffer, Busch, Marie Duval et Gustave Doré ; ce mouvement se débarrassa tout aussi bien des premières œuvres de nombreux auteurs de BD américains, dont on ne se rappelle plus que les travaux post-Yellow Kid, ou qu’on a totalement oubliés.
Une alternative aux théories de la conspiration nationaliste pourrait tout simplement être que les chercheurs de la première moitié du XXe siècle furent tellement éblouis et captivés par les BD en couleur du dimanche et les plus récentes BD quotidiennes en noir et blanc, qui avaient explosé dans les journaux américains, et tellement submergés dans leur tentative de suivre le nombre infiniment croissant de BD consommées par le public encore plus nombreux de ces journaux, que ces chercheurs devinrent aveugles aux autres BD publiées ailleurs que dans la presse (parmi lesquelles toutes les autres publications de bandes dessinées pré-Yellow Kid).
Puisque les BD pré-Yellow Kid étaient suffisamment récentes pour être alors présentes dans toutes les mémoires, ces chercheurs peuvent avoir pensé qu’il n’était pas nécessaire de noter leur existence ‒ que ce travail pourrait être fait plus tard ‒, ne se rendant pas compte que ce manque pourrait être interprété pas les historiens ultérieurs comme une preuve qu’il n’y avait rien d’autre à considérer avant Outcault. Il semble qu’ils ne s’aperçurent pas que les historiens ultérieurs de la BD mèneraient leurs recherches en lisant principalement les études déjà existantes plutôt que d’essayer de les valider ou de les infirmer grâce à des recherches et des documents de première main, comme ils auraient dû le faire.

Les premiers textes historiques

À notre connaissance, l’ouvrage le plus ancien abordant la bande dessinée écrit en Amérique est Caricature And Other Comic Art In All Times and Many Lands, de James Parton (Harper & Brothers, New York, 1877). Les 26 chapitres de Parton couvrent l’histoire de la caricature avec des titres comme : « Parmi les Grecs », « Les Romains, les anciens Egyptiens, les Hindous, le Moyen Age », « L’art humoristique et la Réforme », « Avant Hogarth », « Hogarth et son époque », « Les Femmes et le mariage », « L’art humoristique au Japon », « La caricature française », « L’art humoristique en Allemagne », « L’art humoristique en Espagne », « L’art humoristique dans Punch », « La caricature américaine des premiers temps » et « La caricature américaine récente », entre autres sujets traités.
Des extraits de ce livre qui fit école avaient été initialement publiés en feuilleton dans le Monthly Magazine de Harper en 1875. Parton reconnaît s’être largement inspiré de l’historien anglais Thomas Wright (History of Caricature and The Grotesque) et de l’historien français Jules Champfleury, dont la série d’articles parus dans la Gazette des Beaux-Arts fut par la suite développée dans une collection d’ouvrages historiques.
James Parton était un proche cousin de la femme de Thomas Nast et en tant que tel connaissait intimement le milieu professionnel des cartoonists. S’il ne mentionne pas Töpffer, il faut noter qu’il laisse également de côté Rowlandson, dont les dessins osés auraient heurté sa sensibilité puritaine. D’ailleurs Parton consacre deux chapitres entiers à la caricature puritaine.

En 1905, L. McCardell rédigea Opper, Outcault and Company : The Comic Supplement and the Men who Make It, dans Everybody’s Magazine. McCardell fait peu d’efforts pour retrouver la trace du premier supplément consacré à la BD antérieurement à l’apparition d’Outcault : The Origins of the Species, le 18 novembre 1894. Bien que son essai fournisse de précieux aperçus et anecdotes, il s’enveloppe malheureusement de nationalisme américain. Il considère « le supplément BD dominical en couleur [comme] un produit américain purement et simplement ». Exact sur ce point particulier, il n’en ignore ou modifie pas moins les carrières d’Américains comme Howarth, Opper et d’autres. McCardell limite et déforme à dessein des faits historiques contemporains pour les faire correspondre à sa chronologie.

Deux personnages contribuèrent de manière importante à élever Outcault au rang qui, sans contestation, devrait être celui de Töpffer comme inventeur du médium ; il s’agit de Martin Sheridan dans Comics and Their Creators (Boston, 1942) et de Coulton Waugh dans The Comics (New York, 1947). C’est à partir de l’ouvrage de Waugh que le mythe d’un certain Yellow Kid devint une notoriété publique pendant des décennies. Et Waugh semble avoir tiré sa connaissance de Sheridan.
Un troisième ouvrage sur la bande dessinée parut dans les années 1940, Cartoon Cavalcade de Thomas Craven (Simon & Shuster, 1943), mais il débute par l’œuvre d’A.B. Frost de 1883 et consiste pour une grande partie en une anthologie de strips de BD et de dessins humoristiques en une planche.
Sheridan écrivait : « La première bande dessinée n’apparut aux États-Unis que vers la fin de la deuxième moitié du XIXe siècle. Richard F. Outcault, précédemment dessinateur pour Electric World, créa un personnage de petit voyou issu des bas quartiers et l’appela The Yellow Kid... »
À la première page de son livre The Comics, Waugh signale la première apparition du Yellow Kid en jaune le 16 février 1896 ; lorsque les lecteurs du New York Sunday World retrouvèrent après dîner leur luxueux fauteuil rouge cramoisi et relâchèrent leurs bretelles, ils trouvèrent, dans l’importante section consacrée aux dessins amusants, un trois-quart de page en couleur intitulé The Great Dog Show in M’Googan’s Avenue et signé « Outcault ». Néanmoins, un mois plus tôt, le 5 janvier 1896, était apparu Calf : The Creat Society Sport as Played in Hogan’s Ailey, avec un grand Yellow Kid à la chemise de nuit jaune vif. On ne saurait être plus précis.

À la page 3, Waugh cite étonnamment Hogarth et le Dr Syntax de Rowlandson, avant de rappeler de façon énigmatique : « En Amérique, un grossier ancêtre de la bande dessinée moderne, "Ferdinand Flipper", publia dans un affreux hebdomadaire de New York du nom de Brother Jonathan, dont le premier exemplaire avait paru le 13 juillet 1839 [...], un récit en images au sujet du rude et nouveau territoire de Californie ; l’histoire était claire [...] mais ces expériences précoces étaient loin d’être des bandes dessinées dans le sens moderne du terme. »
Bien que pointant le doigt dans la bonne direction, comme nous le verrons plus bas, Waugh était imprécis sur les faits. Il ne fait aucune mention de Töpffer. Cet ouvrage de Waugh, avec ses erreurs et ses oublis, a été recopié encore et encore par ceux qui souhaitaient écrire au sujet de la bande dessinée sans avoir à effectuer de véritables recherches. Mais, bien que le chœur ait été, jusqu’à une époque récente, du côté des supporters du Yellow Kid, des allusions à Töpffer et aux éditions américaines du XIXe siècle de Obadiah Oldbuck et de Bachelor Butterfly apparurent occasionnellement, même si ce fut souvent dans le contexte de livres qui n’avaient rien à voir avec la bande dessinée.

La même année que celle où Coulton Waugh fit paraître The Comics, Hellmut Lehmann-Haupt, conservateur des livres anciens à la Columbia University Library, écrivit au sujet des origines des strips et des albums de bande dessinée dans Illustrators of Children’s Books, compilé par Bertha Mahony, Louise Latimer et Beulah Folmsbee [7]. Nous n’avons cependant trouvé aucune mention de cet essai dans les ouvrages historiques ultérieurs. Tous les historiens américains de la bande dessinée se sont appuyés sur Waugh, qui lui-même s’est appuyé sur Sheridan. Lehmann-Haupt a malheureusement été ignoré pendant longtemps.
Dans la première partie, au chapitre 8, intitulé « Animated Drawing », Lehmann-Haupt parle des 25 millions de comic books vendus alors par mois en Amérique : « La bande dessinée est un instrument, un moyen d’expression graphique ; le récit d’une histoire au moyen d’une séquence d’images, chacune d’entre elles représentant une étape dans la succession et la progression du cours de l’histoire. C’est en quelque sorte une technique d’animation, la photographie en moins, utilisant directement le dessin sur papier. Le film d’animation, que nous lisons projeté sur un écran au rythme de 24 images par seconde, est un enregistrement complet, continu et réaliste du monde visible et tangible en mouvement. La bande dessinée est une sélection, n’ayant pas recours à un maximum mais à un minimum de vues enregistrées afin de véhiculer de manière convaincante et avec succès le développement d’une histoire en images. »
Lehmann-Haupt fait quelques considérations générales sur la Bible de Bamberg du IXe siècle, considérée comme une bande dessinée, le Livre de Joshua du Xe siècle et la colonne Trajane érigée à Rome au IIe siècle, parmi d’autres antécédents. Nous arrivons ensuite à la page 205, et sa section (illustrée) sur Rodolphe Töpffer :

« Dans les années 1830 et 1840 il créa une série de livres en images : Histoire de M. Jabot, Genève, 1833 ; Histoire de M. Crépin, Genève, 1837 ; Histoire de M. Vieux Bois, 1837 ; Le Docteur Festus, 1840, qui peuvent être considérés comme les authentiques débuts de la bande dessinée moderne. Il préférait dessiner directement sur la pierre lithographique et il adorait la reproduction rapide et comparativement plus fidèle de ses traits de plume. Ce n’est sans doute pas une pure coïncidence si les premières bandes dessinées modernes à donner un rôle au dessin séquentiel étaient originaires de la Suisse démocratique et de la France républicaine. »

Lehmann-Haupt ne connaissait pas l’édition américaine de Töpffer de 1842, ni ne savait que Töpffer avait réalisé sa première version de M. Vieux Bois plus tôt, en 1827. Il avait tiré une partie de son essai d’une série d’articles de Max Gaines, le fondateur d’E.C. Comics, parus dans Print (vol. 3, No.2, été 1942 et vol. 3, No.3, 1943) et intitulés Narrative Illustration : The Story of The Comics et More About The Comics, qui eux-mêmes s’inspiraient de Sheridan mais avec un important développement sur les origines européennes de la bande dessinée. Gaines allait plus loin lorsqu’il expliquait :

« Avec l’introduction de nouvelles méthodes d’impression, comme la gravure et autres méthodes semblables, l’occasion d’une diffusion plus large survint.
Les commentaires sociaux piquants de William Hogarth (1697-1764) dans des œuvres telles que The Rake’s Progress donnèrent à la caricature un nouvel élan. [...] Les grands caricaturistes des XVIIIe et XIXe siècles étaient passés maîtres dans l’utilisation de séquences de planches, exactement comme dans la bande dessinée moderne. James Gillray (1757-1815), maître des journaux politiques grand format, faisait la satire des propriétaires terriens dans ses séries sur la chasse. Les autres grands de cette période étaient Thomas Rowlandson (1756-1827) qui se servait de bulles de texte, et le célèbre George Cruikshank (1792-1878) qui aiguisait sa plume sur les princes, la cour et les gens.
En France et en Allemagne, aussi bien qu’en Angleterre, les artistes produisaient des contes en image pour le peuple. Parmi eux il y avait Honoré Daumier (1808-1879) et ses dessins humoristiques, Les Travaux d’Hercule de Gustave Doré, publié à Paris en 1847 lorsqu’il avait quinze ans, et Les Amours de M. Vieux Bois de Rodolphe Töpffer, 1860... »


Le premier essai de Gaines dans Print fut aussi publié sous la forme d’une brochure autonome donnée et distribuée à l’occasion d’une importante exposition intitulée The Comic Strip, its Ancient and Honorable Lineage and Present-Day Significance, qui eut lieu au National Arts Club, 15 Gramercy Park, New York City, du 26 mars au 17 avril 1942, parrainée par l’American Institute of Graphic Arts que dirigeait Mademoiselle Jessie Gillespie Willing. À l’origine, il avait été prévu que l’exposition voyagerait aux États-Unis, mais il semble qu’elle n’ait jamais quitté son lieu d’origine, à cause de l’avènement de la Seconde Guerre mondiale. L’exposition « mettait en avant pour la première fois une histoire de l’art narratif, depuis la première histoire en image connue jusqu’à la bande dessinée du XXe siècle. » On se demande si les histoires en image de Töpffer faisaient partie de l’exposition. Le texte de Gaines suggère que oui, même si ce dernier semble n’avoir pas eu connaissance de la chronologie des premières publications de Töpffer.

Avant Lehmann-Haupt, William Murrell et son History of American Graphic Humor en deux volumes attirèrent l’attention de quiconque s’était intéressé à l’origine de la présence de Töpffer en Amérique. Dans le Volume 1, 1745-1865, publié en 1933 par le Whitney Museum of American Art, New York, Murrell écrit à la page 164 : « Dans la partie “Humour américain ancien” de la classification des catalogues des libraires, on trouve de temps en temps The Adventures of Bachelor Butterfly et Obadiah Oldbuck in Search of a Bride, 1846. Ces deux petits volumes à l’aspect d’albums contiennent chacun quelque deux cents excellentes illustrations comiques, et les textes imprimés en bas de chaque page éclairent les bouffonneries du héros. Mais ces dessins sont l’œuvre du célèbre Suisse Rodolphe Töpffer, et les ouvrages classés à “Humour américain ancien” sont en réalité des éditions pirates en anglais. Il est vrai qu’il n’y a aucune indication de cela dans les albums ; seuls les familiers de l’œuvre de Töpffer auront levé un sourcil interrogateur. »
Murrell ignorait que la date de 1846 s’appliquait à Bachelor Butterfly et pas à Obadiah Oldbuck, et que les mots « in Search of a Bride » provenaient d’une publicité et ne constituait pas le véritable titre.

Töpffer semble ne pas avoir été connu de certains maîtres de la bande dessinée du tournant du siècle. Le père fondateur de la bande dessinée de presse en Amérique, James Swinnerton, dit dans un entretien publié dans Editor & Publisher (juillet 1934) au sujet des premières bandes dessinées parues dans les journaux des années 1890 :

« La gravure sur zinc venait de remplacer les vieilles plaques de craie et ce changement suscita une véritable ruée ; le nouveau procédé autorisait plus de liberté et de rapidité dans la reproduction des dessins à la plume et à l’encre. [...] À cette époque, nous ne jurions que par Zimmermant, Opper et les autres représentants de “l’école grotesque” qui illustraient des textes humoristiques. Mettre des bulles montrant ce que les personnages disaient n’était pas à la mode, car on pensait que cela avait été enterré avec l’Anglais Cruikshank ; mais arriva le supplément bande dessinée [des journaux], et avec le Yellow Kid d’Outcault les bulles refirent leur apparition et remplirent littéralement le ciel des BD. »

Legman Gershon a donné un intéressant article sur l’histoire de la bande dessinée dans un obscur journal américain, American Notes and Queries (janvier 1946) ; intéressant car il identifie Dick & Fitzgerald à New York comme l’un des premiers éditeurs de bande dessinée, et parce qu’il demeure la seule source connue à avoir listé l’ensemble des sept albums graphiques de Dick & Fitzgerald à partir de leur catalogue de 1878 :

« Trois des illustrations de M. Vieux Bois [apparaissant] plus tard dans Obadiah Oldbuck, sont reproduites par Ernst Schur dans Kunst und Kunstler (Berlin, vol. 7, 1909, pp. 502-503 et 506), mais plusieurs [autres] séquences n’apparaissent pas dans Oldbuck, suggérant que l’une ou l’ensemble des éditions pirates pourrait être abrégée.
Oldbuck mis à part, le lien entre ces éditions originales et les réimpressions ultérieures (Dick & Fitzgerald) m’est inconnu, mais les possesseurs d’exemplaires seront en mesure de le déterminer très facilement :
The Adventures of Mr. Obadiah Oldbuck. Où sont présentés son irrésistible passion pour son amoureuse, son total désespoir lorsqu’il la perd, ses cinq tentatives de suicide et ses étonnants exploits dans la recherche de l’être aimé. Enfin son succès final. New York : Dick & Fitzgerald éditeurs, 18 Ann Street (1846 ?), 80 p., oblong.
Le reste est cité à partir du catalogue de Dick & Fitzgerald de 1878. Les titres alternatifs ne sont pas obligatoirement ceux apparaissant sur les œuvres imprimées ; Oldbuck ‒ même page de titre que cité plus haut ‒ est présenté ainsi :
The Mishaps and Adventures of Obadiah Oldbuck. Présente les contrariétés, déceptions, calamités, épreuves, peurs, changements, tours et détours par lesquels sa cour fut reçue. Présente également le problème de son costume et ses épousailles avec son amoureuse [etc.].
The Laughable Adventures of Messrs. Brown, Jones and Robinson. Montre où ils allèrent, et comment ils y allèrent, ce qu’ils firent, et comment ils le firent. Illustré de presque 200 gravures comiques saisissantes. [Un catalogue ultérieur ajoute « Par Richard Doyle ».]
The Courtship of Chevalier Sly-Fox Wykoff. Présente ses déchirantes, étonnantes et tout à fait merveilleuses aventures amoureuses avec Fanny Elssler et Miss Gambol.
The Strange and Wonderful Adventures of Batchelor Butterfly [sic]. Montre comment sa passion pour l’histoire naturelle élimina totalement le tendre sentiment implanté dans sa poitrine ; détaille également ses voyages extraordinaires par mer et terre. (L’ouvrage est imprimé sur du beau papier avec beaucoup de soin, et est l’œuvre graphique la moins chère publiée en Amérique. Prix : 30 cents.) [NB : apparemment les pirates n’avaient pas honte.]
The Comic Adventures of David Dufficks (Illustré de plus de 100 gravures amusantes.)
The Extraordinary and Mirth-provoking Adventures by Sea and Land, of Oscar Shangai. (Toutes racontées dans une série de presque 200 des plus risibles, railleuses, provocantes, étranges, impertinentes et croustillantes gravures jamais rassemblées sur les feuilles d’un seul livre... Prix : 25 cents.)
J’ignore quel peut bien être le premier strip, planche ou album de bande dessinée créé par un artiste né en Amérique. Les éditions suisses originales sont très peu nombreuses et il semble que Dick & Fitzgerald aient utilisé l’édition complète de 1846-47, ce qui daterait ces réimpressions de quatre années après le Brother Jonathan de 1842.
Il est possible que les bandes dessinées américaines se soient inspirées de Töpffer, mais un rapide coup d’œil à la History of American Graphic Humor de Murrell permet de découvrir un certain nombre d’artistes américains qui produisaient, dans les années 1830 et avant, un matériel qui peut être appelé à juste titre de la bande dessinée. »

Ces précisions de Legman répondent à une lettre de Clifford Shipton, publiée dans un numéro précédent, qui tentait déjà de recenser quelques anciennes BD américaines et demandait à être informé de tout complément à cette courte bibliographie.
Il nous reste à retrouver des exemplaires des albums de bande dessinée cités ci-dessus pour déterminer ce qu’ils sont. On ne saurait écarter a priori l’hypothèse terriblement excitante que la plupart, sinon tous, pourraient être antérieurs aux albums de Töpffer.
Legman Gershon expose plus loin :

« Une décennie avant qu’elles n’arrivent dans les journaux américains en 1894, les histoires drôles en image avaient été reconnues comme un genre totalement naturel par un bon nombre d’artistes américains : A.B. Frost (Stuff and Nonsense, New York, 1884-88), E.W. Kemble et probablement d’autres.
Le terrain pour l’avènement de l’album de bande dessinée en Amérique fut prêt lorsque les almanachs humoristiques, qui commencèrent avec l’American Comic Almanac de Charles Ellms (Boston, 1831), créèrent une demande de dessins humoristiques dans des ouvrages brochés plutôt que dans les journaux grand format. Les cartoons (illustrations de plaisanteries et de scènes d’humour statique) continuèrent dans la tradition de l’illustration de livre, alors que la caricature devint une caractéristique des journaux et des magazines qui, plus tard, s’ouvriraient à leur tour au cartoon.
La bande dessinée ‒ impliquant une action continue à travers une série de dessins ‒ combinait sous forme d’un album les motifs répétés de la frise, le conte pour enfants, la présentation du livre de charme, le format de l’almanach humoristique et la forme européenne émergente de l’histoire à rebondissements (comme dans les œuvres de Töpffer). Il semble que 1946 coïncide, pour l’Amérique, avec son centenaire. »

Après un examen plus attentif des allégations de Gershon au sujet des sept albums éventuels de Töpffer, il devient clair qu’il se servait d’informations de seconde main erronées. Il est probable qu’il ne vit aucun des autres cinq albums sur lesquels il avait discouru, même s’il semble qu’il ait eu connaissance des deux authentiques Töpffer.
En ce qui concerne les autres albums, les artistes/auteurs sont seulement connus dans les quelques cas que nous avons mentionnés précédemment, mais leurs styles ne peuvent être confondus avec celui de Töpffer. Ces autres albums démontrent réellement, néanmoins, l’influence du Suisse.

From Cave Painting to Comic Strip, de Lancelot Hogben [8] prétend couvrir la « communication humaine » depuis 20 000 avant J.C. jusqu’à aujourd’hui. Cependant, lorsqu’il arrive à la bande dessinée, il s’en remet à l’ouvrage de Coulton Waugh et reconduit le mythe de Waugh entourant le Yellow Kid en tant qu’origine de la bande dessinée.

Le mythe renforcé

Plus près de nous, le très cité Comic Art in America de Stephen Becker (1959, New York) ne fait aucune mention de Töpffer, tirant largement ses références de Waugh. Ce livre, à son tour, fut utilisé en Amérique par un nombre incalculable d’historiens, qui renforcèrent le mythe d’Outcault. Il mentionne pourtant, à la page 5, comme en passant : « L’un des précurseurs de la bande dessinée américaine fut Ferdinand Flipper, qui fit son apparition en 1839 dans un hebdomadaire new-yorkais. » Nous en dirons un peu plus sur Ferdinand Flipper plus loin dans cet essai.
The Funnies : An American Idiom fut dirigé par David White et Robert Abel [9] ; malgré toute son érudition, en particulier dans la chronologie approfondie de Clark Kinnaird, il ne fait aucune mention de Töpffer.

Au milieu des années 1960, Ellen Wiese publia un livre intitulé Enter the Comics [10]. Wiese écrivait : « Avec l’invention de l’histoire en image par Töpffer, le médium graphique élargit ses ressources : il s’appropria du langage verbal la propriété de se développer dans le temps, conférant ainsi aux arts visuels un potentiel qui était pratiquement incalculable. »
Elle traduisit aussi Monsieur Crépin en anglais pour la première fois, en faisant ainsi la quatrième histoire de Töpffer à être traduite (au prix d’une déformation des mises en page originales). Avant l’œuvre monumentale de Kunzle, ce fut le meilleur livre publié en Amérique consacré à l’étude de Töpffer.
La reconnaissance de Töpffer par le milieu érudit de la bande dessinée n’était cependant pas encore acquise.

En 1967, deux remarquables livres européens firent leur apparition en Amérique, qui abordaient brièvement l’influence de Töpffer sur les origines de la bande dessinée moderne. C’était : The Penguin Book of Comics, de George Perry et Alan Aldridge, qui avait une vision tout à fait juste et bien équilibrée de la dimension internationale de la bande dessinée. Et A History of the Comic Strip, de Pierre Couperie et Maurice C. Horn. Dans ces deux livres, Töpffer bénéficie d’un peu plus que d’un paragraphe ou deux. Mais le dernier de ces livres met en avant le concept d’une bande dessinée qui aurait été créée aux États-Unis.

The Unembarressed Muse : The Popular Arts in America, de Russel B. Nye [11] était « une histoire très complète de la littérature et du spectacle américains destinés à la consommation de masse : le théâtre, la fiction (les westerns, les romans policiers, la science-fiction), les romans bon marché, les albums et strips de bande dessinée, la musique populaire, la radio et la télévision, le cinéma. »
Russel B. Nye était un éminent professeur d’Anglais à la Michigan State University (MSU) qui avait gagné le prix Pulitzer en 1945 pour sa biographie de George Bancroft. Composée de plus de 100 000 objets, sa collection devint le noyau de la collection d’art de bandes dessinées à la MSU, conservée depuis plus de vingt ans maintenant par Randall Scott. La MSU possède un jeu complet des éditions originales de Töpffer en français, de même qu’un rarissime exemplaire coloré à la main de The Comical Adventures of Beau Ogleby, publié en Angleterre par Tilt & Bogue, traduction anglaise de l’Histoire de M. Jabot.
Au chapitre neuf, intitulé Fun in Four Colors : the Comics, Russel Nye écrit clairement : « Les récits racontés par l’image, bien sûr, sont plus anciens que l’imprimerie, mais la bande dessinée dans sa forme moderne trouve son origine dans les séquences dessinées de la fin du XXe siècle. L’auteur de BD Rodolphe Töpffer a produit les aventures de M. Vieux Bois, de M. Cryptogame et de M. Jabot en 1846. »
Nye continue en parlant de Max and Moritz, de Busch (Allemagne), La Famille Fenouillard, de Christophe (France), Weary Willy and Tired Tim (Angleterre), etc. Il note également les débuts de Judge (1881), de Life (1883) et de Puck (1887) qui « stimulèrent l’intérêt vis-à-vis de la bande dessinée et donnèrent une formation aux Américains. Dans les années 1890, tous les éléments essentiels à la bande dessinée ‒ un récit raconté par une série de dessins interdépendants et contenant les dialogues nécessaires pour faire progresser l’action ‒ étaient présents, et bien développés, aux États-Unis. »

Cependant, après avoir noté tout cela et plus, il écrit ensuite :
« Le premier strip à paraître régulièrement dans un journal américain fut probablement la BD animalière de James Swinnerton Little Bears and Tigers, qui parut dans le San Francisco Examiner en 1892 [...]. Richard Outcault dessinait une série sur la vie dans les quartiers pauvres de la ville, dans des lieux comme “Hogan’s Alley”, “McGoogans’s Alley” ou “Casey’s AIley”, où figurait un gamin chauve et édenté, vêtu d’un sac de farine qui, à cause d’une erreur d’encrage, devint jaune vif. L’apparition du Yellow Kid le 16 février 1896 marqua le réel commencement de la bande dessinée. »
Nye mentionne dans sa bibliographie qu’il a tiré ses sources de Waugh, Becker, Murrell, Sheridan, Craven, etc., et note également qu’il a « considérablement puisé » dans A History of the Comic Strip, de Couperie et Horn, ouvrage fidèle au mythe du Yellow Kid, comme on l’a vu.

Reinhold Reitberger et Wolfgang Fuchs notent sans plus d’explication dans leur Comics : Anatomy of a Mass Medium [12] : « La naissance de la bande dessinée peut être recherchée dans l’appât du gain. Il y eut un précurseur dès 1843, lorsque Wilson & Company, une entreprise spécialisée dans les ouvrages romanesques populaires, publia une espèce de bande dessinée appelée The Adventures of Obadiah Oldbuck. Les dessins n’étaient pas aussi artistiques qu’ils le sont aujourd’hui, et ne contenaient pas de bulles de texte. Obadiah Oldbuck est un ancêtre des héros de bande dessinée d’aujourd’hui, mais reste une figure isolée dans l’histoire de la littérature populaire américaine. Plus d’un demi-siècle s’écoula avant que l’idée des bandes dessinées renaisse. »
Reitberger et Fuchs commettaient une légère erreur quant à la date et au titre, et une grosse erreur au sujet d’Obadiah Oldbuck en pensant qu’il était une figure isolée et américaine, car ils ne savaient pas que Töpffer en était l’auteur. Mais au moins cette première bande dessinée publiée en Amérique apparaissait dans les années 1840 plutôt qu’en 1897, en sorte que leurs connaissances erronées étaient en avance par rapport à l’histoire que l’on racontait en général à l’époque.

En 1974, Jerry Robinson, dans un livre qui fit autorité et fut largement utilisé en Amérique, The Comics [13], écrivait : « Töpffer est considéré par certains historiens comme l’inventeur de l’histoire en image, comme il le dit lui-même, et par conséquent comme le père de la bande dessinée d’aujourd’hui. »
Plus loin Robinson cite assez longuement les propos de Töpffer relatifs aux « histoires en estampes » et conclut : « Ce que Töpffer définissait, bien sûr, c’était la BD d’aventure continue d’aujourd’hui. Il peut également être considéré comme l’ancêtre du cinéma, les deux formes d’art ayant eu un remarquable développement parallèle. Il est également intéressant de noter [...] l’égale capacité de Topffer pour écrire et pour dessiner ‒ une combinaison de talents qui s’avéra si importante dans le développement de la bande dessinée. »

Cependant, les chercheurs américains semblèrent faire peu de cas de ce qu’avait écrit Robinson. Le Backstage at the Strips de Mort Walker [14] débute son tour d’horizon par le mythe de la chemise de nuit jaune du Yellow Kid, sans faire aucune mention de quoi que ce soit se passant avant.
En 1977 fut publié le très attendu Smithsonian Collection of Newspaper Comics, de Bill Blackbeard et Martin Williams. Puisque son sujet était clairement limité aux bandes dessinées des journaux américains à partir de la moitié des années 1890, on peut lui pardonner de ne pas soulever la question des bandes dessinées d’autre nature ou provenance.
The International Book of Comics de l’Anglais Denis Gifford [15], largement diffusé dans les cercles bédéphiles américains, est remarquable pour son évident mépris envers Rodolphe Töpffer, alors que pratiquement chaque grand créateur de bande dessinée du monde entier est évoqué. Le nationalisme semble être la seule raison pouvant expliquer une telle négligence.
En fait, pendant les années 1980 et une grande partie des années 1990, les principaux livres sur l’histoire de la bande dessinée américains ‒ comme Great History of Comic Books, de Ron Goulart [16], The Comic Book in America, de Mike Benton [17], Comics as Culture, de Thomas Inge [18], The Art of The Funnies [19] et The Art of The Comic Book [20], tous deux de Robert C. Harvey, et enfin Comic Book Culture : An Illustrated History, de Ron Goulart [21] ne feront absolument aucune mention de Töpffer, si même ils s’intéressent à la bande dessinée du XIXe siècle.

Un nouveau départ

Cependant, quelques faibles lumières sont restées allumées au cours de ces deux dernières décennies dans les livres d’histoire de la bande dessinée rédigés en anglais.
America’s Great Comic-Strip Artists, de Rick Marschall [22] prêta quelque attention à l’influence de Töpffer sur la bande dessinée, en faisant allusion à son Essai de physiognomonie : « Il y a plus de 150 ans [...] Töpffer observa que les artistes pouvaient suggérer des choses quant à la personnalité des gens par de simples traits et suggérer des choses quant à l’attitude des gens en changeant ces traits. Aujourd’hui [des artistes comme] Charles Schulz [...] redécouvrent la vérité apparemment simple et la puissance créatrice de cette théorie... »
The History of the Comic Strip, Volume 2 : The Nineteenth Century, de David Kunzle [23], en 1990, contient un très important chapitre sur Töpffer, bien que Kunzle ne semble pas connaître les parutions américaines. Après le Enter the Comics de Wiese (1965), ce livre reste le plus important travail pour ceux qui, se limitant à la langue anglaise, étudient les bandes dessinées européennes de Töpffer et la plupart des autres créateurs européens de bande dessinée, dans la période précédant la domination de l’histoire de la BD par le Yellow Kid d’Outcault.
Comics : An Illustrated History, d’Alan et Laurel Clark [24] mentionne Töpffer à la page 92 dans un court paragraphe accompagné d’un petit échantillon de son travail pour Le Docteur Festus.
Understanding Comics, de Scott McCloud [25], mentionne Töpffer à la page 17 en ces termes : « Le père de la bande dessinée moderne est à bien des égards Rodolphe Töpffer, dont les histoires en images légèrement satiriques, réalisées dans les années 1830-1845, montrent des dessins à l’intérieur de cases et, pour la première fois en Europe, jouent sur l’interdépendance du texte et de l’image. [...] [Son] apport pour comprendre la bande dessinée est considérable, ne serait-ce que parce qu’il a pressenti que tout en n’étant ni vraiment dessinateur ni vraiment écrivain, il avait créé un moyen d’expression qui tenait du dessin et de l’écriture sans être réductible à chacun d’eux : un langage autonome. »
Dans son livre The Comic Strip Century, Volume one [26], Bill Blackbeard écrit : « L’idée d’histoires plus longues éditées en marge du marché de l’imagerie et publiées sous la forme d’ouvrages brochés, ne rencontra pas vraiment de succès jusqu’à ce qu’un certain Rodolphe Töpffer commençât à publier son œuvre [...] sous les éloges du public... »
Comics, Comix and Graphic Novels [27], de Roger Sabin, veut « explorer l’histoire de la bande dessinée en Angleterre et aux États-Unis », évitant ainsi de manière commode toute mention des sources d’origine en dehors de cette étroite limite. Si ce n’est que trois des bandes dessinées de Töpffer furent publiées en anglais et en Angleterre ; on doit donc rejeter le chapitre un « The Pioneers » comme relevant, une fois encore, d’un nationalisme malavisé.
Dans son excellent Comic Strips and Consumer Culture [28], l’historien de la bande dessinée australien Ian Gordon cite Töpffer comme étant un élément « de la préhistoire européenne de la bande dessinée ». Il souligne succinctement que « la plupart des historiens de la bande dessinée [...] comme Maurice Horn avancent que la mise en page physique des planches de bande dessinée, les bulles de texte, les personnages récurrents » est ce qui « les distingue des premières formes graphiques et les rend de façon unique américaines. [...] L’argument de Horn selon lequel les images et les mots agissent de manière combinée seulement lorsque le texte est inclus dans le cadre, simplifie la construction du sens dans la bande dessinée. Töpffer et Busch, de manières différentes, renforcèrent le lien entre le texte et l’élément graphique, et la méthodologie de Horn l’empêche de remarquer leur contribution. »

Töpffer méritait assurément son propre chapitre dans le récent ouvrage historique qui a fait date, Forging A New Medium, dirigé par Charles Dierick et Pascal Lefèvre [29]. Thierry Groensteen y fournit un puissant argument selon lequel Töpffer « réinventa » la bande dessinée, même si ici, en Amérique, nous trouvons difficile de croire qu’il accomplit un tel exploit « dans l’ignorance complète du travail de ses prédécesseurs » [30].
En fait, Forging A New Medium a atteint le but qu’il s’était fixé, de susciter un fort et nouvel intérêt pour les origines de la bande dessinée. Grâce à cet important événement, au groupe de discussion électronique PlatinumAgeComics, à l’ouvrage innovant de Kunzle dès 1990 ainsi qu’aux essais de Beerbohm sur les bandes dessinées du XIXe, dans le récent Overstreet Comic Book Price Guide (1997-2000), lentement s’est réveillé en Amérique le désir de regarder au-delà du gosse de rue d’Outcault, vers les vraies origines plus lointaines de la bande dessinée.

Robert Beerbohm et Doug Wheeler
(Traduit de l’anglais par Didier Gaboulaud)

Pour lire par vous-même une grande partie de l’édition américaine de The Adventures of Obadiah Oldbuck, allez sur www.reuben.org/evry.obadiah.htmlwww.reuben.org/evry.obadiah.html

[1Forging a New Medium, VUB University Press, Bruxelles, 1998, p. 92.

[2] Environ 50 centimes actuels (NDT).

[3History of the Comic Strip, Volume 2 : The Nineteenth Century, p. 65.

[4] Fin des années 1860 / début des années 1870, Haney, New York.

[5] 1873, GA Steel & Co., Portland, Oregon.

[6] Publié en 1850 par Philip J. Cozans, New York.

[7] Horner Book lnc., Boston, 1947.

[8] Chanticleer Press, New York, 1949.

[9] Macmillan, 1963.

[10] University of Nebraska Press, 1965.

[11] The Dial Press, New York, 1970.

[12] Little Brown, 1971.

[13] G.P. Putnam’s Sons, New York, 1974.

[14] Mason Charter, New York, 1975.

[15] Hamlyn Publishing Group, 1984.

[16] Contemporary Books, 1986.

[17] Taylor Publishing, 1989.

[18] University Press of Mississippi, 1990.

[19] University Press of Mississippi, 1994.

[20] University Press of Mississippi, 1996.

[21] Collector’s Press, 2000.

[22] Abeyville Press, 1989.

[23] University of California Press, Berkeley, 1990.

[24] Green Wood, 1991.

[25] Kitchen Sink, 1993.

[26] Kitchen Sink, 1995.

[27] Phadon Press, 1996.

[28] Smithsonian Institution, 1998.

[29] Vubpress, Bruxelles, 1998.

[30] Note de Thierry Groensteen : « En fait de prédécesseurs ignorés, je parlais, en l’occurrence, des manuscrits enluminés du Moyen-Age. L’influence des caricaturistes anglais sur Töpffer est avérée, et je l’ai moi-même soulignée d’abondance ».