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préhistoriens, encore un effort pour être bédélogues !

Désireux de trouver à un art nouveau des antécédents prestigieux et de l’ancrer dans la longue tradition des représentations, les premiers historiens de la bande dessinée ne dédaignaient pas d’en faire remonter les prémices à Lascaux. Ainsi Gérard Blanchard, dans un ouvrage au sous-titre explicite (La Bande dessinée, histoire des images en images de la préhistoire à nos jours, Marabout, 1969), faisait valoir que sur les parois des grottes déjà « se complètent deux des principaux moyens de communication » : le dessin et le signe. Les spécialistes actuels ne font plus remonter aussi loin leur quête généalogique, rattachant plutôt les origines de la bande dessinée aux développements de l’imprimerie et à l’histoire de la caricature et du dessin satirique.

Mais voici que la thèse d’une filiation entre l’art rupestre et les littératures dessinées est réactivée par les préhistoriens eux-mêmes, ou du moins l’un d’entre eux, Marc Azéma. Docteur en Préhistoire, ce chercheur avait déjà avancé ses pions en 2005, en présentant, au festival d’Angoulême, une modeste exposition intitulée « Origines et avenirs de la bande dessinée » et en publiant dans Préhistoire, Art et Sociétés (tome LICX, p. 55-69) un article : « Et si… les hommes préhistoriques avaient inventé le dessin animé et la bande dessinée ? »

Ayant, depuis, approfondi ses hypothèses, il a récidivé en présentant en 2008 une exposition au Musée régional de Préhistoire d’Orgnac (Ardèche), assortie d’un catalogue de 48 pages richement illustré : Préhistoire de la bande dessinée et du dessin animé. Dans sa préface, le célèbre préhistorien Jean Clottes note que le grand mérite d’Azéma est « d’attirer l’attention sur un aspect encore méconnu du spectaculaire art des cavernes ». Cet aspect n’est autre que… la représentation du mouvement, à travers sa décomposition analytique. Certaines des photos reproduites dans le catalogue sont, à cet égard, très convaincantes : on y voit par exemple un bouquetin dont les jambes sont représentées dans plusieurs positions exprimant le fait qu’il trottine (abri du Colombier, Ardèche), et d’autres cas analogues de « décomposition du mouvement par superposition d’images », impliquant des animaux différents (bison, cheval), qui proviennent notamment de la grotte des Trois Frères, dans l’Ariège.

Sur d’autres exemples, le mouvement est suggéré à travers une figuration sérielle : le même animal est représenté plusieurs fois, à la manière d’une frise. Cette disposition évoquerait un déplacement dans l’espace. Ainsi, à Lascaux, ce « panneau des cerfs nageant », dont on peut en effet penser qu’il figure peut-être un même animal (représenté cinq fois) traversant une rivière. Mais il est impossible de prouver que l’artiste n’a pas voulu représenter une harde composée de cinq individus différents.

Photo Norbert Aujoulat, Centre national de Préhistoire, Ministère de la Culture

On retiendra encore l’impressionnante « grande chevauchée » de l’abri de Lagrave, à Faycelles (Lot), une gravure de 10 cm de hauteur sur 137 cm de largeur, qui montre un troupeau de chevaux composé d’une quarantaine d’individus, en déplacement vers la gauche. Seul huit chevaux sont mis en évidence (dont cinq complets), tandis que le reste du troupeau est suggéré par « une "guirlande" de crinières et "foisonnement" de pattes » , dont le mouvement fait penser à « un instantané photographique ».

L’hypothèse que « les hommes préhistoriques avaient inventé le dessin animé » relève évidemment de l’abus de langage, mais on ne saurait nier qu’avec les techniques à leur disposition, ils s’étaient bel et bien posé la question de la représentation du mouvement, et, partant, de « la dimension temporelle des images ».

Je suis nettement plus réservé en ce qui concerne la filiation qu’Azéma tente d’établir avec la bande dessinée, qu’il fonde sur le concept de narration. Je ne vois, dans le catalogue, aucune peinture ou gravure qui développe de façon claire, univoque, quelque chose de l’ordre de la narration séquentielle. Il y a, certes, quelques scènes de chasse, et la fameuse et énigmatique « scène du puits » à Lascaux (qui représente, à côté d’un bison perdant ses entrailles, un homme au sexe en érection et à tête d’oiseau), dont le « potentiel narratif » est indéniable. Mais rien, dans tout cela, qui compose un récit articulé, intelligible, séquencé.

Et même s’il se trouvait, sur la paroi de l’une ou l’autre caverne, quelque chose qui ressemblerait vraiment au dispositif de la bande dessinée, cette similitude n’aurait pas grande signification, en vérité, tant il y a loin des pratiques magico-religieuses de la préhistoire aux produits de l’industrie moderne du divertissement.

Je suis de ceux que l’art de la préhistoire émerveille. J’y vois un très puissant levier pour l’imagination. Mais si un lien doit être établi entre cet art et celui de la bande dessinée, c’est peut-être tout simplement en tant qu’il s’agit de deux moments de l’histoire du dessin qui peuvent être rapprochés sur le plan du style, de deux « arts du trait » visant à une stylisation expressive des formes. Or cette parenté esthétique n’est, curieusement, jamais évoquée.

On pourra sans doute l’apprécier dans l’album à paraître en fin d’année chez Futuropolis, qui rassemblera des récits inspirés à Davodeau, Guibert, Mathieu, Prudhomme, Rabaté et Troub’s par leurs visites communes de plusieurs hauts sites préhistoriques en Périgord.