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« au nom de plus de vérité »

Le dernier volume du Journal de Fabrice Neaud (volume 4) remonte déjà à 2002. Après avoir publié quelque 779 pages en sept ans, l’auteur paraissait avoir renoncé à poursuivre une œuvre dont l’originalité et la qualité avaient pourtant été soulignées de toutes parts. Trois raisons semblaient se conjuguer pour qu’il y mît un terme : le décalage temporel de plus en plus important entre les événements rapportés et la parution du volume correspondant, éloignant toujours davantage la perspective d’un authentique journal ; le dégoût ressenti par rapport à la soudaine prolifération de bandes dessinées relevant de ce que Neaud appelle « l’autobiographie light » (voir à ce sujet son entretien avec Jean-Christophe Menu, L’Eprouvette n° 3, en janvier 2007) ; enfin la difficulté à assumer certaines des réactions polémiques suscitées par le Journal, émanant notamment de personnes qui s’y sont trouvées représentées contre leur gré ou du moins sans leur consentement.

Tout à ses cathédrales et à ses projets de science-fiction, Fabrice Neaud semblait donc avoir tourné le dos au Journal. Il n’en était rien : un volume 5 est désormais annoncé, et, en attendant, ce début d’année 2010 a vu paraître une nouvelle édition augmentée du volume 3 (anciennement III), qui était déjà le plus épais des quatre. Elle comporte une bonne cinquantaine de pages nouvelles, et une postface expliquant les raisons de ces ajouts (bon prince, je vous indique ici à quelles pages de la nouvelle édition vous les trouverez : il s’agit des pages 32 à 45, 230 à 251, 289 à 302 et 418 à 422).

Ce qui frappe le plus à la lecture de deux de ces quatre séquences nouvelles, c’est leur agressivité. Certes, Neaud n’a jamais cherché à être un auteur consensuel. Il n’est pas dans son caractère de vouloir plaire, de se rendre sympathique. Sa posture est définitivement celle du minoritaire. On dira qu’il y est condamné par ses préférences sexuelles (dont il faut bien mesurer qu’elles restent beaucoup plus difficiles à assumer dans une petite ville de province qu’à Paris). Mais, précisément, ce que Neaud s’attache à montrer, avec plus de netteté que jamais dans ces pages nouvelles, c’est que le fait d’être gay impose une marginalité qui n’est pas seulement sexuelle ou sociale mais aussi intellectuelle et, au sens fort du terme, politique. Il soutient, non sans brio, que l’humain n’est véritablement un sujet de Droit qu’autant qu’il est mâle et hétérosexuel. Et de démonter la logique sous-jacente d’un incident dont il fut le témoin, pour déboucher sur la conclusion que toutes les paroles, tous les regards ne se valent pas dans notre société « démocratique » : il y en a d’autorisés, et qui en usent sans complexes ni précautions, d’autres qui demeurent irrémédiablement frappés d’interdit.

© ego comme x

Neaud manque terriblement d’indulgence, c’est là son moindre défaut. Quinze ans après certains faits qu’il évoque, sa haine, son ressentiment, sa puissance d’indignation sont intacts. Décidément, le passé ne passe pas. Il ne pardonne à personne (il faut lire ce qu’il met aux étudiants en art et à leurs professeurs), et pas davantage à lui-même, à ses reculades d’antan, motivées par « la crainte et le refoulement ». Ses lecteurs avaient été frappés par le ton beaucoup plus apaisé du volume 4 du Journal, où il paraissait avoir trouvé une certaine sérénité. Il n’y a plus trace d’apaisement ici. Et il est même difficile de ne pas être saisi par les expressions qu’il se prête, en particulier aux pages 290 à 296 : son visage creusé, enfiévré, est celui d’un revenant qui, dans un film d’épouvante, sortirait de quelque caveau pour que sa justice s’abatte sur les vivants.

Neaud assène sa vérité, contre celle du groupe, de la majorité, de la meute, du « club des mecs ». Une vérité qui n’a rien d’aimable et qui, c’est sûr, ne plaira pas à tout le monde. Mais comment ne pas saluer un autobiographe qui se refuse absolument à tricher, et une bande dessinée qui donne considérablement à penser ?