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questions au traducteur de "watchmen"

[Janvier 1988]

On relira ici un bref entretien avec Jean-Patrick Manchette, auquel on doit la formidable traduction du chef-d’œuvre de Moore et Gibbons.

Jean-Patrick Manchette, vos polars sont célèbres et l’on connaît vos liens avec la bande dessinée à travers Griffu et le défunt magazine BD. Quelle est votre expérience de traducteur ?

Couverture du premier volume de l’édition Zenda,
1987, traduite par Jean-Patrick Manchette.

J’ai vécu de la traduction, à raison d’un roman par mois, pendant plusieurs années, avant d’écrire mes propres livres. Mais je n’avais encore jamais traduit de bande dessinée. C’est un exercice délicat, car il faut veiller à ne pas rallonger les phrases (l’anglais étant, comme l’on sait, une langue plus concise que la nôtre) de façon à ce qu’elles ne débordent pas des bulles. Pour Watchmen, j’avais cet avantage que l’édition française bénéficie d’un format près de deux fois supérieur à celui du comic américain !

Que pensez-vous de la langue d’Alan Moore ?

C’est une langue très recherchée. Moore (que je n’ai pas eu le plaisir de rencontrer) joue de plusieurs styles, auxquels il a fallu trouver autant d’équivalents ; pour l’histoire des pirates, par exemple, j’ai fait grand usage de l’imparfait du subjonctif afin de respecter sa tonalité propre. De plus, Moore a créé tout un système d’échos entre certains mots qui reviennent à intervalles réguliers, dans des contextes différents. Cela passe souvent par des jeux de mots, qui n’étaient pas tous transposables littéralement. Par exemple, dans le chapitre qui raconte comment Jon est devenu le Dr Manhattan, le mot hands est utilisé pour désigner à la fois des mains gelées et les aiguilles, désormais figées, d’une horloge. J’ai reporté l’ambiguïté sur le mot « verre », dans une image voisine. Tout ce scintillement de la langue fait d’Alan Moore un grand écrivain. Le niveau littéraire de Watchmen est rarement atteint, même en littérature. Pour cette raison, Moore fait aussi partie des deux ou trois auteurs que j’ai eu le plus de difficulté à traduire.

Chapitre 4 planche 5 (détail).

Outre cet aspect littéraire, qu’est-ce qui a retenu votre attention dans Watchmen ?

Le fait que cette bande saisit très bien l’esprit de notre temps, mieux que les discours des commentateurs et des spécialistes de tout poil ne peuvent le faire. Cette idée d’un univers parallèle extrapolé à partir de possibilités en germe dans le nôtre m’a beaucoup impressionné.

Avez-vous aussi été sensible à la structure policière de l’œuvre, qui épouse la progression d’une enquête (celle de Rorschach) ?

Cette dimension est effectivement présente dans Watchmen, mais je ne suis pas trop intéressé, personnellement, par les récits policiers à enquête. En revanche, le réalisme souvent brutal de Watchmen, et ses personnages un peu détraqués, sont assez proches du polar tel que je le pratique.

Dans la version française comme dans l’édition originale, certains mots sont détachés en gras. Pourquoi ?

Les intentions sont multiples. Cela sert à accentuer le phénomène d’écho dont j’ai parlé, donc à renforcer la dimension poétique du texte, mais c’est fait aussi pour l’agrément de l’œil. Enfin, ce procédé restitue, dans une certaine mesure, les accentuations phoniques de la langue parlée.

Chapitre 9 planche 5 (détail).

Quelle autre bande dessinée anglo-saxonne aimeriez-vous traduire ?

J’aurais aimé traduire le Batman de Frank Miller (The Dark Knight), mais c’est déjà fait. Cette bande a souvent été comparée à Watchmen, qui traite des mêmes thèmes. Je ne me souviens pas de ce que vaut la langue, mais je trouve le dessin de Batman plus saisissant. Si la mise en page de Watchmen me paraît excellente, je reprocherais en effet à Gibbons son exécution un peu trop classique.

(Propos recueillis par Thierry Groensteen, parus dans Les Cahiers de la bande dessinée, No.79, janvier 1988, p. 21.)