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la découverte de töpffer au japon

Naoko Morita

[Mai 2015]

J’ai entendu le nom de Rodolphe Töpffer pour la première fois en 1995 ou en 1996, dans la Tour Centrale des anciens locaux de l’université Paris 7, à Jussieu. C’était dans le cadre du séminaire du Centre d’Études de l’Écriture dirigé par Anne-Marie Christin. Je ne me souviens pas du contenu précis de l’exposé, ni du nom du présentateur, mais on a dû présenter Töpffer comme un artiste chez qui « écrire » et « dessiner » ne faisaient qu’un.

La seule chose dont je me souviens est la fraîcheur des traits de l’artiste, projetés sur l’écran, qui semblaient mus par la vie même. Ce séminaire était un lieu de réflexion sur les écrivains-peintres, le rapport entre texte et image, l’aspect visuel de l’écriture et ses supports. Le manga y était, bien entendu, un objet familier : quelques années auparavant, Yôko Kitamura (historienne d’art et spécialiste de Félix Fénéon) avait fait un exposé sur Yumiko Ôshima.
Je ne savais pas encore que, vingt ans après, je devais écrire un livre en japonais sur le Genevois, et ce, avec beaucoup de peine.

Premières rencontres avec Töpffer

Le nom Rodolphe Töpffer se rencontrait dans des livres occidentaux traduits en japonais dans les années 1970 : Meyer Schapiro [1], Modern Art : 19th and 20th Centuries, publié en anglais en 1978 et traduit en japonais en 1984 ; Ernst Gombrich, Art and Illusion (dans lequel il est question de la « loi de Töpffer »), qui date de 1960, traduit en japonais en 1979. Töpffer occupait à cette époque une place indéfinissable dans les sciences humaines, entre les beaux-arts, la littérature et la psychologie.
Le livre de Gérard Blanchard La Bande dessinée, histoire des images de la préhistoire à nos jours (1969), a été assez rapidement traduit en japonais, en 1974, par Han-ya Kuboya (professeur de littérature française, spécialiste d’Apollinaire et du symbolisme). C’est sans doute le premier livre en japonais qui présente Töpffer comme l’inventeur de la bande dessinée moderne.

Le nom de Töpffer, gravé ainsi dans l’histoire des comics (le terme comics englobe ici le manga, la bande dessinée et les comics américains), a été redécouvert dans les années 1990, lorsque les recherches scientifiques ou universitaires sur le manga et les comics se sont développées et ont obtenu une certaine reconnaissance (ce qui aboutit à la fondation de la Japan Society for Studies in Cartoons and Comics en 2001). Dans le contexte académique, une perspective historique sur les comics s’impose. On redécouvre alors Blanchard, mais c’est Understanding Comics (1993), de Scott McCould, qui connaît un retentissement plus vaste. Le livre de McCloud présente l’apparition de Töpffer comme le moment décisif de l’histoire des comics. Il est traduit en 1998 par Toshio Okada (un des théoriciens du phénomère « otaku ») et accueilli non seulement par les chercheurs des comics mais aussi par les partisans de la subculture. Cette traduction avait sans doute pour ambition de « faire événement » plutôt que d’enrichir la bibliographie des études en comics disponibles en japonais. Elle sera vite épuisée et n’a pas connu de réimpression depuis.

Pourquoi et comment faire découvrir Töpffer au Japon ?

Parmi les chercheurs japonais, Takahiro Akita est le premier à reconnaître l’importance de Töpffer. Il lui consacre quelques pages dans son livre Koma kara firumu e (« Des cases aux films », 2003), en soulignant le rôle que le Genevois a joué dans le développement de l’art séquentiel. Il corrige, par ailleurs, la description inexacte de McCloud (1993), et précise que Töpffer avait bien la conscience d’avoir créé un nouveau mode de narration. Ensuite, Minoru Sasaki a reproduit Mr Vieux Bois à partir de l’édition originale qu’il possède, et l’a accompagné d’une traduction japonaise et d’une postface donnant des informations sur cet auteur trop méconnu au Japon [2].

Fusanosuke Natsume, un des critiques du manga les plus influents, professeur à l’université Gakushûin depuis 2008, s’intéresse à l’humour graphique töpfférien dans Mr Vieux Boiset y fait souvent allusion. Puis, des conférences sur Töpffer par des spécialistes français et suisse (Thierry Groensteen, Benoît Peeters, Phippe Kaenel) se sont succédées. Et la traduction japonaise de Töpffer, l’invention de la bande dessinée, de Peeters et Groensteen (1994) a enfin paru en 2014.

Quant à moi, le souvenir de la Tour Centrale de Jussieu s’est réveillé lorsque j’ai commencé à avoir des étudiants qui souhaitent de se spécialiser en manga ou en comics américains dans le cadre des études littéraires ou des médias. J’ai fait la connaissance de Sasaki et nous avons procédé ensemble, en 2013, à une deuxième reproduction d’une œuvre de Töpffer, L’Essai de physiognomonie (je me suis occupée de la traduction et des notes) [3]. J’ai aussi participé, avec deux autres personnes, à la traduction de Töpffer, l’invention de la bande dessinée.

Parallèlement, je travaille depuis... 2011 à un projet de monographie sur Töpffer. Pour le moment, mon point de vue pour présenter Töpffer ne correspond pas tout à fait à celui de l’éditeur. La distance entre nous tient à nos deux réactions face à la thèse « l’inventeur des comics ».
Nous sommes au moins d’accord sur le fait qu’il faut un livre original en japonais sur Töpffer. Un Töpffer peut-être plus « vulgarisé » (sans nuance péjorative), mis en rapport avec le contexte actuel et historique du manga. C’est pourquoi mon livre ne devrait pas ressembler au livre perspicace et documenté de Peeters et de Groensteen, ni à la biographie étoffé de David Kunzle (Father of the Comic Strip : Rodolphe Töpffer, 2007, dont il n’existe pas de traduction japonaise).
L’éditeur souhaite que je trace l’itinéraire de la bande dessinée après Töpffer, son originalité vis-à-vis de ses contemporains et sa la postérité. Il attend une généalogie, un fil direct qui nous montrerait les sources ou la préhistoire du manga moderne.
Pour moi, l’invention de Töpffer a réellement fait date, mais il est risqué de tracer une généalogie jusqu’à nos jours. Il a inventé un nouveau mode de narration, caractérisé par la trame comique, le double point de vue (texte et image) qui est la source de l’ironie et de l’humour, et la recherche de diverses interactions narratives entre images voisines. Dans sa création, il a privilégié l’expression des visages, comme le montre son Essai de physiognomonie. Il a présenté ses histoires dans un support défini (l’album à l’italienne). Par-dessus tout, il était conscient d’être un pionnier. Pour autant, il n’a pas fondé une tradition : les dessinateurs qui se sont suivis (Cham et Doré entre autres) ont d’abord été fidèles au modèle Töpffer mais l’ont abandonné plus tard. Ils n’ont pas non plus conté des histoires aussi dynamiques.

La popularité des images de personnages (notamment sous forme de produits dérivés), initiée par les comic strips américains de la fin du XIXe siècle et qui connaît un succès immense dans tous les coins du Japon actuel, rappelle les textes théoriques de Töpffer sur la physiognomonie et les types. Mais à mes yeux Töpffer était trop en avance pour son époque, trop isolé aussi dans sa ville de Genève, pour avoir « influencé » ce qui est venu après. Il me semble d’ailleurs qu’on a trop souvent essayé de voir en Töpffer ce qu’il n’est pas (le précurseur des dessins animés, par exemple).

Il était d’abord décidé que mon livre s’intitulerait Stôrî manga no chichi tepuferu (« Töpffer, le père des comics »). Pour moi, ça manque de fraîcheur, mais cette expression lui est si fortement liée que l’éditeur y tient absolument. S’il en était ainsi, je voudrais m’intéresser plus à la naissance de ce « père » qu’à la filiation entre ce « père » et ses fils (et petits-fils).
J’ai tenté de dégager l’image de Töpffer de ce qu’il n’a pas fait, mais aussi mettre en lumière son inventivité et son courage dans les conditions historiques qui étaient les siennes, lorsque les comics modernes n’existaient pas encore. J’ai tenté de faire une étude historique sur la naissance d’un nouveau médium (ou art) narratif, généré à partir des arts narratifs et visuels existants avant Töpffer (théâtre, peinture, dessin, estampes, romans, etc.). J’ai souligné ce qui m’apparaît littéralement comme l’« invention » d’un médium. Mais mon manuscrit n’a pas convaincu l’éditeur. Selon lui, mon texte ne répond pas tout à fait au sujet annoncé dans le titre. Il est vrai que je n’ai pas assez « vulgarisé » Töpffer et que j’ai un peu abandonné la mise en rapport avec le manga. Mais était-il possible de faire autrement ?

La question du manga et du stôrî manga

Selon la terminologie japonaise, Töpffer ne serait pas le père du « manga » mais bien le père du « stôrî manga ». La définition du « manga » est plus vaste et plus floue que celle de la bande dessinée ou des comics. C’est à la fois le cartoon (le dessin de presse, la caricature) et les comics (la bande dessinée), et même parfois les dessins animés ! Le « stôrî manga » désigne le manga à plusieurs cases et qui forme une histoire longue, en feuilletons ou en livres (les histoires en 4 cases, format fréquent dans les journaux, ne font pas partie du stôrî manga). Toutefois, le mot « stôrî manga » n’est pas un terme neutre et a-historique, car il est tout de suite associé au genre inauguré par Osamu Tezuka dans les années 1950. Le stôrî manga a bien existé au Japon avant Tezuka (un des pionniers les plus importants du stôrî manga fut Ippei Okamoto, le père de Tarô Okamoto), mais pour le grand public, le manga avant Tezuka consistait avant tout en dessins de presse, tandis que le manga actuel est presque synonyme du stôrî manga. L’histoire du manga divisée en deux correspond à l’historiographie du manga que Isao Shimizu essaie d’établir dans ses travaux.

Alors, comment parler de Töpffer maintenant ? Pour clore ce petit article, voici quelques idées pour me remettre au travail. Il y a d’abord la possibilité de parler des comics en terme de « livres ». Les histoires en estampes de Töpffer étaient des livres (« Ce petit livre est d’une nature mixte », dit-il à propos de Mr Jabot), des objets de lecture, l’équivalent des romans, ce qui n’était pas évident à l’époque. Il a beaucoup lutté pour le statut de ses albums. Quant aux stôrî manga, dans les années 1970 ils étaient en concurrence, comme objet de lecture chez les jeunes, avec les chefs-d’œuvre littéraires. Certains observateurs déploraient l’infantilisme des étudiants ; d’autres se félicitaient de la maturité du stôrî manga, en constatant que l’ancienne culture s’effaçait devant lui. Dans les deux cas, on observe une tension entre le statut des livres classiques et le nouveau médium narratif, et cette tension est peut-être une des conditions d’existence des comics.
En deuxième lieu vient le sujet éternel du rapport des comics et les enfants. Töpffer a fait ses histoires en estampes à la fois pour ses élèves et ses amis, et n’a pas dessiné spécialement pour les enfants. Mais dans la seconde moitié du XIXe siècle (donc après la mort de l’auteur), les albums de Töpffer (refaits au moyen du calque par fils François, et publiés chez Garnier) ont connu un grand succès dans la catégorie en plein essor des livres pour enfants. L’élargissement du marché de livres et le développement de la littérature populaire et enfantine ont recontextualisé les albums originaux à petit tirage de Töpffer. À ce propos, au Japon, les dessins de presse ont été considérés pendant longtemps comme représentant les manga pour adultes, à sujet sérieux, alors que les stôrî manga étaient des lectures (souvent considérées comme « vulgaires ») pour enfants. À mesure que les premiers lecteurs de Tezuka grandissaient, on a vu se créer des stôrî manga pour les plus grands et pour les deux sexes. Je suis tentée de formuler ce phénomène en retournant une expression de Paul Hazard dans Les Livres, les enfants et les hommes (1932) : les grands « se sont emparé » des stôrî manga, qui n’avaient originellement pas été conçus pour eux.

La maturité du stôrî manga depuis Tezuka empêche les Japonais de s’intéresser au passé (avant Tezuka) et aux comics du monde. Il ne leur est pas facile de réagir à des ouvrages dont le style et les thèmes ne leur sont pas familiers. En tant que traductrice et chercheur, je ferai de mon mieux pour sensibiliser les lecteurs japonais aux travaux de Töpffer. Mais pour cela, plutôt que de rapprocher Töpffer du « stôrî manga », je voudrais les inviter à revivre l’invention de l’auteur. À travers mon livre, je voudrais créer de nouvelles rencontres avec Töpffer au Japon.

Naoko Morita

[1] Je ne parle ici que des livres traduits en japonais. Plus tôt, Schapiro avait parlé de Töpffer dans « Courbet and Popular Imagery », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, IV, 1940-1941, pp. 164-191

[2] Cette édition semi-privée est disponible uniquement via Amazon.jp. Reproduisant fidèlement les pages de l’original, Sasaki a légèrement agrandi le format pour l’adapter au système de distribution.

[3] Également disponible via Amazon.jp.