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le rire et l’irrespect au bout du crayon

Nelly Feuerhahn

(Février 2015)

Cabu, c’est un génial talent graphique, une mine pointée contre la bêtise, la corruption, le goût du pouvoir, les baudruches des médias… Cabu et l’irrespect au bout du crayon, c’est pour rire et ça fait mouche.

Cabu propose une lecture critique du monde à travers des personnages et des situations qui incarnent des indignations, mais aussi des espoirs, des rêves, de la joie de vivre. Chacun peut reconnaître nos contemporains dans les types humains qui habitent ces dessins. Et même, à l’occasion, se reconnaître parmi eux.

Dès le lycée, Cabu donne vie à son personnage le plus touchant et drôle, l’adolescent idéaliste inadapté à un monde qui ne correspond pas à ses idéaux. Il devient le grand Duduche dans les pages de Pilote en 1963, un journal dirigé par Goscinny en direction d’un public jeune. Rêveur timide, amoureux de la fille du proviseur ou de celle du colonel, il est en butte à de multiples mésaventures par sa naïveté.



Plus tard apparaît le Beauf, au début des années 1970 dans Charlie Hebdo [1], un journal satirique autrement violent et contestataire, héritier de Hara-Kiri, délibérément bête et méchant pour le plaisir.
La description qu’en fait Cavanna est édifiante : « Le beauf a pour lui tout ce que l’imbécile standard a spontanément : il est tout naturellement raciste, chauvin, braillard, roublard, lâche, sournois, tricheur, sexiste… », mais au fil des années le personnage évolue, comme la société elle-même, et là est le grand art de Cabu, ses personnages sont toujours actuels. Au milieu des années 1990, le nouveau Beauf change d’allure, il est à la mode, continue Cavanna, car « la connerie n’évolue pas, mais elle change d’allure. L’idéal de l’homme bien dans son époque : être con, totalement, délicieusement, mais con dans le vent. Quoi de plus ringard que l’intelligence [2] ? »

Cabu quitte Pilote en 1974 pour Hara-Kiri et ses prolongements successifs en Charlie Mensuel ou Hebdo, puis intègre l’équipe du Canard enchaîné en 1982 [3] et dix ans plus tard contribue à la renaissance de Charlie Hebdo. Ses personnages le suivent. Confronté aux transformations du Beauf, le grand Duduche change lui aussi. L’adolescent fait place à un jeune adulte politiquement conscient, défenseur d’une écologie pratique, sans rien perdre de sa naïveté, ni de ses idéaux d’une humanité universellement partagée. Ces deux figures opposent sans relâche leurs faces contradictoires dans un impossible dialogue, à l’exception notoire d’une participation à un spectacle de Charles Trenet. Les deux antagonistes définitifs communient alors dans une même émotion, où le bonheur et la joie swinguent au rythme de la musique préférée de Cabu. Ephémère moment de rencontre, car le Beauf a un fils, apparu dans les années 2010. Plus rusé et sans scrupules, il excelle dans les manipulations médiatiques et fréquente les cercles de la société où se décident les opérations mafieuses. Sous la forme d’un strip de quelques cases, dès 1983 le récit fait partie des rubriques fixes attendues en bas de la page 7 dans le Canard enchaîné.

Épisodiquement surgit l’adjudant Kronenbourg, rouage obscur de la mécanique militaire ; image emblématique de l’antimilitarisme de Cabu, ce personnage incarne la violence instituée, légitime, l’obscurantisme. Il précède le Beauf de quelques années, à une époque où le service militaire est encore obligatoire [4], ensuite on le retrouve à nouveau lorsque des actions armées mettent les uniformes sur le devant de l’actualité.
Cette figure omniprésente, affirmative par essence, n’est que rarement en situation de dialogue. L’adjudant Kronenbourg clame haut et fort un point de vue définitif qui ne souffre aucune critique et déborde la bêtise outrancière du Beauf. Parole censée dire la raison d’État, elle exprime un univers autiste, en écho au vide de la pensée. Par ce personnage récurrent, sortant comme un diable de sa boîte, Cabu dénonce le rôle prétendu formateur dévolu à l’armée. Il réfute la réalité de l’intégration et de l’égalité républicaine supposées servir au brassage social. Il pointe par ailleurs les risques d’une confusion entre interventions militaires et humanitaires.

Ce personnage, aussi outré soit-il, provient pourtant de la réalité vécue par Cabu à l’armée. De mars 1958 à juin 1960, Cabu est soldat de seconde classe au 9e régiment de Zouave près de Constantine en Algérie. L’adjudant Kronenbourg a pour modèle un militaire sous les ordres duquel Cabu s’est alors trouvé. Le personnage, porté sur la boisson, fort d’une autorité aveugle, applique sans état d’âme les consignes de sa hiérarchie, en y ajoutant souvent au passage et pour lui-même un bonus de sadisme caractériel.
Ce sont vingt-sept mois de sa vie qui lui ont été volés, dira Cabu plus tard, insistant sur son impossibilité à témoigner de son expérience : « Je veux bien tout dessiner mais pas la guerre d’Algérie [5] ». À l’instar de tous les jeunes des classes d’âge concernées, Cabu a été confronté aux exactions de tous bords, tous en sont demeurés traumatisés. Dans un dessin tardif (Ma Ve République, Hoëbeke, 2001, p. 13), il explique comment une expérience fut déterminante dans son rejet total de tout militarisme.

Dans ces années 1950-60, l’antimilitarisme s’exprime ouvertement dans le dessin de presse, en particulier avec Siné dans L’Express, et Bosc, revenu brisé d’Indochine et distillant son regard critique sur l’absurdité et le cynisme militaires dans France Observateur [6]. La violence d’État est dévoilée comme telle, associée à la bêtise et au fanatisme, ses effets sont insupportables. Mais l’humour n’a pas toujours le dernier mot et les procès font partie des risques du métier ; sur les onze intentés à Cabu, six l’ont été par l’armée et autant de perdus par lui.

Après 1968, la question de l’éducation interfère avec le rôle de l’armée dans les dessins de Cabu. Les méthodes pédagogiques nouvelles proposent un monde à l’envers que le jeune père du futur Mano Solo [7] ne manque pas d’illustrer. L’émancipation sexuelle de la jeunesse transforme radicalement le paysage sociologique, pour la plus grande jubilation de l’humoriste.




Concernant l’obligation du service militaire, il n’est plus question d’insoumission mais de stratégies pour obtenir le statut d’objecteur de conscience. Impossible de ne pas évoquer les peines de prison pour les contestataires, ni les stratégies le plus souvent inefficaces des jeunes appelés des années de guerre en Algérie. Cabu, visant systématiquement à côté des cibles, réussit à ne pas porter d’arme. L’ironie appliquée à la situation du jeune post-soixante-huitard illustre la légèreté des conditions militaires dans ces années 1970-80 et le renversement des attitudes à l’égard de l’armée.
Cette nouvelle génération exaspère le Beauf, qui demeure attaché aux valeurs d’avant 1968. Dès lors, dans les dessins de Cabu la question de l’antimilitarisme traite conjointement la question des choix politiques en direction de la jeunesse. Cependant, à l’adjudant Kronenbourg fort de ses certitudes est alors opposée une jeunesse sans repères.

La critique se fait autrement plus aigüe et politique que la plaisanterie bon enfant proposée par le jeune humoriste dans Le Journal de Catherine (1970).

Dans l’univers de Charlie Hebdo, résolument engagé dans un mouvement de critique sociale et politique, les dessins de Cabu correspondent à de véritables investigations journalistiques.
Un autre pas est franchi avec l’entrée des femmes dans l’armée. Ce modèle féminin n’a rien à envier à l’adjudant, il est une adaptation militaire de la femme du Beauf, une redoutable virago dont le pire est à craindre.

La caricature entretient décidément bien le lien établi par le genre satirique entre la laideur et la malveillance bête… Illusion ou technique, l’exception est Catherine, un personnage dont l’innocence et non l’apparence est dénaturée dans un album machiste à plaisir et couronné du prix des phallocrates par Choron en 1982 [8].
Le regard espiègle du jeune Cabu, s’il demeure toujours présent dans ses dessins, se leste néanmoins d’une actualité éminemment complexe, riche d’engagements guerriers qui embrasent la planète. Avec le terrorisme et les attentats des années 2000, le fanatisme gagne du terrain, introduit par des formes d’endoctrinement nouvelles et des technologies débordant les possibilités de défense des démocraties. Fidèle à son rejet de toute aliénation à un ordre totalitaire déshumanisant, Cabu, pourfendeur définitif de toute violence armée, dénonce l’emprise croissante des religions dans la logique guerrière. Ce dernier combat, le dessinateur l’a payé de sa vie le 7 janvier 2015.
Comment verrons-nous désormais le monde à venir sans le grand Duduche, le Beauf et ses émules, les adjudants de toutes obédiences ? Qui saura introduire cette distance produite par l’humour et nécessaire à une lecture lucide de notre société ? Cabu, un humaniste pudiquement caché derrière l’humoriste, nous manque déjà beaucoup.

Nelly Feuerhahn

[1Charlie Hebdo a été créé en 1969 pour prendre le relais de Hara-Kiri après son interdiction (en raison de la couverture commentant la mort du général De Gaulle en ces termes : « Bal tragique à Colombey : 1 mort »). Son arrêt en janvier 1982 durera jusqu’à sa relance par Cabu et Philippe Val en 1992.

[2] « D’un beauf à l’autre », préface de Cavanna pour Les Nouveaux Beaufs sont arrivés !, Paris : Le Cherche Midi éditeur, 1992.

[3] Voir la reprise des premiers strips de Cabu dans Le Canard enchaîné du 18 février 2015, où Roger Hanin figure le beauf de François Mitterrand. Un statut qui est le sien dans la vie réelle, au titre d’époux de la sœur de Danielle Mitterrand.

[4] Le service militaire obligatoire pour les hommes a été supprimé sous la présidence de Jacques Chirac en 1996.

[5] Frédéric Pagès et Jacques Lamalle, Tout Cabu, Paris : Les Arènes, 2010.

[6] Bosc est né en 1924, Siné en 1928, Cabu en 1938, ils ont respectivement 34, 30 et 20 ans en 1958.

[7] Emmanuel Cabut (1963-2010), fils de Cabu et Isabelle Cabut-Monin (co-fondatrice de La Gueule ouverte avec Pierre Fournier) deviendra chanteur sous le nom de Mano Solo. Les parents divorcent en 1976. Véronique Brachet, attachée de presse connue durant les années Pilote chez Dargaud, est la seconde épouse de Cabu.

[8] Cabu, Catherine saute au paf !, éditions du Square, 1982.