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monsieur poche : un animal étrange

Thierry Groensteen

« Un animal étrange » | paru dans Dimanche illustré No. 623, le 3 février 1935 | encre de Chine, gouache blanche et crayon bleu sur papier | 38,9 x 28,3 cm | N.I. (Fonds Marcelle et Paul-Emile Langlois)

[Janvier 2015]

La planche se présente comme un gaufrier de douze vignettes carrées. Au centre de chacune d’entre elle figure une caisse en bois, dont chaque face est elle-même à peu près carrée. Cette homologie et cette quasi homothétie structurent l’ensemble de l’espace paginal.
On observera les légères variations dans le point de vue, tout au long de la planche, et l’animation des arrière-plans, avec les trains qui passent, jusqu’à leur suppression au profit d’un fond blanc, dans le strip du bas.

« Qu’est-ce que c’est que cette caisse-là ? », demande le préposé au fret ferroviaire dans la case 1, relayant ainsi la question que le lecteur lui-même se pose. Mais la véritable question est plutôt « Quelle sorte d’être vivant se trouve là-dedans ? » Rejoint par des collègues, le cheminot tente d’y répondre en mettant bout à bout les éléments qu’il parvient à entrevoir à travers les fentes. Une sorte de nuage, ou de limbe, se matérialise à partir du deuxième strip, à l’intérieur duquel Saint-Ogan complète progressivement, à l’intention du seul lecteur, un schéma corporel intégrant ces données successives. La créature composite qui, littéralement, se dessine, à la fois présente une certaine ressemblance générique avec le kangourou Salsifis, qui surgira de la caisse à l’avant-dernière case – et, en ce sens, vend peut-être un peu prématurément la mèche – mais en même temps, présente beaucoup d’inexactitudes de détail. Les unes tiennent à une observation incorrecte (le kangourou a des petites oreilles rondes et non des « oreilles d’âne »), les autres au fait que cette étrange créature mélange des traits du kangourou et des traits de Monsieur Poche lui-même, le héros de la série : un gros nez rouge et un gros ventre de la même couleur ! (On remarquera que l’animal brouille les pistes par une discrète touche d’humanisation : il porte un ruban autour du cou.)

Seules les deux dernières cases sont muettes (alors qu’on imagine sans peine les cris poussés par les employés du chemin de fer), comme si le dessinateur souhaitait que rien ne vînt distraire le lecteur d’une observation attentive de l’image. L’irruption du kangourou dans l’avant-dernière témoigne d’un caractère belliqueux (la bête se venge d’avoir été piquée en propulsant son poing sur le nez de son agresseur ; il est bien connu que les kangourous pratiquent la boxe) et s’accompagne d’un semis d’étoiles, un peu comme s’il s’agissait d’une affiche de cirque dont la bête serait l’attraction. Mais le vrai coup de théâtre survient dans la douzième et ultime vignette : M. Poche était lui-même enfermé avec son kangourou !

Dès l’annonce de la nouvelle série de Saint-Ogan, Monsieur Poche, dont la publication commencera la semaine suivante, on pouvait lire, dans Dimanche-Illustré No.606, paru le 7 octobre 1934 : « On verra également apparaître un bien curieux animal qui jouera, dans ces amusantes aventures, un rôle de premier plan ». Le kangourou faisait sa première apparition trois semaines plus tard.

On pourrait croire, à regarder cette planche intitulée « un animal étrange », qu’il s’agit précisément ici de sa première présentation au lecteur. Il n’en est rien. Le 20 janvier 1935 (Dimanche-Illustré No.621), Poche reçoit une lettre de son oncle d’Océanie – celui-là même qui lui a fait cadeau de l’animal − lui demandant d’aller le cherche à Marseille à sa descente de bateau. Poche n’a jamais vu l’oncle en question mais sait que Salsifis, lui, le reconnaîtra. Il l’emmène donc avec lui, mais on ne le laisse pas monter dans le train : l’animal doit voyager en caisse, dans le fourgon. Salsifis refusant de quitter son maître, Poche doit se résoudre voyager dans la caisse avec lui. Ce qui conduit à notre planche.

Le cheminot qui, dans la case 7, évoque « une queue un peu comme un gros salsifis », ignore qu’il prononce le nom de l’animal mais le lecteur, lui, le sait. Un appel avait été lancé aux lecteurs du Dimanche-Illustré No.611, le 11 novembre 1934, pour qu’ils proposent un nom pour le kangourou ; la réponse a été donnée dans le No.616 du 16 décembre : il s’appellera Salsifis ! Il n’est pas interdit de penser que c’est, par ailleurs, le nom de Monsieur Poche, qui a conduit Saint-Ogan à imaginer pour lui cet improbable compagnon doté, comme l’on sait, d’une poche ventrale.

Thierry Groensteen