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je me souviens de cabu

Yves Frémion

[Février 2015]

Je me souviens de ma première rencontre.
Avril 1971, en région parisienne. L’ami Reiser m’a entraîné. Malgré leurs convictions anti-pub, les dessinateurs de Charlie Hebdo se livrent pour une fois à une prestation au profit d’une entreprise, de reprographie peut-être.

Outre Reiser, il y a Cabu et Wolinski, que je rencontre pour la première fois. Wolinski me dessine avec mes cheveux longs qui font « sale », comme dit la fille qu’il dessine face à moi. Cabu, lui, a choisi de caricaturer tous les gens présents. Une queue immense attend devant lui, car ça prend du temps, plusieurs minutes par personne. Mais au vu des premiers résultats, tout le monde est prêt à attendre l’après-midi entière pour ne pas rater ça.

Mon tour vient. Il me croque de face. Superbe ! Je suis enchanté. Pas lui. « Reviens dans un moment, je t’ai raté », assène-t-il. Je suis ébahi. Il insiste. Je refais la queue. Un peu plus tard, on recommence, enfin, lui, moi tout ce que j’ai à faire, c’est de ne pas bouger.


Cette fois, il me croque de profil. Un dessin beaucoup plus simple, sans une hésitation, la perfection même. C’est la première fois que je suis ainsi scotché dans mon apparence, que j’ignore en grande partie, les miroirs ce n’est pas ça. Cabu a réussi à me montrer non seulement avec une diabolique précision, mais il m’a saisi dans une expression de fierté arrogante, car la jeunesse est arrogante et je ne déroge pas. Mais c’est une arrogance sympathique, il m’a épargné.
Je suis fier comme un pou.

Je me souviens de K-Bu

Il signait ainsi ses premiers dessins, dans le journal scolaire où il a débuté notamment ; mais aussi dans un canard militaire, Le Bled, alors qu’il était lui-même trouffion à Bougie. Le jour où j’en ai déniché, avec cette signature bizarre, je n’arrivais pas à identifier ce K-Bu avec Cabu. Il m’a fallu attendre confirmation plusieurs années.
Je les garde précieusement.

Je me souviens de l’avoir vu chanter

Angoulême, j’ai oublié l’année. Cabu est là, avec son sourire jusqu’aux oreilles. Il a obtenu de chanter du Trénet devant le public, une expérience qu’il renouvellera plusieurs fois par la suite, y compris devant les caméras. Face à ses fans ébaubis, il se lance comme on se jette à la mer. Nul ne l’a encore vu dans ce rôle inattendu.
Cabu chante comme il dessine, sans regarder un texte ou une partition. S’il ne bouleversera pas ce soir là l’histoire de la chanson française, son enthousiasme emporte tout. Et ça fonctionne !
Fou de swing, Cabu est sans doute le dessinateur dont les dessins swinguent le plus. Il est même difficile de lire ses dessins sans avoir ce rythme en tête, tant il le reconstitue.
Je n’ai jamais vu Cabu aussi heureux qu’en réalisant un désir manifestement ancien. Il s’éclate plus qu’avec son crayon en main.
Un moment rare que nous, ceux qui le regardons et l’écoutons, savourons avec ferveur.

Je me souviens de ce qu’on raconte sur lui

Il y a tant de témoins que j’ai la certitude que l’anecdote n’est pas apocryphe. Mille fois racontée, mais on ne s’en lasse pas.
Cabu portait souvent de grands manteaux de type parka, comme son « Grand Duduche », avec de grandes poches. Dans les circonstances où il devait rester discret, on pouvait voir sa main dans sa poche s’agiter de façon frénétique. Certains ont pensé qu’il se livrait là à un onanisme d’adolescent attardé. Quand même, à son âge...!
Non, Cabu dessinait. Crayon et carnet au fond de sa grande poche. Sans rien regarder de ce qu’il faisait. Il ne regardait que la scène ou la personne à saisir au vol. Bien entendu, rentré chez lui, il refaisait tout, mais le brouillon ainsi happé au passage devait contenir l’essence de ce qu’il avait vu, donc qu’il voulait dessiner. Chez Cabu comme chez les très grands dessinateurs, ce n’est pas l’œil qui voit, c’est la main. Elle suit le contour, impose les points nodaux de l’image, attrape l’élément indispensable au squelette du dessin. Lui-même devait être surpris en découvrant ce que cette main avait dessiné, presque sans lui, en tout cas sans son œil.
Plus d’une fois, il a ramené des dessins de scènes où il n’aurait rien pu dessiner sans se faire jeter si on avait aperçu son crayon et son carnet. Cette discrétion unique dans le reportage dessiné lui a permis de faire vivre des quartiers et des villes entières, de dénoncer pratiquement en direct les dérives de la société. L’Histoire passe, Cabu est là.

Je me souviens de Cabu au Figaro

Cabu n’avait pas peur à ses débuts de travailler pour des supports qui ne devaient guère avoir son assentiment. Il a ainsi beaucoup travaillé au Figaro, illustrant des rubriques littéraires ou autres.
Surtout, il suivit de bout en bout, pour ce quotidien de droite, le procès Ben Barka. Chaque jour il en ramenait la synthèse dessinée, l’ensemble formant sans doute le meilleur résumé de cette affaire complexe... et à l’époque insoluble.
Il est étonnant qu’on n’ait jamais réuni la totalité de ce reportage en feuilleton, pour raconter l’affaire. Éditeurs, pensez-y, je fais la préface !

Je me souviens de ses reportages

Si un dessinateur mérite le titre de reporter-dessinateur, c’est bien lui.
Il y eut une époque dans Charlie Hebdo où toutes les semaines il y avait un reportage de Cabu. Ni BD ni dessin d’actu, un vrai reportage, où il allait sur le terrain. Il avait ainsi entamé un véritable tour de France, s’arrêtant dans les grandes métropoles et en en tirant une double page synthétisant ladite ville en quelques instants volés en direct. Il annonçait sa venue et les lecteurs se précipitaient, les associations se mobilisaient, les militants d’une cause locale prenaient contact, il allait partout.
On pouvait une semaine plus tard reconnaître tous les participants, même celui du fond à gauche. Les ventes des kiosques de la ville explosaient. Un bon truc pour monter le lectorat.

Je me souviens de la Grosse Bertha

Après l’arrêt du premier Charlie Hebdo, nous sommes restés quelques années sans autre journal satirique que le Canard enchaîné. Puis quelqu’un lança La Grosse Bertha, sur le modèle de l’hebdo disparu. Outre des anciens de Charlie Hebdo, il y apparut quelques petits nouveaux, Charb en tête.
Il y eut vite incompatibilité politique avec la direction et une scission survint, menée par Philippe Val, chroniqueur du journal, et Cabu. Mettant la main à la poche, ils reprirent le titre Charlie Hebdo et le relancèrent, emmenant avec eux la plupart des collaborateurs, du moins s’ils trouvaient grâce aux yeux de Val, ce qui ne fut pas mon cas.
Dès cette époque, Cabu fit un véritable transfert psychanalytique sur Val et le soutint systématiquement, même dans le pire. Beaucoup lui en voulurent au moment de la rupture avec Siné, qu’il ne voulut pas défendre. Cette différence d’analyse avec quelques collègues du journal (dont ses vieux copains comme Cavanna ou Willem) créa un malaise et rendit impossible une résistance de la rédaction au mauvais coup de son directeur. Ce qui avait marché pour la Grosse Bertha ne marcha pas pour Charlie Hebdo, qui y laissa des plumes... et relança Siné.

Je me souviens de sa vie sentimentale

Non que j’en aie été témoin, mais j’aimais beaucoup Isabelle Cabut, chroniqueuse à Charlie Hebdo, écologiste de la première heure, un temps à la tête de La Gueule ouverte. Une intelligence, une plume, une personne, quoi. J’imagine assez les discussions entre eux. Nul doute que chacun a influencé l’autre et que le compagnonnage critique de Cabu avec le mouvement écolo y soit pour quelque chose.
Plus tard, il rencontra Véronique, une attachée de presse qui a la particularité d’être passée professionnellement de Fluide glacial au... ministère de la Justice. Après les frapadingues réunis autour de Gotlib, elle fut la communicante de Robert Badinter ! Avec pour mari quelqu’un qui reste un des grands dessinateurs judiciaires... et pas toujours pour mettre la justice en valeur. Un dessinateur constamment poursuivi devant les tribunaux !
Ce fut quand même l’époque où Badinter mit un terme à la peine de mort dans le pays, chose qui devait lui valoir le respect des dessinateurs les plus exigeants. Cabu en tête.

Je me souviens de Mano Solo

Le fils de Cabu et Isabelle, avant de devenir une star de la chanson et un emblème de la résistance au Sida, avait choisi la voie du punk pour s’exprimer, assez en révolte contre papa. Quand Cabu se mit à dessiner un de ses cauchemars avec un jeune punk hirsute qui mettait à bas toutes ses valeurs et lui pourrissait la vie, ce fut son fils qu’il dessina et... dont il s’inspira. Là aussi, seul le dessin lui permit de passer la crise, d’exprimer son sentiment et d’exorciser ce qu’il redoutait.

Je me souviens qu’il me doit un dessin

Lors de la pré-campagne d’investiture écolo à la Présidentielle de 2001, Cabu avait eu l’occasion de me dessiner, avec quatre camarades, et face au président Chirac, en une du Canard enchaîné. Le dessin n’était pas grand, car la rédaction de l’hebdomadaire n’a jamais valorisé ses dessinateurs, même les meilleurs ; mais malgré tout, on reconnaissait chaque candidat très précisément, avec chaque fois le détail qui ne laisse aucun doute sur son identité (bien que Noël Mamère et Alain Lipietz aient eu, comme moi, une paire de moustaches). Sur quelques millimètres, c’était parfait.

Je l’avais aussitôt appelé pour lui dire que, quel que soit le prix, je voulais l’original. Ce n’est pas tous les jours qu’on est caricaturé dans le Canard ! Il avait rigolé : « Tu es fou ! Je te le donne ! » Mais il fallait pour ça qu’il le récupère, qu’il ne le perde pas dans son foutoir (imaginez les dizaines de milliers de dessins qui traînaient, plus ou moins classés, chez lui), et qu’il y pense.
Le dessin reparut peu après dans un recueil de ses dessins. Je le rappelai. Il m’expliqua qu’il ne l’avait pas retrouvé encore, et que pour le recueil, il ne s’était pas servi de l’original.
Il ne l’a toujours pas retrouvé. Je désespère. Je ne peux pas frimer avec.

Je me souviens de l’exorcisme

J’ai souvent pris Cabu comme exemple parfait d’une théorie qui n’a rien de scientifique mais qui aide à briller en société. Donc je l’utilise souvent.
C’est que plus un artiste réalise une œuvre violente, dure, impitoyable ou horrifiante, plus il est dans la vie un garçon gentil, doux, non-violent et adorable, absolu contraste qui révèle souvent le talent. Willem ou Vuillemin en sont des exemples parfaits.
Le doux et pacifique Cabu, éternellement calme, n’était pas que le gagman de Catherine ou du Grand Duduche, le dessinateur de Goscinny ou du « Club Dorothée ». Il n’avait pas son pareil pour montrer la terreur, dévoiler le pire, dessiner la torture, le meurtre, la chasse, le sang, le viol, la guerre. Sans fioritures, sans censure. Il dessinait cela avec sans doute en lui l’effroi qu’il distillait dans son dessin. Il montrait ce qui lui faisait le plus horreur, ses peurs viscérales, il le dessinait pour que cela n’arrive jamais. Un exorcisme, un peu comme on vaccine un enfant en lui inoculant un peu de la maladie dont on veut le protéger.

Je ne me souviens pas du Club Dorothée

Je ne le regardais jamais. Je me demandais ce qu’il foutait là. Il gâchait son talent.
Je n’avais pas compris qu’en dessinant pour tous ces gamins incultes en dessin, il créait un lectorat à venir. Combien de lecteurs de BD ou de revues satiriques aujourd’hui ne le sont que parce que Cabu les y a initiés ?

Je me souviendrai longtemps de Cabu.

Yves Frémion
plagiaire de Georges Perec