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le grand duduche, du potache au rebelle

Jean-Pierre Mercier

[Avril 2015]

Cabu a maintes fois déclaré dans des interviews ou écrit dans des préfaces que le Grand Duduche était né du conseil avisé de René Goscinny, avec qui il travaillait dans Pilote. L’hebdomadaire, lancé en octobre 1959, s’adresse alors à des lecteurs entre 7 et 14 ans, et s’inspire d’Eagle, hebdomadaire anglais auquel il emprunte son format et sa formule, entre news magazine pour jeunes et journal de bande dessinée. Cabu y a placé ses premiers dessins en 1962.

Il a 24 ans et une déjà respectable carrière derrière lui, si l’on songe qu’il a publié son premier dessin professionnel en 1954 dans le quotidien L’Union de Reims (il avait alors seize ans).

Goscinny remarque vite le jeune dessinateur et lui propose presque immédiatement d’illustrer les textes qu’il se met à écrire pour La Potachologie illustrée, rubrique qui chronique sur le mode plaisant la vie quotidienne des collégiens de l’époque. La rubrique fait l’objet d’un recueil, La Potachologie (Denoël, 1964), et la collaboration se poursuit selon la même forme mais sous un nouvel intitulé, Le Potache est servi [1] en 1964 et 1965. Pour les besoins des textes de Goscinny, Cabu met en scène une cohorte anonyme de collégiens au milieu desquels se distingue une espèce de grande bringue aux vêtements trop courts qui, c’est le cas de le dire, sort du lot. Ancien dessinateur et professionnel avisé, Goscinny en saisit tout de suite le potentiel et dit à Cabu « C’est lui votre personnage, trouvez-lui un nom [2]. »

Cabu s’empresse de suivre le conseil, baptise son personnage Le Grand Duduche et le met en scène dès 1963. Au début, les pages du Grand Duduche sont le prolongement des textes de Goscinny. Cabu exploite un certain folklore des établissements scolaires dont on peut trouver l’origine dans Zéro de conduite (1933), le beau film de Jean Vigo, ou encore dans Les Disparus de Saint-Agil (1938), de Christian-Jaque d’après le roman de Pierre Véry. Les cours, la cantine, les antisèches, la gym, les douches collectives, le dortoir et les heures de colle sont les thèmes récurrents de pages en noir et blanc, où le Grand Duduche est invariablement présenté vêtu d’une blouse grise qui le recouvre très imparfaitement. Ses cheveux clairs sont en broussaille et il porte dès l’origine la paire de lunettes rondes qui ne le quittera plus et qui permettent de l’identifier à son créateur. L’identification sera encore plus manifeste lorsque, le temps passant et les mœurs évoluant, Duduche arborera la coupe de cheveux « à la Jeanne d’Arc » qui sera également celle, immuable, de Cabu lui-même à partir de la fin des années 1960 [3].



Les premières années, Cabu dessine souvent des doubles-pages qui se présentent comme des vues d’ensemble (et en coupe) de l’établissement que fréquente Duduche. Ces vues d’ensemble, qui s’inspirent avec malice des « Pilotorama », doubles-pages didactiques qui furent longtemps une des signatures de l’hebdo (l’une s’intitule d’ailleurs « Duduchorama »). Elles mettent en scène les départs en vacances, les rentrées scolaires, le bal de la Saint-Charlemagne et même une étonnante transposition de l’établissement en 1868. Les lecteurs du Pilote de l’époque le savaient (les billets de la rédaction s’en faisaient souvent l’écho, avec humour) : Cabu était systématiquement en retard pour rendre ses pages. Le recours à ces doubles-pages qui ne nécessitaient pas d’imaginer un scénario et de trouver une chute devaient représenter un certain confort pour le dessinateur débordé. Elles lui permettaient en outre, sur un thème saisonnier, de sacrifier à son goût prononcé pour les scènes grouillantes de détails, dont certains franchement farfelus.

Au fil des parutions, un petit monde, d’abord très indistinct, se met en place. Cabu conçoit l’espace du collège comme un théâtre où se remarquent bientôt quelques individualités : le gardien de l’établissement, le professeur de gymnastique, la lingère, le proviseur, sa femme (c’est elle qui, dans le couple, porte la culotte) et leur fille, sans oublier les parents de Duduche lui-même, qui ont beaucoup de points communs avec les propres parents de Cabu et, last but not least, le pion Belphégor, incarnation de la peau-de-vache qui évolue pourtant vers plus de complexité et, disons-le, d’humanité.

Cabu l’a reconnu sur le tard, il y a une belle part autobiographique dans l’univers de Duduche : Jean Cabut a dans sa jeunesse connu un collégien nommé Duché, il a eu un pion nommé Fégor (devenu Belphégor [4] dans la BD), le proviseur de Duduche ressemble à celui qu’il a connu et, oui, ce proviseur avait une fille qui a fait battre son cœur et celui de ses condisciples [5]. On peut pousser l’identification plus loin : Duduche aime les vieilles voitures (Cabu a un temps possédé un modèle Trèfle de Citroën avec lequel il sillonnait à petite vitesse les routes de campagne) et le jazz qui swingue (Cabu a consacré des pages enthousiastes et dessiné des dizaines de pochettes de disques et de CD).

On ne sait quelle a été la scolarité du jeune Jean Cabut, mais on peut déduire de plus des 260 pages de ses œuvres complètes que Duduche est inadapté à son milieu, maladroit, dégingandé, peu doué pour les activités sportives, mais doté du solide appétit de l’adolescent en pleine croissance. Il aime les animaux (il conserve un serin puis toute une ménagerie d’animaux dans son casier personnel, et nourrit en douce un cochon caché dans les caves de l’établissement), déteste les maths et l’esprit de sérieux.

Au fur et à mesure que Duduche traverse les années 1960, le ton et l’esthétique de la série évoluent : d’abord cantonné, comme on l’a vu, à un certain folklore d’internat qui remonte aux années d’avant-guerre, Le Grand Duduche en vient à se faire l’écho, sur le mode humoristique, des changements de la société et de l’enseignement. Cabu se moque de la mode lycéenne (les badges qui firent fureur au milieu des années 1960, la musique yéyé…), introduit de plus en plus de personnages féminins, habillés à la mode de l’époque, mini-jupes d’abord puis grandes robes aux motifs fleuris. Certaines pages parmi les plus réussies moquent les réformes que lancent les successifs ministres de l’Education.

Duduche lui-même évolue, et pas seulement du point de vue vestimentaire. Il affirme de manière de plus en plus marquée des opinions qui reflètent à coups sûr celles de son créateur : une franche détestation de l’armée, de la publicité, du rock français (et en particulier de Johnny Hallyday, tête de turc moqué avec une verve affûtée), de la vieille garde du cinéma de papa (Jean Gabin, le dialoguiste Michel Audiard)… mais il garde un côté fleur bleue qui s’illustre par la passion sans retour qu’il voue à la fille du proviseur.

Sa timidité empêche qu’il ose l’aborder. De plus, la compétition est rude entre les collégiens qui en pincent pour la donzelle. Avec le temps, Catherine (on découvre en cours de route qu’elle s’appelle Catherine), d’abord dépeinte comme une lointaine jeune fille inaccessible, se transforme en une petite-bourgeoise pétrie de préjugés. L’écart entre Catherine et Duduche sera encore plus marqué après 1972, quand Cabu quitte Pilote pour passer avec armes et bagages à Charlie Hebdo, qui connaît alors sa période faste. Cabu accentue alors les aspects « réactionnaires » de la jeune fille : elle aime l’armée, est « pour les patrons contre les ouvriers, pour la bombe atomique et pour qu’on s’en serve, pour la police contre les étudiants […] ».

Le Grand Duduche la considère avec des sentiments mêlés : il reste amoureux d’elle tout en étant conscient de ses défauts rédhibitoires. En poussant un peu le trait, on pourrait même dire qu’à la fin, ce sont leurs opinions politiques et les préjugés de classe qui les séparent [6].

Du point de vue graphique, Cabu passe d’un trait de plume qui n’est pas sans rappeler Ronald Searle à un trait de pinceau dont la souple rondeur le rapproche indéniablement du grand Georges Beuville. Le recours à la couleur, assez rare, est toujours spectaculaire et la polychromie peut devenir, le temps d’une page, l’argument même de gags parmi les plus réussis de la série.

On a déjà mentionné l’intégrale de la série qui a paru en 2008. Elle permet de juger sur pièces de la totalité de la geste duduchienne. Si elle comporte quelques ratés – tout n’est pas inoubliable dans cet amoncellement de pages – elle témoigne que Cabu, qu’on connaît surtout comme un caricaturiste féroce, était très à l’aise dans le registre « fleur bleue ». Encore faut-il relativiser ce dernier terme.
Certaines pages sont d’indéniables réussites de composition et de narration, et leur humour à la fois malicieux et acide traverse très bien les décennies. Mais il entre une bonne part de vacherie dans sa chronique collégienne. On pense à la galerie de portraits d’enseignants, incompétents, complaisants, réactionnaires et de façon générale assez « largués » qu’il constitue au fil des pages.

Ou, en miroir, à la cohorte d’adolescents conformistes, indifférents, bornés qu’il épingle avec gourmandise. Certaines histoires jouent sur la pantomime (Cabu n’était pas pour rien un admirateur de Jacques Tati), d’autres sont de courtes comédies particulièrement enjouées. On pense ici aux pages que Cabu consacre à l’intérim que Duduche et son copain Momo font au siège d’un quotidien régional, le temps que le père de Momo, rédacteur en chef, s’offre quelques jours de congés. La mise en boîte des travers de la presse de proximité est menée dans un crescendo véritablement hilarant.

Il ne nous semble pas exagéré de dire que, si Cabu a créé un « type » avec le personnage du Beauf’, il en a créé un autre, Duduche, qui est son opposé infiniment plus aimable. Cabu était pleinement conscient de l’opposition entre Duduche et le Beauf’. Bien qu’il ait à peu près complètement abandonné Duduche à la fin des années 1970, il n’a pas hésité par la suite à le ressusciter ponctuellement (en particulier dans les strips hebdomadaire du Canard enchaîné), comme protagoniste occasionnel du Beauf’, auquel il s’opposait avec force, au nom de valeurs auxquelles Cabu croyait manifestement toujours.
Au fond de lui-même, Cabu était resté Duduche, symbole de l’adolescent contestataire, idéaliste sans être jamais dupe. Un beau personnage.

Jean-Pierre Mercier

[1] Qui fera l’objet d’un second recueil, chez Denoël, en 1965.

[2] Cf. la postface de Cabu au Grand Duduche, l’intégrale, éd. Vents d’ouest, 2008, p. 638.

[3] Le Grand Duduche deuxième époque arbore également un pull à col roulé, comme le Gaston Lagaffe d’André Franquin, que Cabu admirait beaucoup.

[4] Sans doute en clin d’œil à la célèbre dramatique télévisuelle qui passionna la France en 1965.

[5] De la même manière, le prototypique « Beauf’ », que Cabu a inventé dans les années 1970 et qui est devenu le symbole d’une certaine franchouillardise, est directement inspiré du patron d’un restaurant de Châlons-en-Champagne que Cabu a connu dans sa jeunesse.

[6] Dans la galerie des créations de Cabu, Catherine est l’un des personnages qu’il traitera ensuite avec le plus de dureté : lui dédiant des pages spécifiques, en particulier dans Charlie Mensuel, il accentue encore les aspects les plus vains et superficiels de sa personnalité. Elle devient même, le temps d’un album, Catherine saute-au-paf