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Bill Watterson parle

Richard Samuel West

Nous traduisons ci-dessous quelques passages du grand entretien accordé par Bill Watterson à Richard Samuel West. « The Bill Watterson Interview » a paru dans The Comics Journal No.127 en mars 1989. Merci aux deux intéressés ainsi qu’à Gary Groth, éditeur du Journal, pour leur aimable autorisation.

Richard West : Comment expliquez le succès de Calvin et Hobbes  ?

Bill Watterson : Vraiment, je n’en sais rien, étant donné que je ne me suis jamais fixé comme but de faire de Calvin et Hobbes un strip populaire. Je le dessine juste pour moi. Je suppose que j’ai un don pour exprimer les goûts de la foule. Dans un sens, c’est un peu déprimant.

N’est-ce pas ironique que, dans un domaine qui est devenu aussi formaté, vous avez créé le plus grand succès des années 1980 sans chercher à exploiter une formule ?

Eh bien, en un sens, j’ai fini par me couler dans un moule éprouvé. C’est un strip à propos d’une famille ‒ un cadre universel, familier, auquel chacun peut s’identifier. J’essaie d’y introduire un tour unique, mais c’est un terrain bien balisé. Actuellement la tendance, dans les comics trips, semble être de viser un public étroit et spécifique, comme les parents divorcés, les baby boomers, et ainsi de suite. Je suppose que l’idée est d’attirer vers la page des comics un groupe mû par un intérêt particulier, qui pousserait des hauts cris si leur strip s’arrêtait. De cette façon, le strip a de meilleures chances de survie qu’un strip qui vise plus large mais touche moins profondément. En général, je n’aime pas les strips à la ode du moment, parce qu’ils sont généralement le résultat d’analyses de marché plutôt que l’expression de la sensibilité artistique honnête du cartoonist. Cependant, quel que soit le strip, l’important n’est pas le sujet : c’est ce que vous en faites. Un family strip peut être un radotage usé, comme n’importe quel autre type de strip.

Parfois Calvin agit d’une manière très infantile et à d’autres moments il a des comportements et des paroles complètement impossibles pour un enfant de six ans. Qu’en pensez-vous ?

Ma préoccupation principale est la flexibilité : ce qui m’offrira le plus large rayon d’action, la voie sur laquelle j’aurai le plus de prise. Sans aucun doute, ça a été l’approche de toute une série de strips que de faire ressembler un enfant à un adulte avisé. La raison est que, le dessinateur étant lui-même un adulte, il a probablement des commentaires d’adulte à faire. Mais il n’est pas naturel de s’exprimer à travers l’esprit d’un enfant.

(…)

Vous avez dit un jour que l’imagination de Calvin était supérieure à la vôtre. Où allez-vous puiser l’inspiration si vous ne vous basez pas sur votre propre monde ?

Eh bien, par exemple, l’une des choses avec lesquelles j’ai joué quelquefois est le critère de la taille. Vous considérerez que vous avez une taille donnée. Vous avez grandi jusqu’à un certain point, puis votre croissance s’est arrêtée, et vous voilà d’une certaine taille, considérant le monde à partir de ce point de vue-là. Si la taille était une variable complète, à quoi ressemblerait le monde ? Qu’est-ce qui changerait ? Cela m’offre un grand éventail de possibilités visuelles avec lesquelles je m’amuse à jouer. Pour des adultes habitués à penser le monde depuis une position avantageuse, je suppose que c’est rafraîchissant

(…)

Vous semblez dessiner moins de séquences de fantasy ces derniers temps. Y a-t-il une raison ?

Au début c’était amusant de juxtaposer simplement fantasy et réalité ‒ le seul fait que le lecteur pouvait voir l’épisode imaginaire et puis, à la fin, la bascule. D’abord épouser le point de vue de l’enfant puis réendosser celui de l’adulte et s’apercevoir qu’il y a une incohérence. C’était un procédé amusant au début mais le fardeau du strip consistait à rendre chaque switch plus intéressant. La juxtaposition seule devient très prévisible si vous la répétez encore et encore de la même manière. Il faut à chaque fois l’amener avec une certaine imprévisibilité, un peu d’intelligence pour éviter l’usure du procédé. Donc, en effet, je le fais moins parce que c’est de plus en plus difficile. Mais j’essaie toujours d’introduire de la fantasy quand elle m’intéresse. Elle comporte une certaine forme de limitation. Elle est amusante à lire et certainement amusante à dessiner, mais il ne s’y attache pas la même charge émotionnelle que peut avoir l’interaction entre deux personnages intéressants. En d’autres termes, quand Spiff est sur la planète Zorg, c’est une fête visuelle. Je peux dessiner des paysages bizarres et des monstres, en couleur, dans les pages du dimanche. C’est une BD d’aventures, dans sa forme la plus simple. Calvin réagit à la situation et à la fin il se retrouve dans sa salle de classe ou ailleurs, mais il n’y a pas d’émotion. La profondeur de l’amitié entre Calvin et Hobbes m’intéresse parce qu’elle est chargée de signification. Chaque sorte de comic strip pose des problèmes d’écriture spécifiques mais ma première préoccupation est de maintenir le lecteur en éveil, de faire en sorte que le strip reste imprévisible. Que le lecteur se demande ce qui arrivera ensuite et qu’il soit surpris.

Vous diriez que Calvin et Hobbes a pour sujet fondamental l’exploration de cette amitié, et que tous les autres procédés que vous utilisez dans le strip sont des sortes de soupapes comiques dérivant de ce centre émotionnel ?

C’est plus ou moins ça, mais je ne dirais pas que tout le reste en découle. Les deux m’intéressent, pour des raisons différentes. En fait, ce que j’essaie de faire c’est de jongler avec autant de balles que possible en même temps, de sorte que je peux avoir un bon mot un jour, une fantasy un autre jour, un épisode sur l’amitié, un sur la tristesse … J’essaie d’explorer un monde le plus divers possible. Encore une fois, c’est cette flexibilité qui rend l’écriture intéressante et j’espère que, de cette façon, elle reste vivante pour le lecteur.

(…)

Hobbes est ‒ implicitement/explicitement ‒ le produit de l’imagination de Calvin…

Le strip ne l’affirme pas. C’est l’hypothèse que font les adultes parce que personne d’autre ne voit Hobbes de même manière que Calvin. Un journaliste qui écrivait un papier sur les amis imaginaires m’avait demandé un commentaire, j’ai refusé parce que la vérité est que je n’ai aucun savoir sur les amis imaginaires. Cependant, il me semble que si vous vous forgez un ami, ce sera quelqu’un avec qui vous ne serez pas en désaccord. De ce point de vue, je suppose que Hobbes est plus réel que ce dont n’importe quel gamin pourrait rêver.

(…)

Vous devez vous trouver face à des situations où vous vous dites : « Non, je ne peux pas faire cela ». Par exemple, quand Hobbes attache Calvin sur une chaise. Si on accepte l’idée que Hobbes n’est vivant que dans l’imagination de l’enfant, c’est une impossibilité.

Oui, et quand le père de Calvin le trouve attaché, la question se pose : comment s’est-il mis dans cette situation ? Le père suppose que Calvin a réussi à s’attacher lui-même d’une manière ou d’une autre, si efficacement qu’il n’a pas pu se libérer. Calvin, lui, explique que c’est Hobbes qui l’a fait et rejette toute la réprobation sur Hobbes, et le strip n’apporte pas de solution. Je ne pense pas que ce soit une facilité. J’aime la tension que cela crée, quand on a deux versions de la réalité qui ne sont pas compatibles. Quelque chose de bizarre s’est produit et aucune des deux solutions n’est pleinement rationnelle, donc à vous d’en faire ce que vous voulez.

C’est la loi des meilleurs récits de fantasy, je pense. Alice a-t-elle vraiment traversé le miroir ? Dorothy est-elle allée au pays d’Oz ? Qu’est-ce que vous choisissez de croire ?

J’ajouterais, dans ce contexte, que la question de la réalité ou de la fantasy est un procédé littéraire, et ce qu’il en est véritablement n’a pas tellement d’importance. Autrement dit, quand Dorothy est au pays d’Oz, si vous tenez à ce qu’elle soit en train de rêver, c’est stupide : vous vous imposez des limites.

Ça a moins de sens.

Et moins de potentiel. Il y a des mécanismes internes dans Le Magicien d’Oz qui sont trop cohérents pour que ce soit un rêve ‒ en tout cas mes rêves à moi ne sont jamais aussi cohérents ‒ et donc ça devient moins intéressant si ce n’est qu’un rêve. Le mérite littéraire, la raison pour l’avoir écrit de cette façon, se renforcent de l’ambiguïté : c’est plus fort que si tout était évident.

(…)

Les parents comptent pour une part importante dans la série. Dans un sens ce sont des repoussoirs, mais la chose qui m’intéresse est qu’il est très rare de les voir exprimer de l’amour pour Calvin. Est-ce parce que cela n’aurait pas d’intérêt, ou cela tient-il à leur caractère ?

Je ne veux pas tomber dans le piège de psychanalyser mes personnages et je ne veux pas déclarer : ce personnage agit de telle façon, parce que cela le limiterait. Je pense que la relation que ses parents entretiennent avec Calvin reflète mes tendances misanthropes plus qu’elle ne répond à une préoccupation littéraire.
Dans beaucoup de strips, il y a, vous savez, le personnage rigolo, le type sévère, le comparse : ce sont des personnages assez plats, des stéréotypes. Leur rôle est entièrement défini par leur fonction en tant que membre d’un groupe social, d’une classe d’âge ou que sais-je. J’essaie d’éviter cela autant que possible. Je cherche à faire de chaque personnage, même les moins importants, une personnalité unique qui, avec le temps, se développera.
(…)
Donc, je ne veux pas que les parents fonctionnent uniquement en tant que parents. Je veux qu’ils soient aussi des individualités uniques. Ce sont des parents, bien sûr, et en tant que tels ils doivent réagir à la personnalité de Calvin. Quand j’écris un personnage, j’essaie d’adopter son point de vue, autant que je le peux, et je sais que si j’étais le père ou la mère de Calvin je ne réagirais pas avec cette sentimentalité gluante que l’on voit parfois dans d’autres strips. Compte tenu du comportement habituel de Calvin, je pense que ses parents font preuve d’une maîtrise admirable pour leur part.

C’est plus facile pour vous de vous projeter dans le rôle du père que dans celui de Calvin ?

Le père est, sous certains aspects, une caricature de mon propre père, et aussi une partie de moi-même. Mais je suis aussi, en partie, la mère, et Susie, et tous les autres. J’investis différents aspects de ma personnalité dans l’écriture de chaque personnage et, si je fais bien mon travail, je suis juste par rapport à la situation et au personnage. (…)
Hobbes est le plus subtil des deux, Calvin étant bruyant et insupportable. Chacun est plus amusant en contraste avec l’autre, qu’il ne le serait tout seul. En fait, Hobbes est un personnage beaucoup plus subtil et tranquille, et je suis quelquefois surpris que les gens y répondent si chaleureusement parce qu’il me semble que c’est un personnage plus difficile à saisir. C’est peut-être seulement parce qu’il est mignon.

(...)

Est-ce que la manière dont Herriman organisa les relations entre ses personnages dans Krazy Kat vous a influencé ?

Krazy Kat est un strip absolument unique. Je pense que c’est le meilleur comic strip jamais dessiné. Mais en fin de compte, il exprime une vision si singulière, si idiosyncrasique, qu’il a peu à m’enseigner. Il m’émerveille parce qu’il ne peut pas être dupliqué. C’est comme peindre un lever de soleil – mieux vaut ne jamais essayer. Peanuts et Pogo aussi ont été des sources d’inspiration. Ce sont des strips qui sont plus ancrés dans le réel, beaucoup plus près de ma façon de penser, donc leur influence a été plus directe. J’évite autant que possible de tomber dans le plagiat flagrant.
À bien y regarder, on peut noter que certains strips d’autrefois tournaient autour d’une formule invariable. Pour Krazy Kat : le lancer de la brique. Pour Little Nemo : le rêve, et vous savez qu’il se réveillera dans la dernière case de chaque planche. Je trouve Herriman beaucoup plus intéressant que McCay, mais tous deux travaillent à l’intérieur d’un schéma très limité. C’est une approche différente du métier que celle que nous avons maintenant. Ce serait absurde de travailler à l’intérieur de formules aussi étroites aujourd’hui, mais d’un autre côté, Herriman et McCay nous offraient quelque chose de meilleur que de simples gags. Chez eux, le plaisir réside dans la manière d’y arriver. La chute de chaque épisode est toujours la même, mais chaque jour le chemin emprunté est différent. À présent, on veut que le strip soit lu le plus vite possible. « Donnez-moi juste le trait d’esprit final. » Moins il y a de cases, de mots, de dessins, mieux c’est. Je crois que Pogo a été le dernier strip à nous faire apprécier la richesse de son contenu. C’est très dommage. Nous avons perdu ce que les comic strips avaient de meilleur.

(...)

Vous avez exprimé votre préoccupation quant à la dimension des strips, l’espace qu’ils occupent dans le journal. Pourquoi est-ce si important ?

La question de la taille est cruciale pour tous ceux qui s’intéressent à la qualité des cartoons. Pour économiser de l’espace, du papier journal, de l’argent, les quotidiens ont réduit la place des comics au fil des années. On en est arrivé au point où les cartoons ne peuvent plus faire ce qui est leur vocation. Un comic strip est fait de mots et d’images, mais il y a très peu de place désormais pour les uns comme pour les autres. La plupart des cartoonists, pour faire en sorte que leur strip soit encore lisible en dépit de la taille à laquelle ils sont reproduits, en sont venus à éliminer les cases, le dessin, les mots, et il en résulte une perte terrible dans le développement des personnages, les possibilités narratives et l’humour intelligent. Un strip magnifique comme Pogo serait impossible à lire dans les formats actuels. Les strips d’aventures sont morts. Les comics ont été amputés d’une grande partie de leur capacité à divertir. Maintenant nous avons beaucoup de têtes qui parlent et des gags qui seraient tout aussi efficaces à la radio. L’attractivité visuelle du strip est largement une chose du passé. À moins que quelque chose ne soit fait pour restaurer la taille des comics, ils vont continuer à devenir de plus en plus insipides et à perdre tout impact sur le public.

(Traduit de l’américain par Thierry Groensteen)

Toutes les illustrations de cet article sont tirées de The Calvin and Hobbes Tenth Anniversary Book, Kansas City : Andrews ans McMeel, 1995.