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les desseins du dessin selon le docteur festus

Pierre Sterckx

[Janvier 1996]

Serge Daney avait coutume de dire que lorsqu’il allait au cinéma, il écrivait des romans imaginaires, tandis que lorsqu’il lisait des livres, il en faisait son cinéma, Je prendrai ce parti, et parlerai [1] du dessin de Töpffer en partant d’un de ses récits littéraires, Voyages et aventures du Docteur Festus, paru dans une édition confidentielle en 1833, puis réédité en 1840, avec des illustrations additionnelles [2], mais surtout en même temps qu’une histoire en estampes autographiée dotée du même titre.

En partant du roman pour arriver à la bande dessinée (sans considérer quelle version jouit d’une antériorité par rapport à l’autre), on verra que l’écriture de Töpffer, c’est déjà du visuel en surgissement constant. Elle est faite de croquis cinématiques, au point que l’on croirait voir en la parcourant à toute vitesse les séquences les plus échevelées de Chaplin ou de Keaton. Un homme qui écrivait comme cela ne pouvait plus dessiner à la façon des maîtres anciens. Son art était plus proche du photogramme et du cinématographe que de Raphaël. Il œuvra au nouveau carrefour médiatique qui s’esquissa dès le début du XIXe siècle et il en fut l’un des tout premiers pionniers visionnaires.

Je ne suis pas sûr que le dessin de Töpffer, du fait de son audace d’éclaireur et de novateur, puisse faire l’objet d’une délectation, comme le permettront les graphismes des maîtres de la bande dessinée, arrivée à maturité après 1900. Mais oserait-on lui reprocher de surcharger parfois ses fonds au point d’y noyer ses figures, ou de manquer de force dans le trait, alors qu’il fut le tout premier à s’aventurer dans la terra incognita d’un nouveau dessein du dessin…

Catastrophes dénombrables et grouillements chiffrés

L’un des personnages des Voyages et aventures du Docteur Festus, un certain Milord anglais, est le théâtre, sur son propre corps, d’une étrange migration : « Alors il se souvint de la fourmilière, et comme il était arrivé au bord du grand canal il forma le projet de s’y baigner pour noyer les fourmis. » Jusqu’ici, rien que de très normal et classique. Ce qui grouille dérange, et ce qui dérange en grouillant doit être éliminé sans compter. « Allez souffrir ailleurs », disait Henri de Montherlant en compissant des fourmis. Mais le récit de Töpffer prend une toute autre tournure : « S’étant déshabillé au pied d’un saule, il se trouva couvert de soixante-trois mille fourmis ; dont treize mille huit cent vingt-neuf portant leurs œufs, et les autres des brins de paille, à dessein de former une société nouvelle dans le local de son individu. » Ainsi, ce grouillement était programmé. Ce qui s’était manifesté comme une errance parasitaire, un chatouillement épidermique sans lendemain, se révèle habité par un programme de société ! L’on ne pouvait mieux dire que tout scénario (et la vie en est un !) comporte deux axes, l’un orienté en lignes dures vers un but, l’autre animé par le hasard et l’improvisation [3]. Une partie des fourmis portent des œufs, voilà un programme, l’autre partie transporte des fétus, voici peut-être la dérive.

Mais le plus étonnant, dans ce texte, reste à coup sûr le dénombrement des insectes, à une unité près. À tout moment, de telles précisions sont pieusement détaillées par le narrateur. Dans les passages les plus ébouriffants, au moment où les culbutes sont à leur intensité et à leur vitesse maximales, le lecteur est invité à faire le compte de ce que nous appellerons les catastrophes töpffériennes : « … après quoi ils saccagèrent les vignes et enlevèrent onze cochons, dont deux truies pleines… Ces querelles durèrent neuf ans… » ou encore : « … les savants baillent, plusieurs toussent, et cinquante-deux éternuent dans leurs jabots », et ceci, qui ajoute à la précision des nombres celle de l’arpentage de la géométrie : « Le docteur Festus, lancé par la tangente, traversa un vol de corbeaux criards, dont soixante-huit, culbutés par le choc, vinrent tomber sur le champ de Jean Renaud, l’arpenteur assermenté, au moment où il triangulait son propre champ… » Comme si le poudroiement, l’essaimage, l’incalculable dispersion des choses, s’étant emparés de l’histoire, obligeaient par compensation, en contrepoids, et pour éviter la mort immédiate de tout récit, à une extrême précision numérique. Töpffer introduit de la sorte, et d’une façon moléculaire, microscopique même, ce que l’on appellera après lui le fantastique moderne. Chez Poe, avec Jules Verne ou Hergé, dans la science-fiction, on sait en effet, quand l’imagination se débride, que plus elle prend des risques avec le réel ou avec le vraisemblable, mieux elle doit se documenter et accumuler preuves, mesures et raisons. Les effets de réel sont rendus scientifiques par nécessité, pour propulser mieux encore les moteurs de l’imaginaire.

Saccager, éternuer, chuter, telles sont les actions marquantes des épisodes de Festus. On peut leur ajouter d’autres verbes, aimés de Töpffer, et dont la dynamique induit le désordre, comme frapper, dérober, s’évanouir, girer, exploser, jaillir, galoper, briser, etc. Dans tous les cas, soyez assuré que le narrateur introduira quelque syllogisme à prétention mathématique dans les moments sismiques de son récit où de tels verbes sont en action. Il s’agit donc bien d’une démarche « catastrophique », selon la terminologie fondée par René Thom [4], en ce sens que la Théorie des Catastrophes se propose d’étudier particulièrement les phases transitoires des états de la matière et d’y tenter de mathématiser, au moyen de constructions simples et robustes, les turbulences des nuages de points en apparence in(dé)chiffrables.

Un nouveau Temps : pour quel Espace ?

Une petite intrusion dans le domaine des sciences, et de la pensée philosophique dans la mesure où elle s’en approche, n’est pas un détour imposé arbitrairement à cette lecture. Töpffer lui-même en fut préoccupé. Lorsqu’il écrit, toujours dans les Voyages et aventures de ce Docteur Festus, qui est bien évidemment une parodie verbale du docteur Faust : « … et au lieu de partir, avec Descartes, de l’axiome : Je sens, donc j’existe ; il partait de ce principe : Je suis dans le comble d’un moulin à vent, donc je ne suis pas chez moi ; et cependant je rêve que je suis dans le comble d’un moulin à vent ; donc il n’est pas prouvé que je sois dans le comble d’un moulin à vent ». Ce passage développe, d’une manière étourdissante d’humour, de connaissance et de vitesse, toute l’évolution de la pensée depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Ah ! comme tout était simple lorsque, avec Newton, on pouvait croire que, connaissant l’état d’un système physique (positions des choses et vitesses) à un instant donné (initial), on pouvait déduire l’état de ce système à tout instant. Le monde était une mécanique dont les forces étaient déterminées, même à grande distance. Mais Töpffer plaque insolemment le sensualisme de Diderot sur le cogito cartésien. Quelle impertinence, en 1830 ! Dans le dédale de ce nouvel espace-temps, on pourrait presque deviner les prémisses de la physique quantique, pour laquelle, on le sait, l’identification d’une forme et d’une force se fait au détriment du déterminisme classique. En effet, le calcul, pour Töpffer, est incapable d’envisager à la fois les vitesses et les positions. Le calcul est proliférant, comme tout le reste.

Festus rêve qu’il rêve. C’est en vain qu’il tente de récapituler ce qui lui est arrivé. Une catastrophe, selon l’étymologie, c’est l’action de tourner, se tourmenter, se bouleverser depuis le haut vers le bas. La successivité chère aux classiques n’y a plus cours. Tout s’y joue par irrévérence et pétarades. « Il arrivait à douter de son sens intime », dit encore Töpffer, comme si le héros, pas plus que son auteur, ne pouvait nous aider à le positionner et à le connaître. Les personnages qui peuplent la sarabande du Docteur Festus sont donc des corpuscules sans intériorité. L’on n’y a guère le temps d’y faire de la psychologie introspective. Ce sont des Pim, Pam, Poum, des Zig et Puce, des Little Nemo, des Tintin, des Gaston. Ce qui importe, c’est ce qu’ils font et ce qui leur arrive. Pour la psychologie, on verra plus tard. Leurs vitesses et leurs accidents de parcours sont les valeurs indicielles de leurs comportements. Ils se comportent, voilà tout.

Le récit de Töpffer est, dans ce domaine, que l’on pourrait appeler celui du pur devenir, d’une audace rare. Fuir, c’est devenir ! Même les séquences les plus riches en nonsense de Lewis Carroll, son contemporain à vingt années près (Alice fut créée en 1862) semblent des monuments de symbolique et de complexité psychique si on les compare aux dérapades effrénées où se perd Festus. Par exemple : « Milord tomba sur la cruche, la cassa et s’assit dans l’eau ; d’où il contracta un rhume aigu, dont il ne guérit bien que sept années après, en chassant le tigre au Bengale pour se faire transpirer. » Ce devenir n’est pas à comprendre comme une fuite hors du réel, une sorte de dérobade sans consistance, quelque chose comme l’esquisse du pire des automatismes du Surréalisme. Au contraire, quelles qu’en soient les ramifications insensées, le devenir töpfferien est réel, bien plus réel que les filiations et causalités désirées et fabriquées par les romanciers de son temps. C’est un devenir totalement immanent, et donc directement connecté à l’animal.
Lorsqu’il songe à partir en voyage, Festus hésite : prendra-t-il sa jument, choisira-t-il son âne ? Il partira sur le mulet qu’ils engendrèrent pendant ce temps de réflexion. Or, l’animal n’opère jamais par dégradation de l’ordre mythique, ni par approfondissement de l’ordre psychologique. Ce mulet torturé par un taon inaugure la folle course de Festus, Il en est le dynamisme irréductible. Ce qu’il produit, c’est du mouvement, c’est-à-dire une ligne de fuite en laquelle il s’investit totalement [5].

Tout ceci nous ramène au dessin, et permet de comprendre comment Töpffer traite le corps humain (ne parlons pas encore du visage). Souvent, une certaine obscénité se fait jour en ses récits. Le corps n’est pas noble. C’est une bête. À tout moment des pulsions peuvent s’y manifester qui bouleversent la raison, la permanence, la continuité, la morale. Dessiner ce corps, c’est ipso facto acter son animalité brutalement conviviale, depuis longtemps refoulée par la culture européenne. Töpffer décrit le corps comme comportement basique. L’anus y joue un rôle aussi important que le cerveau. En conséquence, dessin et récit heurtent de plein fouet la représentation morale du corps occidental. Quelque chose de Rabelais y refait surface, quelque chose de Gaston Lagaffe y germe.

Entre Reiser et l’Art conceptuel

Töpffer nous indique, et la bande dessinée ne cessera de le répéter après lui, que nous devons cesser de vouloir configurer le temps comme le tentèrent les classiques. Ceux-ci songeaient à un temps substantiel et expansif. Or, les technologies, la science et l’art nous ont plongés aujourd’hui en un temps accidentel et intensif. Ce sont les changements de vitesse qui y déterminent la représentation. Au gré des aventures de Festus, et sous des dehors météoriques, c’est l’éclairage nouveau de l’être humain qui se lève, son pur devenir imperceptible et foudroyant. Là où la vitesse atteint un tel niveau qu’elle équivaut à la stupeur d’être et de voir. Dessiner cela, c’est tracer vite, c’est enregistrer des forces devenant formes. Tout le problème du rapport du permanent et du mouvant s’en trouve bouleversé.

Cependant, comment dessiner le devenir le plus échevelé tout en le rendant lisible aux enfants et aux adultes peu cultivés ? L’intérêt de Töpffer pour l’estampe, qui fut l’imagerie éducatrice de l’Occident depuis la Renaissance jusqu’à la fin du XIXe siècle, et pour les procédés d’impression directe et rapide proches de la lithographie, s’explique dès lors aisément. Le génial genevois ne pouvait guère s’embarrasser de tracés méticuleux, de dégradés profonds et lents, de clairs-obscurs à tendance métaphysique. Si l’on compare ses dessins à tous ceux qui illustrèrent les livres de son temps, on est frappé par l’écart qui les sépare et les oppose. Töpffer est proche, déjà, de notre dessin, que ce soit celui de Reiser ou celui de Josef Beuys. C’est un dessin qui désigne. Littéralement, qui signe le réel moyennant la distance de l’esprit.

Et c’est à dessein que j’ai choisi de référer cet étonnant dessin à la fois à un grand cartoonist du XXe siècle et à l’un de ses artistes les plus conceptuels. Reiser et Beuys sont, bien sûr, aux antipodes de l’activité artistique. Mais tous deux dessinent selon un tracé non descriptif, non illusionniste. Ce qu’il faut, c’est détromper l’œil, le prendre par surprise, le connecter d’un côté aux devenirs du monde, de l’autre aux ressources du cerveau. La bande dessinée est là-dessus en complet accord avec la peinture moderne. Pour l’une comme pour l’autre, il convient de reculer les limites de l’intelligible classique, avec son cadre et son point de vue, et de décourager la vieille mimésis qui hante les arts visuels en Occident depuis des siècles. Töpffer fut à ce sujet d’une lucidité absolue. Négligeant la couleur et le volume, il fit l’éloge du trait, comme si ce dernier avait à se dégager du contexte pictural au sein duquel il s’était imbriqué depuis le gothique : « Le trait est donc un moyen artificiel d’imitation, mais qui répond si bien à notre manière intuitive d’observer, qu’il est celui des trois qui dit le plus rapidement les choses les plus claires à notre intelligence (c’est moi qui souligne), et qui rappelle le plus spontanément les objets. » On croirait entendre Hergé, lorsqu’il déclara : « Attention, mon dessin est cérébral ! »

Donc, si Töpffer décide de dessiner un personnage dans une scène soutenue par un texte : « Elle éclate de jalousie et de rage » (cf. la 195e vignette de Mr Cryptogame), il dessinera des traits, des éclats, des vecteurs, avec de-ci de-là une main, un pied, Le dessin oblige le texte à montrer le visible, non pas à le tempérer en quelque prudente métaphore. Töpffer dessine même en écrivant, surtout lorsqu’il écrit, puisque désormais narration et description s’entremêleront en des récits-images. Chaque fois qu’il s’est exprimé théoriquement à ce sujet, il parle d’ailleurs du dessin comme d’une écriture. À l’époque où la télégraphie allait binariser et dématérialiser l’écriture (et la parole !) et où la photographie venait de dématérialiser le dessin et désactiver la peinture, il est de la plus haute importance qu’un homme, isolé en Suisse, découragé par la carrière artistique du fait de ses problèmes oculaires (fallait-il avoir mauvaise vue pour développer un nouveau regard ?), ait inventé un dessin digne des nouveaux médias des XIXe et XXe siècles. Ce dessin, déjà le sien et par la suite celui de McCay, de Herriman, d’Hergé, etc., est fait d’un tracé analogique nettoyé par son passage au sein de l’abstraction du langage.

Inscrire, désigner, signifier, tel est le triple programme auquel s’attelleront des peintres comme Picabia, Miro ou Klee. Et un tel programme est tout proche de celui que Töpffer a perçu comme fondateur d’un nouveau récit en images. Il suffit d’ailleurs de regarder de près comment l’illustrateur du Docteur Festus s’y prend pour hachurer ses fonds. Il abandonne les striures des graveurs traditionnels, qui jusque dans les illustrations des ouvrages de Jules Verne prolongeront un art pictural de nature statique et profonde, avec emphases et postures des personnages ; Töpffer couvre ses surfaces de hachures elles-mêmes surfacières. Les fonds deviennent proches ; les personnages y adhèrent, surfaces eux-mêmes.

Les conditions d’un grotesque catastrophique

La théorie des catastrophes, qui semble très proche des dynamiques de la bande dessinée en général et des culbutes du récit töpfférien en particulier, est parente, d’autre part, de cette science mathématique (et non pas géométrique) nommée topologie. Or, la topologie s’occupe principalement d’étudier les surfaces selon des rapports d’ouverture et de fermeture ou de déformation et de continuité. Et Töpffer, une fois de plus, a perçu ce genre de problématique d’une manière prémonitoire. Une des questions fondamentales de lisibilité en bande dessinée concerne la typologie des visages et silhouettes des personnages ; mais tout autant leur malléabilité, leurs capacités de mutation et de métamorphose. Un personnage de bande dessinée à succès, en effet, est toujours un type extrêmement identifiable, mais il ne pourrait capter l’empathie du lecteur sans s’émouvoir sans cesse. À tout moment, son schéma régulateur se voit menacé par une émotion disruptive. La question étant : jusqu’où peut-on aller dans la modification quantitative d’un visage et d’un corps sans en perdre l’identité ? Tintin lui-même, si calme et constant en apparence, est saisi régulièrement par des métamorphoses (il se déguise en vieille dame, par exemple) qui le rendent totalement méconnaissable.
L’art du dessinateur consiste, en bande dessinée, à rythmer de telles mutations catastrophiques selon une alternance du clair et du grotesque. Étant entendu que les conditions d’apparition du grotesque, et la qualité de ses effets, dépendent constamment d’un dessin de type sémiotique, se refusant aux substances et profondeurs. L’exigence narrative discontinue et sautillante, de cadre en cadre, de case en case, demeurent pour Töpffer la loi essentielle du dessinateur : « Dans une histoire suivie, [le trait graphique] sert à tracer des croquis cursifs qui ne demandent qu’à être vivement accusés et qui, en tant que chaînons d’une série, n’y figurent souvent que comme rappels d’idées, comme symboles [6]... » Ainsi, la bande dessinée, dès ses premiers pas, revendiqua un statut de machine à produire des signes analogiques lisibles et des signes abstraits visibles.

Les topologies différentielles qui animent et mettent en péril les silhouettes d’un Gaston et d’un Major Fatal furent expérimentées par Töpffer selon le thème du costume et selon celui, tout aussi important, du visage. Dans les Voyages et aventures du Docteur Festus (comme dans le récit des Amours de Mr Vieux Bois), la part accordée au costume est exceptionnellement importante. Il ne s’agit plus d’illustrer sagement le vieil adage selon lequel l’habit fait le moine, Ce qui est en cause vestimentaire n’a plus rien de commun avec le déguisement de Sganarelle en médecin, ni même avec les déguisements et masques du marivaudage théâtral. Le costume, pour Töpffer, est un objet-signe. Il l’utilise comme un curseur implacable se mouvant sur les lignes du récit. Le maire, Milady, Festus se dépouillent et se rhabillent comme s’ils utilisaient l’habit emprunté ou perdu à la façon d’un véhicule rapide.
Mais ne confondons pas le voyageur et son habit mobile. Töpffer les décrit bien distincts et donne à l’objet le premier rôle. Ce faisant, il avoue qu’il ne croit plus aux stabilités sociales, lesquelles s’appuyaient sur la stabilité vestimentaire. Lorsqu’il est écrit dans le roman du Docteur Festus : « … maire aérien assez semblable à ces magistrats qui, dans les champs, gardent le blé mûr contre les moineaux… », l’on ne peut guère en conclure à une quelconque permanence sémantique liée au vêtement et au social.
Si un objet vestimentaire, par contre, se trouve investi d’une charge symbolique indubitable et apparemment inaliénable, ce n’est pas qu’il l’ait reçue de quelque pouvoir archétypal. Au contraire, comme le dit Töpffer à propos de Napoléon, le vêtement n’est qu’un signe métonymique, mince et réducteur : « Maintenant ôtez les jambes, ôtez la redingote, ôtez l’Empereur tout entier, ne laissez que le petit chapeau ... C’est lui encore ! » Comme nous sommes loin de l’art classique du portrait ! Ce dernier, selon les termes de Fontalier [7] vient « … du verbe français portraire, anciennement pourtraire, dérivé du latin protrahere, qui a pour racine pro, au-devant, devant soi, et trahere, tirer. Par le portrait, on tire en effet l’image, la ressemblance d’une personne pour en révéler le paraître et le sens. » Un tel art suppose donc l’immobilité et la frontalité du modèle, et par conséquent la foi en sa permanence d’être.

Visagéité et ressemblance

La ressemblance, qui assure au personnage de bande dessinée de se ressembler au gré de ses vicissitudes et répétitions, ne peut au contraire être acquise par un dessin laborieux et complexe, au service de la mimésis classique. Töpffer sait qu’il y atteint bien mieux au moyen d’un trait indiciel et d’objets indiciels. La ressemblance, c’est l’identité, ou plutôt, la capacité d’identification que fournit rapidement un dessin rapide et simple, de nature signalétique. Voulez-vous reconnaître Tintin, il suffit d’une houpette. Une houpette cependant ne fait pas un portrait. Et il est vrai que le XXe siècle fut le théâtre d’une nouvelle donne de l’art de représenter le visage humain. Töpffer fut passionné par cette nouvelle science. La physiognomonie, telle que Lavater la conçut et vulgarisa, faisait la part belle aux structures fermes du faciès et du crâne. Les surfaces de la tête et du visage n’étaient pour les physiognomonistes que les aveux extérieurs d’une vérité interne, inamovible ; la phrénologie, ou science des types osseux, déterminant en définitive une recherche de la permanence de l’être. C’est précisément ce que Töpffer s’ingénia à réfuter à sa manière dans son propre Essai de physiognomonie.


Les muscles du bas du visage retiennent toute son attention, par leur mobilité, leur accentuation, les marques expressives et affectives, qui sans cesse modifient un visage tout en respectant son apparence. Lorsque Töpffer dessine des profils, en série, dans ses Essais d’autographie, il concède à la tradition ses « caractères », mais il ouvre le visage à une logique évolutionniste. Il lui importe moins de classer des types que de noter les tropes qui dessinent un visage dans sa mouvance. Monsieur Crépin, une des têtes travaillées dans les Essais d’autographie, et qui fut l’un des personnages les plus réussis des histoires en images de Töpffer, se définit au gré de ce que l’on pourrait appeler les coïncidences émotionnelles de son devenir. Töpffer, voisin de Darwin (l’évolutionnisme date de 1850), ne croit plus à la stabilité de l’être, ni aux possibilités de classement de leur apparence. Les profils juxtaposés de Crépin semblent nés d’une série de secousses. Ce sont des photogrammes graphiques. On y retrouve Crépin, mais chaque fois surgissant et singulier. Ce que Darwin établira à propos des espèces, Töpffer semble l’avoir perçu au sujet des caractères, de leur psychologie et de leur visagéité. Ce terme étant à comprendre non pas comme le signe d’une identité, comme la singularité portraiturable du sujet, mais bien comme la faculté de faire et défaire le visage. La visagéité, c’est l’activité sémantique (graphique) à l’œuvre, avec points-lignes des yeux, nez, bouche, sourcils sur la surface blanche du plan [8].

À partir du moment où, au XIXe siècle, le masque épique ayant disparu, le visage héroïque et romanesque atteignit son apogée avant de disparaître, un nouveau visage s’esquisse. Il sera dessiné et pensé lisible et instable, parcellaire et répétitif, simplifié et feuilletonesque. C’est le visage des héros de bandes dessinées. Et ce visage demande que le dessin retrouve la primitivité du trait. Töpffer affirmait : « Toute tête humaine, aussi mal, aussi puérilement dessinée qu’on la suppose, a nécessairement et par le seul fait qu’elle a été tracée, une expression quelconque parfaitement déterminée. » Il disait aussi très justement : « Tout est préférable à la froideur ». Et il dessina, comme il le dit, selon « toutes les exigences de l’expression, comme toutes celles de la clarté ». La visagéité moderne, étant animée d’une sorte de métastabilité des traits, exige, en effet, autant d’impulsion que de simplicité, afin de répondre au double enjeu de l’expressivité et du récit en images. Töpffer, sans hésitation, lance le dessin dans les répétitions et métamorphoses qui feront l’alliage de toute bande dessinée. Il arrache l’image au tableau et le récit imagé à toute tentative de géométriser le Temps en Espace. Cette fois, c’est la séquence qui suscite un dessin à la fois visuel, concret, émotif comme celui d’un enfant et codé comme un langage.

Le procès du sens

Töpffer, disions-nous, est un maître du nonsense, et cette catégorie de pensée et de création est directement liée au comique. Elle en est l’incarnation moderne, non plus comédie démontant les rouages d’une société, ni ironie visant un individu isolé, ni tout-à-fait l’humour tendre et complice, solidaire de la cible visée, mais bien une fascination froide et précise concernée par les mutations formelles et langagières les plus grotesques. Or, quel dessin pourrait mieux prendre note de tels paradoxes, sinon celui que Töpffer pressentit et esquissa, libérant son trait du clair-obscur où le maintenaient encore les illustrateurs de son temps, Daumier inclus. Töpffer disait avoir « un crayon hardi et bouffon ». Il n’est pas étonnant que les Voyages et aventures du Docteur Festus, dans leur version romanesque, contiennent une longue scène de procès (chapitres XVII à XIX). Une cour de justice est l’occasion de voir configurer tous les régimes du corps social, du plus tragique au plus grotesque ; la loi y téléscope la vie, le normal s’y confronte au délictueux, la langue de la magistrature aux langages populaires. Töpffer, quant à lui, opte pour la pulvérisation de l’appareil judiciaire. Le vieux théâtre de la magistrature ne lui résiste pas un instant :
Accusé, pourquoi êtes-vous en chemise ?
Parce que je suis sans culottes.
Les grands caricaturistes, les Forain, les Daumier et autres Cham, ne pourraient suivre le narrateur sur de telles pistes :
Pourquoi avez-vous conspiré ?
Je n’avé pas transpiré. Vos été iune malproper.
On gifle le Président, qui s’effondre sur ses assesseurs, lesquels culbutent comme une rangée de dominos. Comment dessiner cela ? Avec l’aide de Walt Disney.

J’ai évoqué dans ce texte la parenté qui rapproche le dessin de la bande dessinée et celui de l’art moderne. Il faudrait conclure sur ce qui les différencie. Le procès de Festus, Milord et Milady par Töpffer, n’en doutons pas, est celui du sens. Et ce sera le procès même de la modernité. Philosophes, artistes, écrivains traqueront la signification dans ses derniers retranchements, d’abord pour lui substituer un autre type de sens, ensuite pour ne plus rien imaginer qui puisse le remplacer. Là s’ouvre le piège de nos modernes. Et à ce niveau, il est devenu impossible de dessiner des images, d’imaginer. Le roman ne raconte plus rien, le théâtre ne représente que lui-même, la peinture devient conceptuelle, le sujet est éjecté de la philosophie, La voie indiquée par Töpffer est très différente, Non pas qu’il veuille instaurer un sens révolutionnaire que l’on puisse jeter à la tête du pouvoir et de ses juges. Töpffer vise, par un dessin impertinent, l’impertinence suprême de ce qui se montre comme le non-sens devenu le langage en personne. Et ce langage érigé en autonomie ne cesse pas pour autant de concerner le monde et ses événements, les hommes et leurs émotions. « Il y a la vie et il y a l’art, un grand creux les sépare », disait Rauschenberg, l’un des plus grands artistes de ce temps : « J’essaye de travailler sur ce vide et de le combler ». C’est ce que fit Töpffer, bien modestement, en engendrant un neuvième art.

Pierre Sterckx

(Cet article a paru dans Neuvième Art No.1 en janvier 1996, pp. 96-103.)

[1] Ce texte ne provient pas d’une conférence. Le lecteur appréciera que, analysant le dessin du tout premier créateur de bandes dessinées, je mêle l’oralité et l’écriture, comme lui le faisait du récit et du dessin, Töpffer lui-même ne parlait-il pas d’une « littérature en estampes » ?

[2] Et récemment dans la "Petite Bibliothèque Ombres", Toulouse, 1994.

[3] C’est ce que Thierry Groensteen nomme « scénario programmatique » et « scénario stratégique » dans son article « La narration comme supplément », in Bande dessinée, récit et modernité, colloque de Cerisy, Paris-Angoulême, Futuropolis/CNBDI, 1988.

[4] Cf. Paraboles et catastrophes, Flammarion, Paris, 1980.

[5] Ce thème est développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux, Minuit, Paris, 1980, chap. 10 : « Devenir-intense, Devenir-animal, Devenir-imperceptible ».

[6Essai de physiognomonie, chapitre quatrième.

[7Des Figures du discours autres que les Tropes, Maire-Nyon, 1827.

[8] Cette vision du visage est développée dans Mille Plateaux, op. cit., chapitre « Année Zéro, Visagéité ».