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les personnages de Cabu

Thierry Groensteen

[Février 2015]

À la suite de l’abominable massacre de Charlie Hebdo, on a entendu de toutes parts célébrer la gentillesse de Cabu. « Ils ont tué les gentils ! », s’est exclamée Caroline Fourest. Et Cabu, de l’avis de tous ceux qui l’ont approché, aurait été, dans cette fine équipe de caricaturistes, le gentil entre tous, le gentil par excellence, le gentil au superlatif.


Je n’ai pas eu la chance de connaître Cabu personnellement, et je ne doute certes pas de la gentillesse de l’homme. Ce dont je suis certain, c’est que ses dessins, eux, n’étaient pas gentils. Ou qu’ils ne l’étaient plus depuis longtemps.
Philippe Val écrivait en 1996 : « Il y a un cliché sur Cabu : le fameux contraste entre sa gentillesse quand on le voit à la télévision, ou quand on le rencontre dans la vie, et la cruauté de ses dessins… Comme tous les clichés, il est idiot. Cabu ressemble à ses dessins, et il n’est jamais cruel [1]. »
Désolé, mais Val a tort. C’est Cavanna qui a raison. Préfaçant un recueil des plus anciens dessins de presse de Cabu, ceux de sa « période bleue » et même « fleur bleue », il écrivait : « Les dessins qu’on voit ici dénotent un tempérament plus porté à la tendresse qu’à la férocité. (…) Ce Cabu-là ne sait pas encore quel prodigieux portraitiste mûrit en lui, quelles généreuses fureurs vont bientôt éclore [2]. » Le Cabu du Grand Duduche n’est pas encore celui de Charlie Hebdo, dont les dessins se radicaliseront au fil des années. Celui qui, à la suite de Cavanna encore, en était venu à définir l’humour comme « un coup de poing dans la gueule » [3]. Cabu, pas complètement BÊTE… mais pas encore MÉCHANT ! : le titre ‒ qui renvoie au fameux slogan d’Hara-Kiri ‒ assume qu’il le deviendra.

Laissons Cavanna préciser la conception à laquelle le regretté Cabu s’est rallié : « L’humour ne saurait être anodin. L’humour est féroce, toujours. L’humour met à nu. L’humour juge, critique, condamne et tue. L’humour ne connaît pas la pitié. Ni les demi-mesures [4]. » Faut-il rappeler que Cavanna fut, avec Bernier (le « professeur Choron »), l’un des fondateurs d’Hara-Kiri en 1960 ‒ Cabu, lui, y collabore à partir du No.3 (le premier à avoir été diffusé en kiosques) ‒ et, longtemps, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo ? Partant, l’un des maîtres à penser de l’équipe.

La satire corrosive apparaît dans les dessins de Cabu dès l’époque d’Hara-Kiri. Alexandre Devaux résume ainsi son apport au mensuel : « Sous forme de chroniques, ses images mêlant l’écriture et le dessin attaquent avec virulence les différents types et mœurs socioculturels. L’armée et l’Église sont ses cibles privilégiées. Ses sympathies vont aux artistes de cabaret et plus particulièrement aux chansonniers [5]. »
Il est particulièrement intéressant de relever que, dans la phrase citée plus haut, l’auteur des Ritals associe le concept de fureur au talent de portraitiste. C’est dire assez clairement que la férocité du dessin humoristique, tel que le pratique Cabu, s’exerce presque toujours au dépens d’une personne, qui fait l’objet de ce que l’on nommait autrefois, avec justesse, un « portrait charge ». Elle est intrinsèque à sa méthode.


Après la grande marche républicaine du 11 janvier dernier, j’ai entendu Luz déclarer, sur un ton où l’agacement (bien compréhensible) le disputait à l’émerveillement : « Il y avait Sarkozy, Balladur, Ali-Omar Bongo… Tous mes personnages étaient là ! » Pour un dessinateur satirique − tout comme, je suppose, pour les « voix » des Guignols de l’info et les imitateurs en général −, c’est en effet ce que sont les artistes, hommes politiques, champions sportifs et autres figures de l’actualité : des personnages. Ce terme est, en principe, réservés aux héros de fiction. Est-ce à dire que c’est la même chose, de dessiner un « bonhomme » que l’on a tiré de son imagination ou le président de la République en exercice ?

Je ne sais pas si les humoristes qui pratiquent le one man show ou que l’on entend à la radio ont une éthique professionnelle commune, mais il y a une phrase que j’ai souvent entendue et qui semble faire l’objet d’un certain consensus : on n’attaque pas les gens sur leur physique. On mesure l’absurdité de ce précepte pour un dessinateur !
Mais il y a plusieurs écoles dans le dessin de presse.
L’excellent Mix & Remix (Philippe Bécquelin, dit) traite de l’actualité en faisant parler des personnages tous semblables, pareillement dotés d’un nez monstrueux. De son côté, Xavier Gorce le fait avec un casting exclusivement composé de pingouins « indégivrables » (« Pour le choix de l’animal, c’est son côté grégaire, collectif et humanoïde qui m’intéresse », a-t-il expliqué [6]). Cette uniformisation des « bonhommes » qui s’agitent sous leur crayon évite la personnalisation (quand bien même la situation, les répliques, ne laissent aucun doute sur l’identité des personnes visées) et désamorce, en quelque sorte, la violence de la caricature. « La personne que je dessine ne doit pas se sentir attaquée. Je n’attaque jamais frontalement », déclare Mix & Remix.
Dessinateur au Canard enchaîné (où il avait Cabu pour collègue), Pétillon se situe dans un entre-deux. Quand il dessine Raffarin, Tapie ou Sarkozy, on les reconnaît, mais c’est une ressemblance a minima, fondée sur un ou deux traits distinctifs. Au reste, les visages occupent moins d’un centimètre sur ses dessins, dimension qui ne permet pas de cultiver l’art du portrait. La réplique, la saillie, prévaut sur le portrait.
Pétillon évite, lui aussi, la violence de la charge. Même s’il pense que l’humour « doit garder quelque chose d’anar et de sauvage » [7], il préfère, pour sa part, travailler « sur l’incompétence et la mauvaise foi. C’est le ressort que j’aime utiliser, un registre qui ne joue pas sur la violence. » Ainsi, il dessine très peu Le Pen, parce que le personnage lui est « particulièrement antipathique » [8].

Cabu est d’une autre école. Celle qui fait de la ressemblance la clé de la caricature. À Sadoul : « Tu as une seconde pour accrocher l’œil du lecteur, donc c’est une politesse de faire ressembler ton personnage [9]. » Ses portraits sont travaillés, fignolés, sculptés. Et le dessin procure au lecteur un plaisir immédiat, une jubilation qui tient d’abord aux retrouvailles avec un « personnage » rendu avec truculence et, au fil de ses apparitions, devenu familier. Madame Pompidou, Le Pen, l’Abbé Pierre, la mère Denis, Roger Hanin, Jacques Martin, Mireille Mathieu et bien d’autres ont été des « clients » réguliers de Cabu. Ce dernier s’était jadis entraîné à croquer ses modèles à la télévision, notamment en dessinant en direct les invités d’Anne Sinclair quand elle animait l’émission « L’invité du jeudi ».


Il existe, dans l’histoire du dessin satirique français, une tradition du portrait-charge (ou portrait en charge) qui prend ses racines au XIXe siècle avec Nadar, Daumier, André Gill, Léandre… Cabu s’inscrit dans cette filiation. Il s’était régalé en participant à l’éphémère Mords-y-l’œil, lancé en février 1981, mensuel de dessins dont chaque numéro était entièrement consacré à une personnalité [10]. Et il n’a pas les scrupules qui animaient son prédécesseur Alfred Le Petit (1841-1909), lequel, dans une note autobiographique, se désolait, lui qui était « amoureux de l’exquise beauté des formes », de se voir, comme caricaturiste, « condamné à perpétuité à défigurer les traits de [ses] contemporains ».

De ce processus de défiguration, Cabu se plaisait à donner cette définition : « Caricaturer, c’est accentuer la grimace naturelle de son modèle [11]. » Avant de la mettre en exergue en l’accentuant, il faut naturellement savoir la lire, la détecter, l’isoler. Ce que Cabu nomme « grimace » apparaît, en première approximation, comme un mixte de particularités physiques et d’expression. L’expression est ici au moins aussi importante que le fait d’avoir le nez long, le menton fuyant, les sourcils épais ou les cheveux bouclés. Elle est supposée donnée accès à la « vérité » du personnage. Mais l’accentuation, l’exagération, est intrinsèquement offensante.
Par nature, le caricaturiste est un adepte de la physiognomonie, au sens de Lavater. Il postule que le visage, la « grimace », reflète la personnalité, donne accès à l’intériorité. Cabu l’affirme avec netteté : « Le visage est le reflet de l’intérieur de l’homme, (…) si la nature nous dote d’un certain physique (que nous subissons), c’est l’intelligence et la sensibilité, les chrétiens diraient l’âme, qui animent ce visage. » [12]
Et les signes d’expression, si l’on suit Rodolphe Töpffer, sont de deux sortes : les signes permanents (qui renseignent sur le caractère et l’intelligence) et les non permanents (qui traduisent les émotions passagères). Dans la « grimace » que cherche à rendre le crayon de Cabu, les premiers l’emportent sur les seconds. Mais quelquefois les deux tendent à se confondre. Son Abbé Pierre a toujours et systématiquement les yeux grands écarquillés derrière ses lunettes : c’est le regard d’un ingénu. Son Jacques Martin a un sourire forcé, une bouche toute en dents : c’est la « grimace sociale » de l’entertainer professionnel. Son Chirac et son Johnny ont la mâchoire inférieure pendante, ce qui leur fait une bouche béante qui signale, littéralement, la « grande gueule ». Pour chacun, une expression passagère, ou intermittente, est érigée en grimace quasi permanente, requalifiée en masque. La seule cause agissante qui l’altérera légèrement au fil des années, c’est le vieillissement du modèle, enregistré, là encore, non sans un soupçon de cruauté : « une ride de plus chaque année ».

Un cliché assure qu’être caricaturé est flatteur ; ce serait une forme de consécration. Un autre cliché veut que ce soit la rançon de la célébrité, le prix à payer quand on est une personne publique. Ces deux idées ne sont pas dépourvues de vérité, mais il n’est pas certain pour autant que les personnalités concernées apprécient d’être moquées en permanence. La moquerie « attaque l’homme dans son dernier retranchement, qui est l’opinion qu’il a de lui-même », disait La Bruyère.
Quand Cabu tenait un bon « client », il ne le lâchait pas. Ainsi, « J’aimais bien prendre Madame Pompidou comme cible (…) car pour moi, elle était le symbole du “bon goût” français, du snobisme du salon où l’on cause, le tout chapeauté par l’image de la dame patronnesse [13]. » Le bon personnage transcende la personne, déborde l’individu pour symboliser quelque chose de plus grand que lui : une caste, un type, une figure d’époque. En outre, il détient et incarne nécessairement une forme de pouvoir (politique, médiatique ou symbolique). C’est pourquoi, en s’en prenant aux personnes symboles, le dessin de presse « permet de dénoncer les brimades et les injustices quotidiennes. Il est une sorte de revanche, aussi bien pour le dessinateur que pour le lecteur [14] ».
Johnny Hallyday était une autre de ses cibles privilégiées. Parce que le rocker français était une icône nationale, et que le rôle de l’humoriste est de déboulonner les idoles. Aussi parce que Cabu exécrait sa musique. « 50 ans qu’il nous vérole les tympans », proclama-t-il en couverture d’un numéro de Charlie Hebdo. Le dessin « défoule », reconnaissait Cabu [15]. Avec Johnny, Cabu a pu se défouler à loisir. Il a accumulé tant de dessins, l’a représenté tant et tant de fois avec ses valises sous les yeux et sa « gueule » démesurément ouverte, qu’il y a eu matière à faire un recueil : Johnny c’est la France (Les Échappés, 2011). « Caricaturer Johnny relève du blasphème », prétend la quatrième de couverture, phrase à laquelle les tragiques événements de ce début d’année donnent une connotation étrange.

Même à un dessinateur aussi doué que Cabu, il arrive que certains modèles résistent. Il confessait n’être jamais arrivé à dessiner Dominique Strauss-Kahn (Idem, p. 29). Et je pense que beaucoup tomberont d’accord avec moi pour lui reconnaître plus ou moins de réussite dans la figuration des Présidents de la République successifs : son Giscard à la bouche en cul-de-poule reste mémorable, son Mitterrand roué et dissimulateur était d’autant plus parfait qu’il le rendait avec une remarquable économie de moyens… Mais je tiens son Sarkozy pour raté, avec ses petites cornes supposées le rendre « diabolique » qui ont tout de l’accessoire inutile, du postiche arbitraire.
Cabu savait, du reste, que, pour chaque personnage émergeant au premier plan sur la scène publique, l’ensemble des dessinateurs de presse se trouvent en concurrence implicite les uns avec les autres. C’est à celui qui « tiendra » la meilleure Merkel, le Hollande le plus frappant, la Trierweiler la plus convaincante.

À côté de ses modèles réels, Cabu avait aussi constitué au fil du temps sa propre « famille » de types humains et sociaux : le Grand Duduche, Catherine (délurée, quoique pensionnaire dans une institution religieuse), l’adjudant Kronenbourg, Camille-le-camé, l’emblématique Beauf, le controversé mongolien.
Preuve que le « Beauf » a touché juste, le terme est passé dans le langage courant. Cabu a inventé une catégorie qui nous manquait. Le personnage est né en 1973 dans les pages de Charlie Hebdo. « Le beauf c’est le type qui assènes des vérités, ses vérités, il ne réfléchit absolument pas, il est porté par les lieux communs, par le "bon sens" entre guillemets, par des certitudes dont il ne démordra jamais [16] » Sa plasticité est remarquable. Selon les circonstances, il peut être maire, député, pilier de bistrot, chasseur, boucher, cuistot, adepte du sado-masochisme, électeur du FN (mais parfois du PCF, voire d’Arlette Laguiller) et bien d’autres choses. Il a pourtant connu une courbe d’évolution, dont le dessinateur était pleinement conscient : « Pour moi, le premier beauf était un contremaître d’usine d’armement. Ensuite, j’ai voulu en faire un type qui était dans la “com”, plus parisien, plus bobo [17]. »

Le mongolien, lui, a plutôt fait l’unanimité… contre lui. « Il ne m’a valu que des inimitiés, tout comme les rockers, il fait partie de la caste des intouchables [18] ». Le personnage avait pour modèle un voisin de Cabu, que ce dernier côtoya pendant 17 ans et qui « n’était certainement pas beaucoup plus con que beaucoup de nos concitoyens dits normaux [19] ».
Cabu ne voyait pas pourquoi on pourrait se moquer des cocus et pas des mongoliens. Le sujet du handicap mental est intrinsèquement sensible, comme a pu le mesurer l’humoriste Patrick Timsit, dont un sketch avait déclenché les foudres du père d’un enfant trisomique qui l’a poursuivi devant les tribunaux en 1999, avant de retirer sa plainte. Ce qui pouvait apparaître comme politiquement incorrect sur scène prend-il une autre dimension sous le crayon d’un dessinateur ?

Cabu ne pouvait ignorer que le terme de « mongolien » est perçu comme intrinsèquement péjoratif, et fréquemment utilisé comme insulte dans les cours de récréation.
Ensuite, même si ces dessins-là sont sans méchanceté, le « mongolien » de Cabu prend place au sein de la galerie de ses personnages. Or ceux-ci, dans leur très grande majorité, cristallisent ses détestations. Il y a un risque de contagion du regard.
Enfin, la trisomie 21 n’est pas une maladie comme les autres, dans le sens où elle entraîne des modifications morphologiques. Elle se marque notamment, comme l’on sait, par un aplatissement du visage, des yeux très écartés, des fentes des paupières obliques. Autrement dit, et pour reprendre le terme de Cabu, le mongolien est (en règle générale) naturellement « grimaçant ». Or la grimace est, nous l’avons vu, le vecteur de la moquerie, de la caricature, pour le dessinateur de Charlie Hebdo. Choisir un trisomique comme personnage récurrent, c’est, implicitement, le traiter comme une « caricature vivante ». S’abriter derrière le droit à l’humour et la volonté d’enfreindre tous les tabous ne suffit pas à dissiper le malaise que ces dessins peuvent susciter [20].

Cabu était un dessinateur bourré de talent et un gentil qui poussait la candeur jusqu’à ignorer qu’il pouvait aussi être « méchant ». Peut-être cette méconnaissance même était-elle l’une des conditions de l’exercice de son talent.

Thierry Groensteen

[1] Préface à Jean-Paul Tibéri présente : Cabu passe aux aveux !, Paris : Jean-Cyrille Godefroy éd., 1996.

[2] Préface à Cabu, pas complètement BÊTE… mais pas encore MÉCHANT !, Paris : éditions du Layeur, 2008.

[3Cabu dessinateur pamphlétaire, Poitiers : Michel Fontaine éd., 1984, p. 51.

[4] Cavanna, Bête et méchant, Paris : Belfond, 1981.

[5] Alexandre Devaux, « Hara-Kiri mensuel : le berceau de l’humour bête et méchant », Humoresques, No. 23, janvier 2006, pp. 101-119.

[6] Cf. l’entretien à ligne à l’adresse suivante : http://www.briographe.com/post/2008/07/24/Tous-fondus-des-Indegivrables

[7] Numa Sadoul, Dessinateurs de presse, Grenoble : Glénat, 2014, p. 129

[8Idem, p. 123.

[9Ibid., p. 14.

[10] 5 numéros seulement paraîtront ; dans l’ordre : Giscard, Marchais, Coluche, Mitterrand, le Pape, jusqu’en juin 1981

[11Cabu passe aux aveux !, op. cit., p. 205.

[12Idem, p. 206.

[13Ibid., p. 154.

[14Ibid., p. 177.

[15] Numa Sadoul, Dessinateurs de presse, op. cit., p. 16

[16] Cabu au micro de Gérard Holtz, 10/11/1979.

[17Dessinateurs de presse, op. cit., p. 21.

[18Cabu dessinateur pamphlétaire, op. cit., p. 135.

[19Idem.

[20] C’est peut-être la raison pour laquelle le personnage du « mongolien » est totalement absent du par ailleurs remarquable volume Tout Cabu concocté par Frédéric Pagès et Jacques Lamalle, qui revisite l’ensemble de sa carrière en 360 pages grand format bourrées de dessins (les Arènes, 2010).