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dans l’atelier de... nathalie ferlut

[Mars 2015]

Ancienne étudiante à l’École des Beaux-Arts d’Angoulême (devenue l’EESI), Nathalie Ferlut a achevé en février 2015 sa deuxième résidence à la Maison des Auteurs. Elle revient sur son parcours et parle de son album en chantier, consacré à l’écrivain danois Hans Christian Andersen (1805-1875).

Thierry Groensteen : Tu avais déjà fait des études à Montpellier avant de rejoindre l’École d’art d’Angoulême ?
Nathalie Ferlut : Oui, j’étais en fac à l’université Paul Valéry, j’ai suivi histoire de l’art d’un côté, cinéma et audiovisuel de l’autre. Mais ça me convenait moyennement. En fait, ce que je voulais c’était écrire. Dans un centre d’information jeunesse, j’ai découvert qu’il existait une école où l’on enseignait le scénario pour la bande dessinée, et j’ai décidé de quitter la fac pour m’y inscrire.

Tu ne dessinais pas à ce moment-là ?
Non, vraiment pas du tout. On m’a pris malgré tout – je pense qu’il fallait un quota de filles – et c’est ainsi que je me suis retrouvée au milieu de gens qui, eux, dessinaient tous. Moi qui n’étais là que pour le scénario, j’étais un peu paumée. D’autant qu’à l’époque, on entrait directement en deuxième année. C’était en 1989.

Il n’y avait pas beaucoup de filles dans ton année ?
Non, nous n’étions que trois. Et les deux autres n’ont pas persévéré dans la bande dessinée. L’une est devenue bibliothécaire, du côté de Lille, je ne sais pas ce que fait l’autre.

Les filles sont beaucoup plus nombreuses aujourd’hui à l’EESI…
Oui, je crois que c’est le cas dans toutes les écoles d’art de France.

Alors tu t’es mise à dessiner, contrainte et forcée, ou par contagion ?
J’y étais obligée. Je voulais raconter des histoires, et le dessin a suivi. Encore aujourd’hui j’ai un rapport particulier au dessin : je ne dessine que ce qui est nécessaire pour mener à bien mes projets. Mon apprentissage a été très long, très laborieux. Après, je suis passé en DNAT et j’ai un peu tâté de la publicité. C’est dans cette filière que j’ai passé mon diplôme.

Y avait-il des artistes dans ta famille ?
Non. Je suis issue de la bourgeoisie de province, avec des médecins, notamment, mais pas d’artistes. Le goût de raconter des histoires a dû me venir de la lecture. J’étais une lectrice boulimique et je lisais de tout : de la bande dessinée, des romans… Très vite j’ai commencé à me raconter mes propres histoires. Mes premiers « grands romans historiques », j’ai dû entreprendre de les écrire à l’âge de onze ans. Alexandre Dumas, Maurice Druon et Robert Merle faisaient partie de mon panthéon.

Druon et Merle, à onze ans ?
Ça s’explique par une anecdote. Je lisais beaucoup la nuit, sous les draps, et j’avais récupéré une grosse lampe de type baladeuse de chantier. Un jour je me suis endormie sur mon livre et le feu a pris à ma couverture. Mes parents ont été tellement furieux que j’ai été privée de lecture pendant un an ! Je n’avais plus droit qu’aux livres de classe. On m’a supprimé tous mes « Bibliothèque rose », « Bibliothèque verte » et autres livres pour l’enfance et je me suis donc mise à lire, en cachette, tout et n’importe quoi. Ma mère possédait énormément de livres. Je lui en empruntais, en prenant toujours ceux qui étaient placés derrière, afin qu’elle ne s’en rende pas compte. Je lisais beaucoup à l’école, pendant les cours. Je me souviens des mémoires du colonel Rémy et du général de Gaulle ! Les petites mémés de mon quartier, qui m’avaient prise en pitié, me donnaient des romans Harlequin, mais aussi des Akim, des Strange, et quelquefois des titres un peu « olé-olé ».

Qu’as-tu fait à la sortie des Beaux-Arts ?
Je suis restée à Angoulême. J’étais maman d’une petite fille, et son père, que j’avais connu à l’école, travaillait ici. Comme beaucoup de mes camarades, j’ai fait du dessin animé. Il y avait plusieurs studios d’animation à Angoulême et on y embauchait, sans être trop regardant sur l’expérience et le talent. Le salaire était correct. Vingt-cinq ans plus tard, c’est toujours le même salaire, ce qui veut dire qu’il s’est beaucoup dévalué ! J’ai travaillé pour IDDH pendant deux ans, plus tard pour Octopussy, Tilt et d’autres boîtes encore, mais jamais sur une production vraiment mémorable. La toute dernière fois que j’ai bossé dans l’animation, c’était sur la série Shéhérazade, en 2000-2001. Il n’y avait que des copains, l’ambiance était très bonne.

Comment es-tu revenue à la bande dessinée ?
J’ai commencé par écrire des scénarios pour d’autres. Le premier était destiné à Yoann (devenu depuis le dessinateur de Spirou). C’était le premier volume de la série de science-fiction Esther Glister, chez Delcourt. Il a dessiné cet album, mais ensuite il était parti sur autre chose, sa série pour la jeunesse Toto l’ornithorynque. C’est Thierry Leprévost – aujourd’hui mon compagnon – qui a dessiné le deuxième tome. Au même moment, Jean-Luc Loyer, qui était un copain, voyant les petits dessins auxquels je m’adonnais, a proposé de m’écrire une histoire pour enfants : ça a donné Madame la Lune. C’est la seule et unique fois où j’ai travaillé à partir d’une histoire écrite par un autre, et j’ai trouvé cela assez formateur.

Tu n’as pas eu envie de nouer d’autres collaborations plus récemment ?
Si. En ce moment je travaille avec une jeune dessinatrice, Tamia Baudouin [1], à un album consacré à la vie d’Artemisia Gentileschi, l’artiste peintre du XVIIe. Casterman nous a présentées l’une à l’autre, mais d’autres éditeurs semblent également intéressés par ce projet. C’est Tamia qui avait l’idée de travailler sur Artemisia. Je me suis rendu compte, en me documentant, qu’il y a vraiment quelque chose à faire avec ce personnage, même si son art ne me passionne pas. Il n’y a que trois ou quatre tableaux que je trouve vraiment intéressants dans son énorme production… Elle faisait partie de l’école du Caravage et je dois dire que, si on m’avait laissée libre, je serais plutôt partie sur Le Caravage lui-même, qui est vraiment un personnage incroyable.

Il existe un prix de la bande dessinée féminine baptisé Artémisia. Comment te positionnes-tu par rapport à une telle initiative ?
Je me souviens encore de Lisa Mandel parlant des « jeux paralympiques » ! Une partie de moi est assez circonspecte, tandis qu’une autre trouve cela utile et intéressant. Les femmes sont encore très minoritaires dans la profession, et j’ai constaté que, quand on est une dessinatrice, ce que l’on fait est toujours comparé au travail d’une autre femme, quand bien même il n’existe pas vraiment de rapport entre ce que l’une et l’autre font. Tout ça parce qu’on a les mêmes chromosomes ! C’est un peu agaçant… Et même s’il y a de plus en plus de femmes qui lisent de la BD, le gros du lectorat reste encore très masculin. Donc ce n’est sans doute pas mal d’essayer de mettre la création des femmes en avant.

As-tu toujours travaillé chez toi ou as-tu fait partie d’un atelier ?
J’ai fait partie de l’Atelier Sanzot pendant plusieurs années. J’y travaillais par intermittence, en fonction de ce que j’avais à faire. Je ne parviens pas à écrire au milieu d’autres personnes, en revanche je peux sans problème dessiner. D’ailleurs j’appréciais quand quelqu’un passait derrière moi, jetait un regard par-dessus mon épaule et m’indiquait une chose à corriger.

À quel moment as-tu commencé à éprouver du plaisir à dessiner ?
Je n’en éprouve toujours pas vraiment. Mais ce n’est pas grave. Je me souviens d’une interview dans laquelle Colette avouait que, jusqu’à la fin de ses jours, ça l’avait toujours emmerdée de se mettre à sa table pour écrire. Ça m’avait fait beaucoup de bien de lire ça.

Mais y a-t-il un livre à partir duquel tu as commencé à être à peu près satisfaite de ton dessin ?
Je ne sais pas. Dans Eve sur la balançoire, certains dessins sont bien, je peux les regarder sans trop rougir. Mais je suis rarement contente de mon dessin, je garde toujours un certain détachement. Je ne me considère pas comme une dessinatrice. Mon truc à moi, c’est encore et toujours le texte. Le dessin n’est là que pour servir l’émotion.

Pourquoi ne t’es-tu pas attelée à une œuvre littéraire ?
J’y pense depuis plus de vingt ans ! Mais je vis dans un milieu où tout le monde fait de la bande dessinée, donc il est sans doute plus simple pour moi, professionnellement, de cultiver cette forme-là et de trouver un débouché pour ce que je produis. Après un album qui n’avait pas très bien marché alors qu’il m’avait demandé un très gros investissement, je me suis dit « ça suffit » et je me suis mise à écrire un roman. Il n’était pas mauvais, je pense, et cela me plaisait beaucoup d’y travailler, mais peu à peu j’ai commencé à griffonner à côté et la bande dessinée s’est réimposée à moi. Cela m’a aidée à accepter le fait que mon langage est celui-là, malgré tout.

Tu n’as pas de manuscrits de romans qui dorment dans tes tiroirs ?
Non. Et pourtant, quand je relis des choses que j’ai pu écrire il y a dix ou quinze ans, ça me plaît beaucoup et j’ai le sentiment que c’est complètement moi. Tout cela est très ambivalent !

Tu arrives donc à exprimer par la bande dessinée ce que tu as vraiment envie de raconter ?
Oui, probablement, sinon cela sortirait d’une autre façon. Mais je pense que j’aurai un vrai rendez-vous avec l’écriture un jour ou l’autre.

Il me semble que tu as commencé à être remarquée quand est paru ton premier roman graphique chez Delcourt, Lettres d’Agathe, en 2008.
C’était ça, le roman que j’écrivais, et qui s’est transformé en une bande dessinée. J’ai beaucoup épuré mon projet initial, j’ai enlevé beaucoup de choses. Mais l’album suivant, Elisa [2010], me ressemble davantage : il parle plus de ma génération. Même s’il est plein d’erreurs, c’est un livre qui m’est très cher. Malheureusement il a été très mal distribué et n’a pas du tout marché.

Elisa peut être décrit comme le roman initiatique d’une jeune femme. Pourquoi as-tu situé l’action au moment de la chute du mur de Berlin ?
J’avais l’impression que ce contexte était important, je me suis rendu compte a posteriori qu’il ne l’était que pour moi. J’ai des souvenirs assez émus de la chute du mur en 1989, et je me souviens que les gens de ma génération étaient excités par ce qu’ils voyaient à la télévision. Nous avions le sentiment d’assister à la fin d’une époque, celle de nos parents, et au début d’une autre, où la jeunesse allait montrer qu’avec un peu d’entraide et de fraternité on pourrait révolutionner le monde ! J’ai dessiné Elisa vingt ans plus tard. Je savais que ces rêves ne s’étaient pas accomplis, mais ma fille aînée allait arriver au même âge et commençait à avoir les mêmes idées.
C’est le premier livre pour lequel j’ai fait les planches les unes derrière les autres sans vraiment savoir où j’allais, sans suivre un story-board complet et achevé. Les choses se sont construites à partir d’idées, de bouts de dialogue que j’avais dans la tête. Il s’agit plus d’une chronique que d’une intrigue, même si j’ai cru devoir rajouter une histoire d’amour et un peu de drame parce que je craignais que mon sujet paraisse trop léger. J’ai sans doute manqué un peu de culot…

Un de tes personnages, Antoine, est lui-même auteur de bandes dessinées…
J’avais besoin d’un artiste. J’ai hésité à prendre un musicien, ou un peintre, mais je craignais de tomber dans une approche factice d’une pratique artistique qui n’est pas la mienne. Je ne voulais pas me planter en disant des choses idiotes sur la musique, parce que je ne suis pas musicienne. Donc j’ai fini par faire de mon personnage un auteur de BD, ce qui m’a permis de dire des choses très importantes sur ce métier (rire). Les petits bouts de planches reproduits dans l’album sont des planches que Thierry avait réalisées sur un scénario que j’avais écrit, et qui était resté inédit.

Il m’a semblé que dans la façon dont tu mets en scène les relations amoureuses, il y a une pudeur qui est devenue assez rare dans la production actuelle…
Oui. Je suis issue d’un milieu protestant, et je ne me débarrasserai sûrement jamais de cette éducation. Le fait d’être moins directe dans la représentation de certaines situations n’est pas forcément un mal, ça conduit à faire plus de recherches… En réalité, il y a des histoires de fesses dans toutes mes bandes dessinées, depuis le début. Même quand elles n’ont pas l’air d’être au premier plan, les relations amoureuses et la sexualité sont des moteurs très importants dans mes histoires (sauf dans Lettres d’Agathe). J’aime bien en parler, mais je ne mets en scène que ce qui me semble nécessaire. Je déshabille plus facilement les garçons que les filles…
J’avais envie d’écrire un jour une suite à Elisa, d’accompagner mes deux personnages dans la durée pour voir ce qu’ils deviendraient cinq ou dix ans plus tard. Je les aurais suivis jusqu’à la quarantaine…

Un peu comme Antoine Doinel chez Truffaut ?
C’était mon idée, oui. Je me serais appuyé sur d’autres événements qui ont également marqué ma génération. La mort de Freddy Mercury, par exemple…

Est-ce parce qu’Elisa n’a pas été un succès que tu as changé d’éditeur juste après, passant de Delcourt à Casterman ?
Une éditrice de chez Casterman, Christine Cam, avait lu Elisa et l’avait bien aimé. C’est elle qui a pris contact avec moi. Quand j’ai commencé à présenter Eve sur la balançoire, Casterman a réagi en premier. Chez Delcourt, ils pensaient à ce moment-là que le genre de la biographie, en bande dessinée, ne marcherait pas.

Eve est l’histoire d’Evelyn Nesbit, modèle puis comédienne et danseuse de revue américaine, qui fut impliquée dans le meurtre de son ex-amant par son premier mari. Entre Nesbit, Artemisia et maintenant Andersen, tu tends en effet de plus en plus à t’inspirer de la vie de personnes réelles…
Oui, je suis en train de devenir une biopic girl ! En fait, j’avais commencé à travailler sur une criminelle américaine de la fin du XIXe siècle, Lizzie Borden, qui a assassiné son père et sa belle-mère à coups de hache dans la tête. Elle est restée célèbre aux États-Unis, elle inspire même des déguisements au moment d’Halloween. Son histoire m’intéressait mais il était difficile d’en tirer quelque chose. À force de faire des recherches sur elle et sur cette période, je suis tombée sur un ensemble de photos d’Evelyn Nesbit, que je ne connaissais pas du tout. Je me suis documentée sur elle, mais on ne sait pas grand-chose, à part ces photos et le fait divers auquel elle a été mêlée. Il m’a semblé que je pourrais plus facilement bâtir une histoire sur cette base-là. Et puis Manhattan, 1900, c’est un joli décor, une jolie période, qui m’inspirent… J’ai travaillé le dessin d’une façon un peu différente de mes livres précédents, plus picturale. Comme la couleur était vraiment actrice du récit, c’est le premier de mes livres sur lequel j’ai fait moi-même mes couleurs. Jusque-là, c’était toujours Thierry [2] qui les faisait.

Pourtant tes pages semblent être en couleur directe…
En fait, je les travaille au lavis. Et le gris est remplacé ensuite par de la couleur, à l’ordinateur, sous Photoshop. À l’arrivée, toutes les nuances que j’avais mises sont conservées, mais on dirait de la gouache.

Tu as un trait vif et enlevé, qui, par endroits, rappelle un peu celui de Jijé.
Alors ça, c’est gentil ! C’est l’effet pinceau, je suppose…

Pourquoi ne mets-tu pas de cadre autour de tes images ?
Parce que je trouve que ce qu’il y a à l’intérieur de mes images ne fait pas assez bande dessinée. J’ai l’impression d’aligner des illustrations plus que des cases. Donc je suis plus à l’aise avec mon dessin s’il ne s’inscrit pas dans une case. Et pourtant, je cherche tout le contraire : je crois vraiment à la bande dessinée comme langage. Il y a aussi que je suis très classique dans mon découpage, alors que j’aimerais aller vers un peu plus de liberté, réussir à sortir du cadre, utiliser toute la surface de la page comme un espace narratif. Pour le moment, ça me pose encore problème. Alors le fait de laisser du blanc autour de mes images c’est aussi pour ouvrir du côté de cette liberté à laquelle j’aspire, d’indiquer qu’un jour j’y arriverai…

C’est l’occasion de te demander quelles ont été tes influences, du point de vue graphique…
Elles viennent surtout de ce que j’ai lu dans ma jeunesse. Le journal Spirou a été important, et je retrouve dans mon dessin des tics qui viennent de dessinateurs comme Wasterlain ou Hardy… Mes autres influences viennent plutôt d’illustrateurs qui faisaient des couvertures de livres, notamment pour la collection « J’ai Lu », des gens comme Paul Durand ou Lucien Fontanarosa. J’étais plutôt décalée par rapport à mes amis dessinateurs, qui étaient à fond sur Pratt ou sur Giraud.

Et dans la bande dessinée actuelle, quels sont les auteurs auxquels tu es attentive… ?
J’aime bien certains Américains, Adrian Tomine par exemple, ou Chester Brown. Mais je ne suis pas vraiment ce qui se publie, d’abord pour la raison qu’un auteur de bande dessinée n’a pas vraiment les moyens d’acheter beaucoup de livres, qui coûtent très cher ! Un Bastien Vivès m’étonne par sa vivacité, sa capacité à communiquer de l’émotion avec très peu de traits. Il y a quelque chose de magique dans son travail… Comme tous ceux de ma génération, j’ai aussi été marquée par Sfar et Blain, qui ont vraiment amené quelque chose de nouveau. C’est grâce à eux que je me sens autorisée à faire de la bande dessinée plus littéraire, ou à utiliser n’importe quoi comme outil.

Bien que vivant sur place, à Angoulême, tu as attendu une dizaine d’années avant de postuler pour une première résidence à la Maison des Auteurs…
En fait, j’avais beaucoup participé à l’élaboration du projet de ce qui allait devenir la Maison des Auteurs, au moment de la phase de concertation sur la forme qu’elle allait prendre, les services qu’elle devait rendre, etc. Et par conséquent je reconnais avoir été un peu agacée quand on m’a demandé d’écrire une lettre de motivation ! Mais en fait, si je n’ai pas postulé, c’est que je n’en avais pas vraiment besoin. Pendant plusieurs années j’ai travaillé chez moi à l’adaptation d’un roman médiéval, Le Bel Inconnu, et ensuite il y a eu une phase de quelques années pendant lesquelles je ne voulais plus faire de bande dessinée.

Ta première résidence, d’une durée d’un an, s’est déroulée d’octobre 2012 à septembre 2013. Tu travaillais, à ce moment-là, à l’album Eve sur la balançoire…
Oui, c’est cela. Le fait de travailler ici m’a recadrée. Je me suis souvenue qu’il y a un espace pour le travail et un espace pour la vie. C’est le moment où j’avais une deuxième fille à élever, donc c’était devenu un peu plus compliqué à la maison. J’avais besoin de couper avec l’agitation permanente de la maison, de revendiquer une certaine forme d’égoïsme en ayant un espace strictement dédié au travail. Ça m’a fait beaucoup de bien, ça m’a reprofessionnalisée.

As-tu abordé ta deuxième résidence (à partir d’avril 2014) dans le même esprit ?
À cette différence presque j’ai beaucoup plus investi l’espace, je me suis aménagée un box tapissé de tout ce que j’avais besoin d’avoir sous les yeux. De la sorte, j’ai transformé l’espace physique de l’atelier – au départ assez froid – en un espace mental.

Tu travailles en musique ?
Oui, j’ai en permanence un gros casque sur les oreilles. Quand je commence à travailler sur un nouveau projet, il y a toujours un moment décisif : celui où je trouve le titre. Puis vient le moment magique où je comprends comment parleront mes personnages. Et ensuite, je trouve la musique qui va m’accompagner. Pour Elisa c’étaient des groupes comme les Smiths ou les Cures, et puis Bob Dylan. Pour Andersen, je suis revenue à la musique classique, que je n’écoutais plus depuis que j’ai quitté l’enfance (mes parents n’écoutaient que cela). Il était important que la musique ressemble à l’époque de mon récit. Je n’écoute quasiment que du classique ‒ au sens large, puisque je vais du baroque au romantisme ‒ et ça m’aide à être pleinement dans mon travail. Pour Eve sur la balançoire, j’étais moins dans la musique d’époque, sauf Eric Satie. J’ai davantage écouté une certaine pop, sans beaucoup de paroles, et puis La Belle Hélène d’Offenbach, dont je cite un extrait dans l’album.

Pas de musique américaine ?
Non, c’est vrai. C’est d’ailleurs un des défauts du livre, le fait qu’il ne soit pas assez américain. Mes références picturales, notamment, sont très européennes : Toulouse-Lautrec, Van Dongen… Mais l’art américain de cette époque ne me passionne pas.

L’album auquel tu as travaillé au cours de ta deuxième résidence, et que tu es en train de finir, porte, lui, sur la vie d’Andersen. Pourquoi lui ?
C’est un projet liée à mon enfance, et que je porte en moi depuis une quinzaine d’années. De tous les livres que j’ai lus enfant, ce sont les contes d’Andersen qui m’ont le plus marquée. J’y trouvais une nostalgie qui n’existait pas dans les romans pour enfants, et je percevais bien qu’il y avait un sous-texte derrière l’histoire. J’ai relu ses contes quand j’avais une vingtaine d’années, et non seulement j’y ai repris autant de plaisir, mais j’ai réalisé que c’était bigrement bien écrit. J’ai lu beaucoup d’autres contes, j’adorais ça, mais Grimm ou Perrault n’ont vraiment rien à voir.


Andersen a écrit 156 contes mais on en connaît surtout une demi-douzaine : Le vilain petit canard, La petite fille aux allumettes, La petite sirène, La princesse au petit pois, Les habits neufs de l’Empereur, La bergère et le ramoneur (qui a inspiré le film Le Roi et l’oiseau, de Grimault et Prévert)…
Oui, et des romans qui, eux, ne sont pas très bons. Ses carnets de voyage, en revanche, sont pas mal. L’avantage de travailler pour le groupe Gallimard (dont Casterman, qui publiera l’album, est maintenant une filiale), c’est que j’ai reçu ses œuvres complètes dans la « Pléiade ». Et puis, à côté de son œuvre littéraire, Andersen faisait aussi des papiers découpés, qui étaient superbes et très narratifs, avec des danseuses et des cygnes, évidemment, mais aussi des diables et des trolls assez effrayants et même des figures sexuelles, alors qu’il n’y en a pas dans ses écrits. Je pense que s’il avait vécu à notre époque, il aurait peut-être essayé de faire de la bande dessinée.

C’est ça qui t’a conduite à t’intéresser à l’homme, au-delà de l’écrivain… ?
Ça, et le fait que dans ses contes, il ne parle en réalité que de lui. C’est le sous-texte auquel je faisais allusion. Sa personnalité était très particulière. Ce devait être un homme très pénible. Un mélange étrange : quelqu’un de très intelligent, très drôle, très doué, et totalement raté sur le plan humain. Il n’a jamais réussi à avoir une vie sentimentale, et ses amis eux-mêmes étaient extrêmement patients avec lui. Ils le connaissaient depuis longtemps, lui étaient très fidèles, et il les a rarement reconnus à leur juste valeur.


Tu as eu accès à sa correspondance ?
Partiellement. Elle n’est pas complètement éditée, et elle a été beaucoup expurgée. Il existe beaucoup de biographies d’Andersen, et malheureusement je n’ai pas commencé par lire les bonnes. Les premières que j’ai consultées, en anglais, étaient écrites par des gens qui cherchaient surtout des traces de son homosexualité. Mais il y en a une très bonne, en français, par Elias Bredsdorff, qui, lui, a eu accès à toute la correspondance.

Tu n’as pas pu aller faire de recherches au Danemark ?
J’aurais bien aimé, mais je n’en ai malheureusement pas les moyens. Si une opportunité se présente, j’irai.

Andersen n’a-t-il pas terminé ses jours dans une certaine gêne matérielle ?
Non, pas du tout. Andersen était un vieux garçon très riche, mais radin. Il vivait chez des logeuses, et il a acheté son premier meuble à l’âge de soixante-cinq ans. Peut-être parce qu’il avait connu la misère dans sa jeunesse. Mais depuis ses débuts dans l’écriture jusqu’à la fin de ses jours, il a reçu du roi une dotation annuelle, de plus en plus élevée. Quand il voyageait, c’était toujours aux frais de la Royauté. En revanche, il touchait peu de droits d’auteurs. Le marché intérieur danois est très petit. Et sur les traductions de ses livres, notamment en Allemagne, il ne touchait pas un centime. Son meilleur ami gérait sa fortune pour lui.


Comment approches-tu la vie d’Andersen dans ton album ?
Lui-même a écrit à trois reprises son autobiographie, mais en ne retenant que les facettes les moins intéressantes de sa personnalité. Je ne pouvais pas le faire parler à la première personne à mon tour, d’abord parce que je ne suis pas Andersen et ensuite parce que cela aurait donné une quatrième autobiographie, mais pas écrite par lui ! J’ai choisi de montrer Andersen vu par ses personnages, en respectant à peu près la chronologie de ses contes. C’est le soldat de plomb qui est le narrateur.

Où en es-tu exactement de l’achèvement de ton livre, à l’heure où nous parlons ?
J’ai une centaine de pages de storyboardées, et il me reste à traiter des vingt dernières années de sa vie. Le découpage, le storyboard, est ce qui me prend le plus de temps. Il est très détaillé. Tout le texte est là, les ambiances colorées aussi sont déjà indiquées. Après, pour la réalisation des planches proprement dites, je vais très vite. J’ai dessiné Eve sur la balançoire en à peine trois mois, alors que j’avais passé plus d’un an à faire le storyboard. Mais pour Andersen, je suis en train de tout reprendre depuis le début, en essayant d’inclure encore davantage le dessin dans la narration. Je veux éviter de tomber dans le simple « biopic ».

Techniquement ou esthétiquement, y aura-t-il une évolution dans ton style ?
La technique reste la même, mais il y aura beaucoup plus de noir, puisque j’intègre les silhouettes des papiers découpés. L’album aura d’ailleurs pour titre Les Ombres de Monsieur Andersen.

Il n’existe pas de bande dessinée danoise sur lui ?
Je n’en ai pas trouvée. En revanche il y a un dessinateur belge, Thierry Capezzone, qui depuis 2003 anime une série humoristique intitulé H.C. Andersen junior, dans un style proche de l’école Spirou. Quelques albums ont paru en France chez Joker.

Pour conclure cet entretien, je voudrais faire un lien avec les « États généraux de la bande dessinée » qui ont été officiellement lancés fin janvier. Il me semble que tu t’es beaucoup investie dans la défense des intérêts des auteurs… Tu avais même coécrit, avec Sébastien Cornuaud, pour le compte de l’ADABD (Association des auteurs de bande dessinée) un fascicule intitulé Auteur de bande dessinée : ah bon, c’est un vrai métier…
Oui, j’ai fait partie des fondateurs de l’ADABD, qui a vu le jour en 2000, à Angoulême. Il y avait Gabrion, Claire Wendling, Algésiras, Servain… C’était le moment où les forums sur Internet commençaient vraiment à prendre leur essor. Nous voulions partager les informations utiles aux auteurs, sur les contrats d’édition, notre sécurité sociale, notre retraite, etc. Ça a très bien fonctionné pendant quelques années, beaucoup d’auteurs nous ont rejoints, y compris des Belges, des Suisses… Puis une certaine lassitude s’est installée, d’autres instances de représentation se sont créées, et aujourd’hui l’association est en sommeil. Je pense que ces États généraux sont absolument nécessaires, parce que la situation de beaucoup d’auteurs est vraiment dramatique. Moi, je ne fais pas partie des plus à plaindre, j’arrive à peu près à m’en sortir. Mais quand je vois mes petits camarades, ou certains des jeunes auteurs qui sont ici, en résidence, c’est terrible ! Ils vivent avec le RSA. Le revenu moyen doit être de 900 euros par mois. Plus que de précarité, on peut vraiment parler de pauvreté. Et tout ça pour nourrir un système qui, lui, marche très bien, même s’il faut faire la distinction entre les grosses maisons qui sont prospères et certains petits éditeurs qui ne roulent pas du tout sur l’or, eux non plus. Il est urgent de trouver des solutions différentes pour que les auteurs puissent au moins survivre. Peut-être que la plupart des charges qui pèsent sur les auteurs devraient être supportées par d’autres acteurs de la chaîne du livre… ? J’espère que les États généraux vont permettre de parler de tout cela et de dégager des pistes.

Rassure-moi : ta fille va faire un autre métier ?
J’ai essayé de la dissuader de faire de la BD, mais c’est raté : elle est bien partie pour ! (rire) Je vais la laisser faire l’EESI un an ou deux, et si c’est vraiment ce qu’elle veut faire, je l’inscrirai ensuite dans une école de dessin animé, afin qu’elle puisse mieux s’adapter à toutes sortes de circonstances.

Propos recueillis à la Maison des Auteurs le 24 février 2015.

[1] Tamia Baudouin a été formée à l’école Émile Cohl puis à l’Institut Saint-Luc. Elle collabore au site GrandPapier.

[2] Thierry Leprévost travaille dans l’animation et, ponctuellement, met en couleurs des albums de bande dessinée. Il a notamment été le coloriste de la série Garulfo, d’Ayroles et Maïorana, et de la série Les Dragz, d’O’Groj, parue dans Spirou.