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l’insolence du dominé

Thierry Groensteen

L’art fait rire.
En tout cas, il fait rire les dessinateurs humoristes, qui sont des professionnels de la dérision [1].

Au XIXe siècle, alors qu’à Paris les peintres agréés par l’Académie des Beaux-Arts exposaient chaque année au Salon – les artistes indépendants étant eux, sous Napoléon III, regroupés dans le Salon dit « des refusés » –, la moquerie de la peinture par les dessinateurs de presse était devenue une véritable institution.

Rituellement, les magazines illustrés (L’Illustration) ou satiriques (Le Charivari, Le Journal amusant, L’Éclipse, Le Hanneton, La Caricature, etc.) proposaient des parodies dessinées des œuvres présentées au Salon [2]. Ce sont les « Salons caricaturaux » (appelés aussi « Salon pour rire », « Salon comique » ou encore « Salon repeint et mis à neuf »). Les dessinateurs Bertall, Cham, Gill (qui fonde en juin 1869 le périodique La Parodie) et Nadar sont particulièrement inspirés par le sujet, mais Willette, Robida et bien d’autres sont aussi à la manœuvre. Dans le Journal pour rire, Gustave Doré se moque des artistes vivants en signant successivement une « Exposition pour rire » (No.8), des « Sculptures pour rire » (No.10), un « Atelier d’élèves peintres » (No.136) et une « Visite au Salon » (No.160).

Les dessins de ces humoristes railleurs se veulent une forme de critique en acte, et à chaud, de l’actualité de l’art. En règle générale, la nouveauté est ridiculisée ; mais les caricaturistes s’en prennent aussi aux artistes eux-mêmes, au jury et même au public (qui, chez Bertall, s’incarne sous les traits de la « famille Ballot ») [3]. Au final, c’est l’événement social et artistique que constitue le Salon qui se trouve tourné en dérision.
La caricature s’interpose entre l’œuvre et le spectateur. Elle reproduit les tableaux en les déformant et en les accompagnant d’une légende. À chaque genre correspond un trait de dérision particulier : ainsi la peinture d’histoire est-elle « pointée comme grandiloquente et ridicule [4] », tandis que le portrait permet de brocarder l’orgueil du modèle. Parfois, derrière la moquerie, de vraies questions esthétiques sont soulevées. Les peintres les plus controversés, les plus « scandaleux », comme Manet et surtout Courbet, excitent particulièrement la verve des caricaturistes. Quand le dernier cité va trop loin dans le réalisme, on l’accuse de « parodier son propre talent ».
Peintres et sculpteurs ne sont pas les seuls artistes à être pris pour cibles dans les journaux satiriques. Ainsi, à partir de 1870, le cas du compositeur Richard Wagner, renforcé par la xénophobie ambiante, est régulièrement à la une. Cham, notamment, ne se prive pas de représenter le « musicien de l’Avenir » comme relevant de l’asile d’aliénés. De façon générale (et avant de devenir à la mode), sa musique est jugée incompréhensible et bruyante.

La bande dessinée est l’héritière de la caricature. Au XIXe siècle, elle en est considérée comme une variante, elle ne s’est pas encore autonomisée. Cham, le jeune Doré, plus tard Caran d’Ache, pratiquent indifféremment le dessin d’humour et le récit séquentiel [5]. Rien d’étonnant, donc, si la bande dessinée a hérité de cette tradition consistant à brocarder les œuvres d’art. Cependant, à la différence des dessinateurs de presse du XIXe, qui s’efforçaient de coller à l’actualité artistique et accompagnaient le mouvement de la création, les auteurs de BD se sont affranchis de cette exigence de contemporanéité ; ils choisissent de préférence des œuvres consacrées, figurant au Panthéon des Arts. Dans les années trente, l’Allemand e.o. plauen ne craint pas, dans sa série Vater und Sohn, de comparer le Laokoon – ce groupe antique, en marbre, déterré en 1506, maintes fois imité, immortalisé par l’essai de Lessing au XVIIIe – avec un plat de spaghettis !

Détournements parodiques

Le Radeau de la Méduse, de Géricault, exposé pour la première fois au Salon de 1819, est un des tableaux les plus fréquemment détournés. Hergé s’en inspire lointainement pour la couverture de Coke en stock (1958), signalant sa dette dans la scène où Haddock, tombé à l’eau, resurgit avec une méduse sur la tête. Dans Astérix légionnaire (1967), Goscinny et Uderzo remplacent les survivants de la frégate La Méduse par les sempiternels pirates que les Gaulois envoient par le fond chaque fois qu’ils prennent la mer (et leur chef ne manque pas de s’exclamer : « Je suis médusé »). L’année suivante, c’est Guy Peellaert qui réinterprète l’œuvre et en livre la version pop, érotico-western, dans Pravda la survireuse.

Fred fait lui aussi référence au tableau dans Le Naufragé du A (1972), tout comme Pichard et Wolinski dans un épisode de Paulette, où les naufragés chantent « On tira z’a la courte paille pour savoir qui qui, qui serait mangé ohé, ohé ! » − pour ne rien dire des avatars du monumental tableau chez Masse (La Mare aux pirates), Turk et de Groot (Léonard, t. 12), Chéret (Rahan), Gotlib (Gai-Luron) ou encore Ayroles et Masbou (De cape et de crocs, t. 8).
En 1988, le mensuel espagnol El Vibora habille son centième numéro d’une couverture où tous les collaborateurs du journal ont représenté leurs personnages respectifs en naufragés réunis sur le fameux radeau.


Quand Bosc, dans un strip vertical publié en 1964 dans Paris Match, s’attaque à l’Angélus de Millet, il transforme le sens d’une image unique en la débordant vers l’amont et vers l’aval. Symbole de la piété et du recueillement, la scène des deux agriculteurs en prière change de nature : elle ne constitue qu’une courte pause au milieu de leurs incessantes disputes [6].
Est-ce ce précédent qui l’a inspiré ? En tout cas, ce procédé a été repris et systématisé depuis par Sylvain Coissard, avec la complicité de plusieurs dessinateurs, dans les 2 volumes de ses (Vraies) Histoires de l’art (éd. Palette, 2012 et 2014,) qui ont été un gros succès de librairie. Chacun des tableaux cités est intégré à un strip de trois cases, qui éclaire la situation sous un jour nouveau.
Cette fois l’image souche est systématiquement placée en position terminale. Il s’agit de suggérer, sur le mode de l’anecdote causale, « comment on est arrivé là ». La Tour de Babel, de Breughel, a pu être construite parce qu’on a graissé la patte au maire. La mère de Whistler a vieilli devant sa télévision en regardant son feuilleton préféré. Si Tommaso Inghirami, dans son portrait peint par Raphaël, est atteint de strabisme, c’est parce qu’une mouche est venu le distraire de son travail. Les femmes nues du Déjeuner sur l’herbe de Manet viennent de perdre au strip poker, et ainsi de suite. Le titre, Histoires de l’art au pluriel, est en soi un détournement : non plus l’histoire de l’évolution des formes artistiques, mais un art qui raconte des histoires.

Naturellement, il n’est nullement indispensable de passer d’une image unique à une séquence pour travestir la scène représentée par le peintre et lui faire dire autre chose. Il suffit d’ajouter une bulle ou une légende. Dès les années soixante, François Cavanna se spécialisa dans ce procédé, qui lui inspira une rubrique régulière dans Hara-Kiri [7]. C’est ainsi que Mona Lisa devint pour l’occasion une « femme faisant du vélo en lâchant les mains » (Hara-Kiri No.44).

Les dessinateurs de presse anglais sont particulièrement portés au détournement de tableaux des maîtres anciens. La référence culturelle leur permet d’aborder l’actualité sous un angle oblique, décalé. Dave Brown, notamment, s’en est fait une spécialité. Il publie ses images dans The Independent depuis 2004, et elles ont fait l’objet de plusieurs recueils sous le titre Rogue’s Gallery. Je n’en montrerai ici qu’un exemple : cette image représentant les présents Hollande et Obama valsant ensemble, ce qui épouvante David Cameron, le Premier ministre britannique. Il s’agit d’un détournement de la toile la plus célèbre du peintre victorien Alfred Elmore, On the Brink, qui représente une femme venant de perdre son argent au jeu.

Voici, de son compatriote Martin Rowson, qui officie au Guardian, un exemple de 2013 : cette figure composite fait allusion au tableau Monarch of the Glen, qui représente un cerf majestueux. Ici, le cervidé est constitué de David Cameron (déguisé en Little Lord Fauntleroy, un personnage de littérature enfantine mièvre et dont le costume est trop étriqué), Nick Clegg, son Vice-Premier ministre (figuré tel une marionnette en bois, style Pinocchio) et un gros chat allégorisant le « gros capitalisme », que Rowson utilise dans presque tous ses cartoons anti-Tory. En embuscade, à l’arrière-plan, on aperçoit Alex Salmond, dirigeant du SNP, le parti nationaliste écossais pro-indépendance, avec une vieille arme à feu rustique.

Je dois ces références au dessin de presse anglais à Brigitte Friand, qui me précise : « Ce cerf du Glen traîne partout et a été repris sous toutes ses formes et dans diverses variantes un nombre incalculable de fois. »

L’animation d’une scène statique, à la manière de Bosc ou de Coissard, est l’un des procédés qu’affectionnent les auteurs de bande dessinée, et nous aurons l’occasion d’en rencontrer d’autres modalités. Un autre procédé lui aussi récurrent est l’hybridation entre des figures caricaturales issues de l’industrie du divertissement et des scènes ou compositions classiques ayant un statut d’icônes.
Donald Duck jouit en Allemagne d’une popularité qui ne le cède en rien à celle de la Joconde. Rien d’étonnant si les peintres du groupe parodique InterDuck, qui revisite depuis 1982 toute l’histoire mondiale de l’art, se soient plu à les fusionner.
Dans un geste analogue, l’animateur canadien Bruce Simpson a revisité le Déjeuner sur l’herbe de Manet en remplaçant les quatre figures représentées par le peintre par Betty Boop, Popeye, Olive et Koko le clown (personnages d’Otto Messmer et des frères Fleisher).

Une variante du détournement par hybridation consiste à faire un amalgame entre deux œuvres du même artiste. Dans ce cartoon de Robert Mankoff, les Joueurs de carte de Cézanne ont échangé leurs cartes contre des pommes, un autre motif omniprésent dans la peinture du maître aixois.

Mais c’est, sans aucun doute, la Joconde qui détient le record des citations, détournements, parodies en tous genres. Mona Lisa a inspiré la verve des dessinateurs de presse et de bande dessinée, mais aussi bien l’inventivité des publicitaires et des plasticiens.
Le geste de Marcel Duchamp ajoutant des moustaches et une barbichette à une reproduction du portrait de Mona Lisa, et inscrivant au-dessous les lettres L.H.O.O.Q. − plaisanterie phonétique à connotation graveleuse −, est tellement légendaire qu’il peut être considéré comme l’emblème de la transgression parodique dans le domaine visuel. C’est un acte iconoclaste par excellence, dadaïste, qui s’apparente symboliquement au vandalisme [8]. Cette image était récemment encore accrochée sur la façade du Centre Pompidou, à Paris, pour annoncer l’exposition Duchamp.

Avant Duchamp, la Joconde avait déjà connu quelques avatars. En 1887, Eugène Bataille, dit Sapeck, membre du groupe des Incohérents, représentait dans Le Rire Mona Lisa fumant une pipe. Après Duchamp, ce sera une déferlante, et l’on verra (entre cent autres variations) Mona Lisa faisant un pied de nez, clignant de l’œil, jouant au poker, coiffée d’écouteurs, tenant un ours en peluche, ou transformée en bimbo blonde à forte poitrine. Tous les outrages, toutes les défigurations, toutes les recontextualisations peuvent être infligés à cette pauvre Joconde, d’autant mieux qu’elle est perçue comme « un signifiant flottant, une figure indécidable, un rébus [9] » gardant ses secrets. Malevitch l’utilise dès 1913 dans sa Nature morte avec Mona Lisa dans lequel un fragment déchiré de reproduction du tableau est barré d’un X ; l’artiste colombien Fernando Botero la peint à des âges différents (en commençant, en 1959, par Mona Lisa, age twelve) ; Robert Rauschenberg en juxtapose quatre versions maculées, barbouillées, sous le titre Pneumonia Lisa ; Romain Cieslewicz l’hybride avec Mao Tsé-toung ; le dessinateur de Mad Don Martin la représente grimaçante, atteinte de strabisme et de convulsions ; François Duong en fera une madone tenant dans ses bras un bébé ayant les traits de François Mitterrand ; Richard Rein l’imaginera en pleine séance de masturbation (« Un certain sourire », 1986).


Le « Jocond » de Philippe Geluck est un bel exemple d’hybridation. En donnant à Mona Lisa le visage de son célèbre Chat, le dessinateur belge signe une « parodie double, exerçant ses effets dans les deux sens et sur les deux parties : Mona Lisa est rendue ridicule parce qu’une tête outrageusement caricaturale s’est substituée à la sienne ; mais la prétention du Chat posant à la façon de la Joconde et affectant de rivaliser avec elle n’est pas moins risible, de sorte que les deux sont moqués indissociablement [10] ».

En réponse à l’art moderne

Si les dessinateurs ont exercé leur causticité et leur ironie sur des « cibles » empruntées à toutes les périodes de l’histoire de l’art, il est indéniable que l’aventure des avant-gardes et de l’art moderne a tout particulièrement excité leur verve, offrant à l’exercice de l’humour une matière privilégiée.
Quand ils se moquent des impasses ou des errements supposés de l’art moderne, les humoristes se font les porte-paroles des réactions d’incompréhension, de perplexité, de rejet, de colère, de scandale que les avant-gardes ont soulevées dans l’opinion. On peut même parler d’un sentiment de juste retour des choses : l’art moderne se moque de nous, nous ne nous priverons pas de nous moquer de lui !
On peut sans aucun doute dénoncer nombre de présentations caricaturales de l’art moderne ou contemporain comme poujadistes, déplorer qu’elles ne fassent, somme toute, que refléter et renforcer les préjugés d’un public peu averti. On peut aussi voir dans certaines postures iconoclastes l’expression du point de vue d’un art « dominé » (dans l’ordre des hiérarchies symboliques) adressant un pied de nez à l’art officiel.
Les choses sont pourtant plus ambivalentes qu’on ne pourrait le croire. Par la fréquence de leurs citations, de leurs détournements, les dessinateurs humoristes ont sans aucun doute contribué à rendre populaires certaines œuvres, certains artistes. Ils ont une part de responsabilité dans le fait que les montres molles de Dali, les sculptures trouées de Moore, les drippings de Pollock ont acquis un statut emblématique et se sont ancrés dans l’imaginaire collectif.
Mais la notoriété de ces trois productions peut elle-même être questionnée. On peut penser que si elles ont été aussi souvent citées par les dessinateurs, celles-là de préférence à d’autres, ce n’est pas tout à fait sans raison : ne peuvent-elles pas incarner, symboliquement, une certaine inanité prêtée à l’art contemporain ? Les montres amollies accuseraient un défaut de substance, les trous dans les sculptures de Moore seraient l’image même du vide, et les drippings la meilleure figuration de l’informe.

Par ailleurs, comme on le verra, cartoons et bandes dessinées n’ont pas toujours flatté les réactions instinctives du public, ils les ont aussi quelquefois raillées et ont trouvé dans la représentation de spectateurs incrédules, ignorants des choses de l’art, frappés de stupidité dans les deux sens du terme, l’inspiration de quelques-uns de leurs meilleurs gags.

En terre américaine, tout a vraiment commencé avec l’exposition de l’Armory Show, présentée à New York du 17 février au 15 mars 1913 dans une caserne d’infanterie, puis à Chicago et Boston. Cette manifestation de grande ampleur, qui réunissait quelque 1400 œuvres, présentait, pour la première fois aux Etats-Unis, les avancées de l’art européen : impressionnisme, post-impressionnisme, fauvisme, cubisme, sans oublier les sculptures (Rodin, Brancusi, Picasso, entre autres). Le clou en était le Nu descendant un escalier (seconde version) de Marcel Duchamp, toile d’inspiration cubiste, avec un corps fracturé, déshumanisé, et une palette proche du monochrome, qui, en rupture avec les représentations traditionnelles du nu et avec les attentes que suscitait son titre, suscita le scandale et l’hilarité des uns, l’admiration des autres. Un critique titra son article : « Explosion dans une briqueterie ». La toile trouvera un acheteur, de même que les trois autres tableaux présentés de Duchamp. Un dessin humoristique, dans l’esprit des Salons caricaturaux, rebaptisa la toile « The Rude descending a staircase » ‒ Rude (brut, vulgaire) à la place de Nude.

L’exposition de l’Armory Show changea à jamais le rapport des Américains à l’art. La presse américaine multiplia les comptes rendus sarcastiques, sous forme d’articles et de dessins, tout comme la presse anglaise l’avait fait lors de l’exposition futuriste de Londres, en 1912.
Dans les années qui suivent, on verra plusieurs des meilleurs auteurs de comic strips confronter leurs personnages aux formes de l’art moderne.
Mamma’s Angel Child, de M.T. “Penny” Ross, est une série qui fut distribuée pendant de 1907 à 1920. La planche la plus célèbre, datée 1916, envoie le « petit ange » cher à sa maman dans un cauchemar cubiste. La fillette visite, avec sa mère, l’atelier du fameux « Paul Vincent Cézanne Van Gogen Ganguin » (sic). Fatiguée, elle s’allonge sur un canapé et à peine a-t-elle fermé les yeux qu’elle est assaillie par d’étranges personnages cubiques. Une pluie colorée s’abat sur elle, la transformant en une sorte d’arc-en-ciel. Son guide dans le cubist land entreprend aussitôt de la peindre. Il se bande les yeux et jette un seau de peinture vers la toile, qui atterrit sur le modèle lui-même. L’enfant se réveille alors qu’elle semble sur le point de se dissoudre ou de se noyer dans la couleur. L’art moderne apparaît clairement ici comme intrinsèquement menaçant : le lieu d’une perte de repères, d’un vacillement de la raison, l’expression d’une humanité dénaturée.

Frank King, dans sa série Gasoline Alley, allait encore, dans les années trente, user du même stratagème en envoyant ses personnages, Walt et Squeezix, se promener dans le monde des gravures sur bois, de la peinture expressionniste ou des compositions géométriques tracées au compas. Cependant King porte un regard plus neutre sur les courants artistiques qu’il cite : l’exercice semble surtout l’intéresser du point de vue de l’expérimentation graphique. Il s’agit de confronter les codes de la bande dessinée avec des esthétiques venues d’ailleurs. Ses personnages vivent une aventure étrange mais ne se sentent pas menacés.
Fait exception à cette règle la planche dans laquelle les deux héros visitent une exposition. Walt observe : « Le modernisme me dépasse. Je détesterais vivre à l’endroit où cette peinture a été peinte. » La logique de la phrase demande qu’on y prête attention : il ne dit pas « un endroit qui ressemblerait à cette peinture » mais bien « à l’endroit où cette peinture a été peinte », ce qui relève d’une confusion entre la facture de la toile, sa forme, et le représenté. Frank King n’est pas suspect de se méprendre là-dessus. Sa naïveté est feinte. Ce que cette page nous dit, c’est que pour un auteur de bande dessinée, une image est toujours une fenêtre ouverte sur un monde habitable ou du moins visitable. En ce sens, tout endroit représenté existe pour de bon.

Le « détour » par la peinture moderne est un moyen de rappeler que la création d’univers est un privilège de l’auteur de bande dessinée. Walt et Squeezix se projettent dans la toile, mais elle n’est pas faite pour ça : « les montagnes ont l’air de crèmes renversées, les lacs donnent le mal de mer, les maisons sont toutes de travers, et finalement nos deux visiteurs, l’estomac retourné, s’éloignent vers l’horizon en laissant derrière eux des traînées multicolores [11] ». L’espace de la toile n’est pas un sas donnant accès à un monde habitable, mais seulement une surface recouverte de pigments ; aussi deviennent-ils pigments à leur tour.

C’est un peu la même logique, de préséance donnée au sujet, qu’exprime cette sunday page de Nancy dans laquelle la fillette et son ami Sluggo trouvent une solution pour consoler un peintre dont les toiles sont jugées insuffisamment réalistes. Pour les enfants, et pour les auteurs de bande dessinée de cette époque, une œuvre visuelle est d’abord une image. Ou, pour le dire dans les termes de Maurice Denis, elle est une femme nue, un cheval de bataille ou une quelconque anecdote, bien plus qu’une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées.

La mise en boîte de l’art moderne devient très rapidement, aux États-Unis, un topos du dessin humoristique comme de la bande dessinée de presse. On en trouvera des exemples à toutes les époques.
Dans la planche datée du 18 juillet 1948, le Petit Roi d’Otto Soglow manifeste, par toute une série de gestes éloquents, la perplexité et la consternation que lui inspirent les toiles du dénommé Ooof. Il tient l’artiste pour un fou, mais son « délire » plasticien s’explique in fine quand il apparaît que le peintre présente lui-même un corps impossible, aussi monstrueux que ceux qu’il représente.

Nancy, la petite fille boulotte et espiègle dessinée par Ernie Bushmiller, ne cessera, elle aussi, de se moquer de l’art moderne et contemporain (invariablement rebaptisé « abstract art », même quand il s’agit plutôt de toiles figuratives avec des déformations lointainement inspirées du cubisme). L’anthologie The Best of Nancy [12] en donne plusieurs exemples, parus entre 1964 et 1973. Dans sa naïveté, Nancy prend les toiles abstraites pour l’œuvre d’un enfant, car elle ne peut imaginer qu’il en aille autrement. Et elle pense être capable de faire elle-même aussi bien que ce que proposent les galeries, et pour beaucoup moins cher !


« Un enfant de six ans pourrait le faire ! », tel est précisément le titre choisi par la Tate Gallery de Londres, pour une exposition présentée en 1973 ayant pour titre Cartoons about Modern Art (A Child of six could do it !). Le catalogue offre un riche échantillon de dessins d’humour raillant les propositions de l’art moderne. Par exemple ce cartoon d’August Roeseler paru le 2 décembre 1898 dans les Fliegende Blätter : « PEINES ACCRUES. Décision de justice : “Je recommande que le criminel, pour rendre sa peine plus sévère, doive vivre avec des peintures modernes accrochées dans sa cellule” ». (Le dessin montre deux prisonniers partageant la même cellule, boulets aux pieds, avec des tableaux derrière eux.)

Ou ce cartoon de F.B. Opper, daté 1913 : quatre maîtres de l’art ancien, Hals, Reynolds, Rembrandt et Velasquez, s’enfuient en courant d’une exposition présentant « L’art du futur ». Citons encore ce dessin de Harrison, paru dans Punch le 17 juillet 1918, qui vante les mérites d’un épouvantail créé par « un cubiste éminent » : il est attesté que plus aucun oiseau n’ose s’aventurer dans les parages.
Ces trois premiers dessins peuvent être considérés comme des variations autour d’une même idée : en raison des déformations qu’il inflige au réel, l’art moderne est effrayant, voire cauchemardesque.
Une sunday page de Nancy dit la même chose : face à de la peinture moderne, le sentiment que l’on éprouve est analogue au mal de mer, au haut-le-cœur. C’est un art qui, littéralement, indispose.

Cette planche non datée de Polly and Her Pals, par Cliff Sterrett, en apporte elle aussi la confirmation : au sortir d’une exposition, Samuel Perkins, dit « Paw », se jette au cou de la première femme qui passe, trop heureux de constater que, dans la vraie vie, les femmes ne ressemblent pas aux représentations qu’en donnent les peintres modernes.

Autre idée reçue devenue un lieu commun du dessin d’humour : une œuvre d’art moderne pouvant se matérialiser sous n’importe quelle forme, le public peut se tromper quant à ce qui en relève et ce qui n’en relève pas. Sur ce thème, Otto Soglow a signé une séquence en trois dessins dans le New Yorker du 23 juillet 1955 : les visiteurs prennent le socle (encore vide) pour la statue même, et quand la sculpture intitulée « Mother and Child » vient y prendre place, ils semblent décontenancés et même déçus.
Dans un dessin de Charles Taylor, les visiteurs confondent la grille d’aération avec une œuvre. [13]

Ces deux lieux communs du dessin d’humour, que nous venons de dégager, renvoient vers les deux artistes les plus emblématiques de la modernité : d’un côté Picasso, de l’autre côté Duchamp.
La laideur est supposée caractériser la destruction systématique des formes chez le maître espagnol, et particulièrement ses atteintes au corps féminin, à partir des Demoiselles d’Avignon. Toute une tradition d’idéalisation du corps de la femme se trouve littéralement mise cul par-dessus tête au profit d’une vision déconstruite, anarchique, sauvage, flirtant parfois avec le grotesque, voire le monstrueux, une vision offensant la tradition, la pudeur et le bon goût. Aux premiers temps du cubisme, Picasso disait de la laideur qu’elle est « le signe de la lutte du créateur pour dire une chose nouvelle d’une façon nouvelle ».
Marcel Duchamp, de son côté, est l’homme par lequel n’importe quel objet manufacturé, usuel, a pu prétendre se voir élevé au rang d’œuvre d’art. C’est le triomphe du concept sur le métier. Dès lors, il est aisé d’imaginer que n’importe quel objet rencontré dans un musée, fût-il un socle, une grille d’aération ou un extincteur, puisse être soupçonné d’être un ready made. En 1961, Duchamp écrivait : « Il est un point que je veux établir très clairement, c’est que le choix de ces ready-made ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou de mauvais goût… en fait une anesthésie complète : il faut parvenir à quelque chose d’une indifférence telle que vous n’ayez pas d’émotion esthétique. »

Le cartoonist Alex Gregory, avec son chien qui, « en tant qu’artiste », se targue d’avoir le pouvoir de transformer un lampadaire, nous offre clairement une version décalée, triviale, de la logique de transsubstantiation qui est derrière le concept de ready made.

Quant à Jack Palmer, l’anti-héros de Pétillon, au sortir de la FIAC il ne fait plus la différence entre les toiles abstraites qu’il vient de contempler et le plan du métro parisien.

S’il faut prendre les cartoons et les bandes dessinées au sérieux, c’est parce qu’ils reflètent assez fidèlement les réactions qui ont été longtemps celles du grand public, les préjugés, les préventions instinctives, de l’homme de la rue. En d’autres termes, ces images documentent l’histoire de la réception de l’art moderne. Elles établissent clairement que Picasso d’un côté, Duchamp de l’autre, apparaissent comme les deux pointes du compas qui embrasse tout le spectre de l’art moderne et trace le périmètre de son aventure. La laideur et l’indifférence sont apparues aux yeux de beaucoup comme des mots d’ordre incarnant la négation même de l’idée d’art. Et ce « programme » a été reçu comme une provocation.

La satire visuelle trouvera encore une troisième source d’hilarité avec le surréalisme. Salvador Dali et ses montres molles, Magritte avec ses pommes, sa pipe, ses messieurs coiffés d’un melon, ont particulièrement inspiré les dessinateurs.

Le cartoon le plus célèbre est ici celui de Carl Rose : « A Surrealist family has the Neighbors in to Tea » (New Yorker, 1937), dessiné en réponse à l’exposition Fantastic Art, Dada, Surrealism présentée au MoMa fin 1936. Citons aussi ceux de Sam Gross (« Ah, c’est toi ») et de Paul Kinsella (« Surrealism next 4 Miles »).

Notre désormais vieille amie Nancy prend, elle, surréalisme dans une acception assez large. L’exposition qu’elle visite le 28 mars 1943 présente d’improbables assemblages ou accumulations d’objets du quotidien, sous des titres qui semblent témoigner d’une intention, sinon figurative, du moins allégorique. Nancy crée involontairement une œuvre de son cru, qu’un panneau-titre (Sunset, coucher de soleil) accrédite comme telle. A Child of six could do it : démonstration !

On peut, toutefois, remonter encore plus loin, jusqu’à l’impressionnisme. C’est un coucher de soleil, encore (à moins qu’il ne s’agisse d’un lever, en référence au fameux tableau de Monet d’où le mouvement a reçu son nom, Impression soleil levant, 1872), que Caran d’Ache avait pris pour sujet dans cette séquence de six dessins intitulée « Comment on fait un chef-d’œuvre ». Je citerai ce commentaire anonyme trouvé sur Internet [14] : « On voit un peintre inventant son [paysage sous le soleil] par la projection hasardeuse et glissante de la peinture sur la toile, tout cela devant le client (ou critique) qui doit se protéger avec un parapluie et qui finit maculé de peinture et le pied gauche dans le pot de couleur ! »

Ajoutons que le chien vomit dans la case 4 et finit constellé de taches, alors que le peintre, lui, reste indemne de toute salissure. Il s’agit du reste d’un autoportrait de Caran d’Ache, dont on peut noter qu’il a signé de son nom ce barbouillage.
Le dessinateur semble suggérer que les artistes de la modernité font fi du métier, qu’ils remplacent par des méthodes expéditives au résultat quelque peu aléatoire.

L’art contemporain, lui, ira plus loin, en rejetant les supports traditionnels de l’expression, la toile, les pigments, ou, dans le domaine de la sculpture, le marbre, la pierre, le plâtre, la terre. Aussi Boucq inventera-t-il, dans ce qui reste comme l’un de ses albums les plus drôles, Les Pionniers de l’aventure humaine (Casterman, 1984), le sculpteur sur viande. Un boucher qui, à ses moments perdus, s’adonne à l’art dans sa chambre frigorifique. Et d’expliquer à un étudiant en art qui ne paraît pas plus étonné que cela : « Plusieurs périodes ont jalonné mon évolution : j’ai eu une période boudin, une période contre-filet ; j’ai même eu une période mystique où j’ai refait la Pietà de Michel-Ange tout en roelle de lard. » À chacun de juger si c’est de l’art ou du cochon.

La mise en boîte du public

Je l’ai dit, le public, ses attitudes devant l’œuvre d’art, sa « stupidité », est tout autant la cible des satiristes que les œuvres elles-mêmes.
La chose est explicite sur le texte de quatrième de couverture d’un recueil de cartoons de Loup, L’Art comptant pour rien (Le Cherche-midi, 2003 et 2013) : on y annonce des « croquis pleins de malice dénonçant, ça et là, les dérives des artistes ou l’incompréhension du public » (souligné par moi). Les dessins de Loup mettent en boîte Léonard (l’inévitable Joconde), Ingres (le Bain turc), Michel-Ange (la Sixtine), les grandes figures de l’art moderne et contemporain (Bacon, Fontana, Dubuffet, Buren, Soulages, Klein, Warhol…) et… les peintres du dimanche.
Soit deux images prélevées dans ce recueil, qui stigmatisent l’aveuglement du public peu averti : sur la première, un visiteur se prépare à uriner dans ce que l’on suppose être la Fontaine de Duchamp ; sur la seconde, les touristes photographient l’ouvrier qui peint au sol les bandes d’un passage piéton, à côté des colonnes de Buren, qu’ils doivent supposer être de la même main.

Caran d’Ache, dans une planche intitulée « L’homme et la peinture » (Le Figaro, 19 avril 1897), posait cette pertinente question : « En vertu de quel phénomène l’homme admire-t-il la représentation peinte d’un melon, des pommes, des fleurs des champs, d’un mouton, au milieu d’un pâturage verdoyant, d’une vache dans un riant paysage, pourquoi s’attendrit-il devant un chemineau peint, alors qu’il ne daigne même pas regarder, quand ils sont vrais, ni le riant paysage, ni les pommes, ni les fleurs de champs, ni la vache, ni le melon… et encore moins le chemineau ?... »
Le dessinateur français fin de siècle posait en principe que ce qui nous est proposé comme œuvre de l’art suscite, ipso facto, notre admiration. Barney Tobey, lui, paraît en douter : ses deux dames en manteau de fourrure qui, visitant un musée, n’ont d’autre repère que l’extincteur pour savoir si elles ont déjà parcouru telle salle, font preuve d’une remarquable indifférence aux œuvres.

On pourrait penser que les copistes sont des personnes plus averties. Mais plusieurs cartoons érigent au contraire le copiste en type même du béotien qui ne comprend pas le principe même de l’œuvre qu’il prétend dupliquer. Ainsi ce dessin d’Harry Bliss : copier un Pollock n’est pas seulement mission impossible, c’est surtout une ambition absurde.

Ou cet autre dessin, de William O’Brian. Pour peindre un monochrome noir, il n’y a pas véritablement besoin d’un modèle ; et dans le cas d’espèce, le changement de dimensions, qui prive l’œuvre de sa monumentalité, signe la mécompréhension de la copiste.

J’ai régulièrement convoqué ici la figure de Nancy, la petite héroïne de Bushmiller, qui peut apparaître comme un véritable concentré de tous les préjugés à l’encontre de l’art moderne. Sa naïveté, son ignorance des choses de l’art pouvaient être mises au compte de son jeune âge. Mais j’aurais pu tout aussi bien prendre un autre héros populaire de la page des newspaper strips, je veux parler du Petit Roi d’Otto Soglow. Nous l’avons rencontré une fois déjà, mais les épisodes abondent dans lesquels le souverain témoigne d’une si complète indifférence à l’art ‒ ainsi, d’ailleurs, qu’à toute activité intellectuelle ‒ qu’elle confine à la provocation. En voici quelques exemples. Dans la planche du 9 novembre 1941, il choisit de donner un prix à l’enseigne « No Smoking » plutôt qu’à n’importe laquelle des œuvres soumises à son jugement. Le 25 janvier 1953, il montre qu’il préfère les danseuses et les actrices à la peinture. Le 8 février de la même année, alors que tout le royaume semble pris d’une frénésie de production picturale, sommé de prendre les pinceaux à son tour, il entreprend de repeindre… la cheminée du château !

S’il est un trait par lequel notre Little King paraît en avance sur son époque, c’est sa dilection pour l’art du tatouage. Deux planches au moins en témoignent : l’une, dans laquelle il quitte l’exposition royale d’art moderne pour aller admirer, dans quelque baraque foraine, un homme intégralement tatoué ; l’autre, où il choisit parmi les œuvres du musée royal des Beaux-Arts l’œuvre qu’il entend se faire tatouer sur le torse.
Le roi n’est donc pas plus averti que la fillette. Sous bien des aspects, il se comporte du reste comme s’il n’était pas sorti de l’enfance ‒ âge dont le rapproche sa petite taille. Par ailleurs, le Petit Roi vit dans une sorte de château médiéval, ce qui en fait un personnage anachronique, d’un autre temps (surtout aux yeux des Américains qui n’ont pas connu de monarchie). La confrontation du monarque avec l’art moderne se laisse donc aussi lire comme un choc entre deux époques et, partant, deux sensibilités. Reste que c’est d’un chef d’État dont nous parlons, censé être plus éclairé que son peuple. Le fait de le désigner comme réfractaire aux choses de l’art peut, dès lors, être interprété comme une autorisation à ne rien y comprendre, un encouragement à l’ignorance et au poujadisme anti-artistique.
Un autre souverain de pacotille, le Prince Riri, de Willy Vandersteen, se révèle, à titre personnel, plus intéressé par les choses de l’art, mais le dessinateur flamand ne montre pas moins, tout au long de la série, que le modernisme ne lui inspire que moquerie.

Vers un changement d’attitude

La plupart des exemples convoqués jusqu’ici sont déjà anciens. Ce sont les produits d’une époque où certaines tendances de l’art moderne pouvaient encore scandaliser le bourgeois et où, d’autre part, la bande dessinée occupait le dernier rang dans l’ordre des légitimités culturelles. Il lui arrivait, du reste, de s’amuser de son statut de dominé. En 1970, soit trois ans après la grande exposition parisienne Bande dessinée et Figuration narrative, en plein essor de la bédéphilie militante et alors qu’Astérix est reconnu comme un phénomène de société, le dessinateur belge Verli publiait dans Pilote une histoire courte au titre claquant comme un manifeste : « La BD est un art ! » (Pilote No.543, 2 avril 1970, pp. 50-53). Non sans humour, il imagine qu’est arrivé le temps où la « littérature d’art graphique » (allusion transparente au CELEG, ou Centre d’Étude des Littératures d’Expression Graphique) occupe le sommet de la hiérarchie artistique ; non sans clairvoyance, il anticipe le moment où les incunables du neuvième art deviendront objets de spéculation et atteindront des sommes considérables dans les ventes aux enchères ; et celui, pour l’heure encore improbable, où les dessins de bande dessinée remplaceront les toiles de maîtres dans les musées.

Près d’un demi-siècle plus tard, la bande dessinée a connu des évolutions spectaculaires et son statut n’est plus le même.
Dès lors, son rapport à l’art a changé. Le troisième volet de cette étude s’intéressera aux convergences entres la démarche de certains auteurs de bande dessinée et celle des plasticiens. Pour aujourd’hui, nous observerons simplement que le point de vue des dessinateurs sur l’art s’est déplacé. Naguère encore, la BD moquait ou vilipendait l’art moderne ; maintenant, ce sont les réactions d’hostilité face à l’art moderne qu’elle stigmatise, comme le montre avec éclat Blutch, dans les récits consacrés à son presque-homonyme Blotch.

Devant les « barbouillages » de Miró, Blotch juge qu’ils ne sont « même pas dignes d’un chimpanzé ». Dans une autre scène, il assure que le surréalisme, « c’est même pas assez bon pour se torcher avec… ». Et il fraternise avec le poète Saint-Chamoux, qui compare l’art moderne aux dessins d’aliénés. Blutch dépeint, avec une réjouissante férocité, la lutte des partisans du conservatisme artistique face aux représentants des avant-gardes. « Le cubisme, l’expressionnisme, l’art abstrait, le dadaïsme, le surréalisme (pour ne citer qu’eux) sont autant de visages de l’horreur pour tous les Blotch attachés à une conception figée du “vrai beau” [15] ». Naturellement, cet « ami des belles choses » étend son opprobre à toutes les nouvelles formes d’art : le jazz est à ses oreilles une musique de sauvages, qui s’apparente à des « orgies tribales dissonantes », et le cinématographe « incite à la paresse intellectuelle et morale ».
Les jugements hostiles à l’art moderne ne sont plus ici le fait d’une innocente fillette ou d’un monarque débonnaire. Réactionnaire, veule, lâche, intrigant, menteur, plagiaire, goujat, poseur, bouffi de prétention et méchant, Blotch est un personnage irrécupérable, absolument et irrémédiablement détestable. Etre détesté par Blotch est donc un titre de gloire. Ce que son personnage exècre, il faut comprendre que Blutch l’admire (sa passion pour le jazz n’est du reste pas un secret).

Désormais les peintres, sculpteurs, plasticiens, sont fréquemment cités dans la bande dessinée. Il ne s’agit plus de désigner « l’art moderne » comme tel, pour le railler, mais de convoquer telle ou telle œuvre singulière, sur le mode de l’hommage, de l’intericonicité respectueuse.
Les exemples sont surabondants et je n’en proposerai ici qu’un échantillon forcément très restreint. Voici « Nighthawks », d’Edward Hopper (1942), cité dans Batman, Year One, de Miller et Mazzucchelli (1988), les « Trois âges de la vie » de Klimt (1905), revisités par Mack David dans Daredevil (2010), et la série du « Big Splash », de David Hockney, qui s’invite dans Barney et la note bleue, de Loustal et Paringaux (1987). Chantre des grands espaces, Cosey n’est pas insensible au land art. Dans Neal et Sylvester (1983, une aventure de Jonathan), il invente un artiste dont l’intervention, qui magnifie le paysage, rappelle, de toute évidence, le travail d’un Christo, et plus particulièrement sa running fence de près de 40 km installée en Californie au milieu des années 70. Pichard et Wolinski recyclent habilement, dans Paulette (1975), le thème mythologique de Suzanne au bain. Et quand Hergé introduit un tableau de Serge Poliakoff dans l’appartement mis à la disposition de ses héros par le régime de Tapiocapolis (Tintin et Les Picaros, 1976), c’est une toile dont l’original figure dans sa propre collection.

Ajoutons à ce petit florilège une citation qui présente la particularité d’être plus dissimulée et de pouvoir ainsi passer inaperçue aux yeux des lecteurs peu avertis. En effet, il faut un œil pénétrant ‒ si j’ose utiliser cet adjectif ‒ pour remarquer la variation inattendue sur l’Origine du monde, de Courbet, que propose Michel Plessix à la vingt-troisième planche du premier tome du Vent dans les saules (Le Bois sauvage, 1996). On ne s’attend certes pas à rencontrer ce tableau scandaleux dans une bande dessinée destinée à l’enfance. Mais le paysage d’automne que traverse Taupe laisse bel et bien apparaître un torse de femme, avec un entre-cuisses fendu surmonté d’un buisson. Et le lecteur peut alors apprécier le message subliminal encrypté dans un texte d’apparence anodine : « Il n’avait jamais vu la campagne ainsi... Il avait l’impression de découvrir l’essence des choses... Les vallons, les taillis, jusqu’ici si secrets, lui offraient alors leur intimité la plus cachée… »

Melinda Gebbie et Alan Moore ont fait de leur bande dessinée pornographique Lost Girls (en France : Filles perdues, Delcourt, 2008) une véritable traversée d’univers graphiques différents. Les références à des maîtres de l’érotisme abondent, de Mucha (pour le côté décoratif) à Egon Schiele (pour le côté morbide) en passant par Franz von Bayros (pour le côté décadent).

Le maître de l’érotisme en bandes dessinées, l’Italien Guido Crepax, avait ouvert la voie. Dans son œuvre la plus emblématique, la saga de Valentina, il ne cesse de se confronter avec la littérature, la musique, le cinéma, l’architecture, la peinture et le design. Pour évoquer la façon dont il convoqua dans son œuvre les artistes qu’il admirait, je montrerai trois exemples : une case qui reprend assez fidèlement le célèbre tableau de Goya représentant la fusillade du « Tres de Mayo » ; Valentina en dialogue avec les sculptures de Moore et avec la peinture de Kandinsky ; enfin sa planche sans doute la plus célèbre dans cette veine, qui s’inspire des « anthropométries » créées par Yves Klein à partir de 1960, c’est-à-dire de son recours à des « pinceaux vivants », des femmes nues s’enduisant le corps de couleur bleue.

On peut observer que la couverture d’un album ou d’un magazine est un lieu privilégié pour la citation iconique. D’abord il s’agit d’une image hors texte, qui, parce qu’elle se présente de façon isolée et dans un format supérieur à celui des vignettes du récit qu’elle a pour fonction d’introduire, produit un « effet tableau » (pour reprendre des termes bien connus de Benoît Peeters). Ensuite, la citation, et l’effet de familiarité, de connivence culturelle qu’elle induit, attirent l’attention du lecteur potentiel, dont on suppose qu’il aura envie de découvrir ce qui se cache derrière cet emprunt. Enfin, la couverture est souvent investie par l’artiste sur un mode plus pictural que ses planches : les peintures acryliques, par exemple, sont fréquentes, même quand l’intérieur du livre est dessinée au trait, en noir et blanc.


Pour toutes ces raisons, on ne compte plus les couvertures d’albums ou de revues de bande dessinée qui font signe vers des œuvres comptant parmi les plus populaires, les plus reconnaissables, de l’histoire de l’art. Deux exemples : Gilbert Shelton recyclant, en 2008, la « Liberté guidant le peuple » de Delacroix pour annoncer un récit dans lequel les Fabulous Furry Freak Brothers participent à une manifestation hippie contre la guerre nucléaire, et un fumetti italien, de la série Dylan Dog éditée par Sergio Bonelli, où le dessinateur Angelo Stano s’approprie le « Cri » de Munch (1999) [16].

Le dessinateur contemporain qui a, plus qu’aucun autre, institutionnalisé l’usage de la citation intericonique est certainement Patrick McDonnell, l’auteur de Mutts, ce strip poétique et inventif, publié depuis 1994, sur l’amitié entre un chien et un chat, Earl et Mooch.
Pour nombre de newspaper strips, la vignette titre de la page du dimanche constitue ce que l’on appelle un « throwaway panel » parce que les journaux peuvent choisir de ne pas la passer, en fonction de la place qu’ils veulent bien accorder aux comics. En général, cette vignette est immuable, répétée d’épisode en épisode. Patrick McDonnell, lui, choisit de la renouveler chaque dimanche, et il s’en sert pour rendre hommage à toutes les images qu’il a absorbées au cours des années et gardées en mémoire : tableaux, bandes dessinées, posters, couvertures de disques, illustrations de magazines, livres pour enfants, publicité, sans distinction ni hiérarchie.

Je vous en propose un petit échantillon. Tout d’abord trois peintures ayant acquis, au sein de l’histoire de l’art américain, le statut d’icônes : le portrait de la mère de l’artiste, par James Whistler, dont le titre officiel est « Arrangement en gris et noir » (1871), « American Gothic », de Grant Wood (1930) et « Nighthawks », d’Edward Hopper (1942). Ces trois tableaux comptent parmi les plus parodiés dans la culture populaire américaine, mais McDonnell, lui, n’a aucune intention moqueuse. Il se contente de remplacer les figures humaines par ses propres personnages. Son strip se laisse ainsi contaminer par le grand art, il dialogue avec lui, attestant de l’érosion des frontières entre la pop culture et les arts réputés majeurs. Mc Donnell cite également Vermeer, ou Matisse, ou une peinture de Andy Warhol qui elle-même célébrait un héros des funnies, j’ai nommé Popeye ; et il détourne aussi bien la célèbre pochette d’un disque de Jimi Hendrix, la légendaire couverture d’Action Comics No.1, qui vit naître Superman, ou une non moins fameuse couverture de Robert Crumb.

Son appropriation de Mondrian, dans le strip du 12 mai 2013, est sans doute la plus intéressante. Ce n’est pas ici la vignette titre, c’est le strip tout entier qui coïncide avec un arrangement de surfaces colorées quadrangulaires à la manière du peintre néerlandais, chaque surface coïncidant avec une vignette. Earl et Mooch entreprennent une visite guidée de ce strip nouveau genre, dont ils trouvent le design « intéressant ». Le titre, « Panel discussion » a un double sens, signifiant à la fois table ronde et discussion sur la vignette, le panel.

Pour terminer cette première conférence, je voudrais revenir sur le processus que j’ai appelé tout à l’heure « animation d’une scène statique ». Face à des images autosuffisantes comme le sont les tableaux, la bande dessinée se plaît tout particulièrement à les engager dans un processus d’animation, de métamorphose. « Les dessinateurs cherchent très souvent à réduire cette fracture [entre la case « citante » instable et la case « citée » inanimée]. Comme s’ils voulaient venir à bout d’une icône qui résiste… », écrivions-nous naguère, Thierry Smolderen et moi-même, dans un article intitulé « Tableaux vivants ».
Cela peut prendre une forme iconoclaste et brève, qui consiste à crever la toile. L’image du personnage dont la tête vient percer la surface d’une toile et surgit de l’autre côté est un topos visuel dont la BD offre maints exemples. Souvent la toile représentait déjà un portrait, et il s’agit donc de remplacer un visage inanimé par un visage vivant, expressif, parlant. Pour rester en compagnie d’artistes déjà cités, en voici un exemple chez Ernie Bushmiller, le « père » de Nancy, et un autre dans le Prince Riri de Vandersteen. L’occurrence la plus fameuse est bien entendu l’image du Secret de la Licorne où Haddock, en conclusion d’une séquence de douze pages au cours desquelles il a fait revivre son ancêtre, coiffé de son chapeau, son sabre d’abordage à la main, refaisant ses gestes, revivant les épreuves qu’il a traversées, pousse l’identification jusqu’à percer le portrait de ce glorieux aïeul et y substituer son propre visage !

L’autre forme canonique de l’animation d’une image consiste à y pénétrer par quelque enchantement et, à la manière dont Walt et Squeezix exploraient le monde reconfiguré par les yeux d’un peintre moderne, se projeter dans l’univers suggéré pour lui donner pleine consistance.
Le cas le plus connu est ici celui du Fantôme espagnol de Willy Vandersteen. Bob, Bobette et Lambique contemplaient les « Noces villageoises » de Breughel ; comme pour punir Lambique de ses propos dépréciatifs, un gamin représenté au premier plan de la toile lui envoyait son écuelle de pape au riz à la figure, faisant ainsi voler en éclat le fossé conventionnel entre l’animé et l’inanimé, la représentation en deux dimensions et la « réalité ». Peu après, les trois héros pénétreront à leur tour dans le tableau et se retrouveront en plein XVIe siècle, où leurs aventures se poursuivront pendant 69 semaines. Le tableau de Breughel constituait véritablement le seuil de l’aventure, véritable fenêtre ouvrant sur autre espace-temps.

De même, Edouard, le héros d’un récit de Pichard et Andrevon, passant devant une reproduction du « Bain turc » d’Ingres, se fait apostropher par les voluptueuses courtisanes et pénètre, un pied après l’autre, dans l’image [17]. Ce sera le début de son périple à travers toute l’œuvre picturale du maître de Montauban. (On notera que ses odalisques fument et disposent d’un poste de télévision.)
J’ai récemment, dans une étude sur Krazy Kat, étudié les formes spécifiques que ce processus d’animation a pris dans le chef-d’œuvre d’Herriman, et je me permettrai ici d’y renvoyer [18].

Herriman œuvrait à une époque où, nous l’avons observé d’abondance aujourd’hui, la bande dessinée entretenait presque toujours, à l’instar du dessin de presse, un rapport critique et railleur aux manifestations contemporaines de l’art. Krazy Kat échappe à ce tropisme, d’abord parce que le petit théâtre qu’il propose est atemporel, ensuite parce que Herriman se sert du détour par l’art pour interroger, sur le mode réflexif, les moyens propres de la bande dessinée.
Nous verrons dans les deux prochaines séances de ce cycle que bande dessinée et monde de l’art ont finalement cessé de se regarder avec suspicion, pour se rapprocher et se féconder mutuellement.

Thierry Groensteen

[1] En certains de ses développements, cette conférence reprend, mais avec quantité d’exemples nouveaux, des passages de mon essai Parodies : la bande dessinée au second degré, Skira Flammarion, 2010.

[2] Voir Thierry Chabanne, Les Salons caricaturaux, « Dossier du musée d’Orsay » No.41, Paris, RMN, 1990.

[3] Cf. L’Illustration, 1847.

[4] Thierry Chabanne, Les Salons caricaturaux, op. cit., p. 31.

[5] Et c’est à dessein que, dans ce premier volet de notre étude, bande dessinée et dessin d’humour seront traités de façon indifférenciée, comme deux expressions d’une même posture vis-à-vis de l’art.

[6] Cf. mon commentaire dans Bande dessinée et narration, PUF, 2012, p. 26.

[7] Voir le recueil Traits d’humour sur toiles de maîtres (Denoël, 1990).

[8] L’œuvre existe en deux versions : la première date de 1919 ; la deuxième de 1930.

[9] Pour citer Michel Thévoz dans Mona Lisa : un certain sourire. Anthologie d’une obsession, Université de Lausanne, 1992, p. 8.

[10] Thierry Groensteen, Parodies : la bande dessinée au second degré, op.cit., p. 15.

[11] Thierry Groensteen et Thierry Smolderen, « Tableaux vivants », Les Cahiers de la bande dessinée, No.68, mars-avril 1986, pp. 91-97.

[12] Comicana Books, Wilton, Connecticut, 1988. Cf. en particulier les pages 205-206.

[13] Ce cartoon figure dans le volume sur Le Monde de l’art (une sélection de dessins par Robert Mankoff, Maxima, Paris, 2006), qui fait partie de la série des recueils thématiques de dessins parus dans le New Yorker.

[14] liaudetlithographies.blogspot.fr

[15] Cf. mon article « Blotch face à ses dess(e)ins », publié en ligne sur NeuvièmeArt2.0. URL :blotch face à ses dess(e)ins

[16] J’emprunte ces deux exemples à la récente étude de Luis Gasca et Asier Mensuro, La Pintura en El Comic, Madrid : Cátedra, “Signo e Imagen”, 2014.

[17] Cf. Pichard et Andrevon, Edouard – La Réserve, éd. du Square, 1978.

[18] « Le Kat entre l’art et la vie », en ligne sur le site de la revue NeuvièmeArt2.0, dossier Herriman. URL : le kat entre l’art et la vie