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zig et puce chez les belges

Harry Morgan

[Janvier 2015]

Le dessinateur belge Michel Greg, grand admirateur d’Alain Saint-Ogan, lui demanda, au début des années 1960, l’autorisation de reprendre les aventures de Zig et Puce. La particularité de cette version nouvelle du célèbre duo est que, sous couvert de modernisation, elle adapte l’œuvre la plus connue de Saint-Ogan aux normes de la bande dessinée belge.

Michel Greg eut l’idée, en 1962, de proposer à Alain Saint-Ogan la reprise des aventures de Zig et Puce dans l’hebdomadaire Tintin. Saint-Ogan lui céda les droits sur les personnages et la série débuta dans le numéro 13 de Tintin, édition belge, daté du 26 mars 1963. Greg réalisa cinq récits longs, correspondant à cinq albums souples de la collection “Jeune Europe” [1], ainsi que plusieurs récits brefs. L’expérience s’interrompit en 1969, après la publication de l’épisode Les Frais de la princesse, la série ne rencontrant pas le succès attendu et Greg étant accaparé par ses fonctions de rédacteur-en-chef de l’hebdomadaire. Greg proposa à Saint-Ogan de lui rendre les droits des personnages. Ce dernier déclina.

La reprise de la série de Saint-Ogan pose un intéressant problème sémiotique, parce que le style si caractéristique de Saint-Ogan — qui procède en partie d’une adaptation du code des sunday pages américaines — paraît a priori peu compatible avec le code de la bande dessinée franco-belge. De fait, Greg réalise une série d’arbitrages, pas toujours heureux, le dessinateur procédant à une mise au moule de la bande dessinée franco-belge, tout en citant les procédés favoris de Saint-Ogan, dans le souci manifeste de conserver à la série sa saveur originale.
La transition est d’autant plus délicate que le premier épisode, Le Voleur fantôme, succède après un hiatus de quatre ans au Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan, dont les derniers épisodes sont parus dans Ménagère 58, de juin 1958 à janvier 1959. Zig et Puce n’est donc nullement une série oubliée pour les lecteurs du temps.

Dans le Zig et Puce de Greg, Alfred le pingouin et le cheval Marcel sont repris dans un style assez proche de celui de Saint-Ogan, alors que Zig et Puce sont modernisés, Zig en particulier se rapprochant du héros belge canonique, au visage en forme d’urne, le front élevé dénotant l’intelligence et la maturité mais la joue ronde conservant au personnage le caractère foncièrement enfantin qu’ont tous les personnages comiques de l’école belge. Force est de constater que le personnage ainsi figuré manque de définition. Il n’est plus l’ectoplasme graphique de Saint-Ogan, au visage simplement ébauché par un trait de plume épais (et qui au demeurant apparaît presque toujours en pied). Il n’est pas non plus un personnage franco-belge à la physionomie très caractéristique, et semble au total assez falot.
Greg simplifie son trait pour essayer de le rendre plus proche de celui de Saint-Ogan. Il emprunte du reste directement un code de celui-ci : les bras des personnages sont des sortes de baudruches ondulées. Mais ces curieux appendices voisinent avec des bras tout à fait typiques de la bande dessinée belge, où il ne manque pas un pli au coude des vestons, et le mélange se fait assez mal, la référence aux bras de Saint-Ogan devenant une sorte de tic que rien ne justifie sur le plan graphique.

Sur le plan éditorial, la norme de ce nouveau Zig et Puce est celle du feuilleton en une planche hebdomadaire, et il en découle l’usage d’une relance dramatique, la dernière case amenant une surprise hors-case. Les cinq premières planches du récit s’achèvent toutes sur un tel suspens, un « attention ! », un « plus un geste ! », un « au voleur ! », ce qui procure du reste, à la lecture de l’album, une impression de répétitivité et d’artifice.

Un tel dispositif éditorial paraît idéalement fait pour recycler la logique narrative du Zig et Puce de Saint-Ogan, mais il se trouve que le suspens que pratique Greg n’est nullement celui de Saint-Ogan, qui introduit souvent des hiatus importants entre deux planches, et qui considère chaque livraison comme un récit drolatique relativement clos sur lui-même. Par contre, cette relance dramatique par irruption d’un élément nouveau, annoncé par une bulle, est un emprunt direct à un code d’Hergé, qui représente souvent la tête du personnage tournée vers la bulle annonciatrice de quelque catastrophe, réelle ou apparente.
Un autre code hergéen, celui du rêve terrifiant, est également mis en œuvre, Puce faisant à la planche 24 un cauchemar procédant d’images surréalistes, comme ceux du capitaine Haddock, cauchemar qui s’achève précisément dans la dernière case sur un suspens, un classique « au secours », hors-case.

Cependant, le changement le plus important inspiré par le code de l’école belge concerne l’organisation de l’espace diégétique. Le lieu physique de l’action correspond chez Greg à un décor tridimensionnel, repérable sur un plan, les cases fonctionnant dès lors comme des plans saisis par une hypothétique caméra. Ce décor s’inspire d’un référent naturel, ayant fait l’objet d’un reportage photographique. Greg écrit à Saint-Ogan : « Entendez par là que nous avons dessiné et fixé le plan complet du petit village imaginaire de France où va se passer l’action et où sont censés habiter nos héros. Le village, réduction humoristique de ce qu’on trouve dans la réalité, comporte son église, sa banque, sa mairie, sa promenade, ses magasins... (...) Ce fond sera immuable. On pourra y retrouver les détails de chaque déplacement de Zig et Puce. (...) Idem pour la maison de Zig et Puce, dessinée en plan, en écorché, avec chaque meuble à sa place. Il est important aujourd’hui que le lecteur s’y retrouve, s’y sente chez lui, apprenne à connaître le moindre recoin. » [2] On comprend donc, en observant attentivement la séquence imagière, que la maison de Zig et Puce est à faible distance à pied du village de Sifflotay-sur-la-Gamme, que le bureau du journal est en face de la gendarmerie, qui est, elle, contiguë à l’entrepôt et aux bureaux du supermarché. On ne trouve naturellement rien de tel chez Saint-Ogan, où le décor est assez vague, et où ses éléments stables sont réduits normalement à un item (une malle devant une fenêtre, une table devant un hublot, une porte, un tonneau, etc.).
Il est à noter que ce principe d’un espace réaliste, typique de l’école belge, interagit avec l’intrigue elle-même. Le Voleur fantôme repose sur le motif de la « chambre close », motif classique du roman de détection. Un mystérieux voleur s’introduit successivement chez un photographe, le directeur d’un supermarché, un banquier, sans qu’on décèle aucune trace d’effraction. Le voleur endort ses victimes et les vole. L’explication est que le voleur emprunte d’anciens souterrains reliés à la ruine d’un antique château. Le repérage dans un espace réaliste du décor s’étend donc au sous-sol. Les personnages consultent du reste différents plans de la situation générale du village pour découvrir le fin mot de l’énigme.

En ce qui concerne le caractère et la fonction dramatique des personnages, on peut noter que le cheval Marcel, opposant et au caractère explosif, est fidèle à l’original de Saint-Ogan, au point que Greg peut citer, presque à l’identique (planche 26), l’épisode où Marcel, en pension chez un cultivateur, a tout démoli à l’entour (voir « Un être dangereux », Dimanche Illustré No.449, 4 octobre 1931).


Par contre, le pingouin Alfred, qui chez Saint-Ogan est plutôt un commentateur de l’action, occupe chez Greg une fonction dramatique, en provoquant des catastrophes ou en se mettant dans des situations critiques dont il faut le sauver. Il se voit attribuer de plus un rôle de gardien, qu’on ne trouve pas du tout chez Saint-Ogan. Il avertit contre les dangers ou prenant la défense de ses maîtres, à la manière de Milou dans les aventures de Tintin. À ce titre, Greg opère un changement important en le dotant d’une variété de cris (Krrrh ! Glouk !).
Il faut préciser pour finir que Zig et Puce ne sont plus du tout, dans ce premier album de Greg, les marginaux adeptes du « système D » qu’ils étaient chez Saint-Ogan. Ils habitent, comme les personnages de Spirou et Fantasio dans leur version dessinée par André Franquin, une coquette villa de style moderne, et le pingouin Alfred dispose même d’une trappe lui permettant de descendre l’escalier en glissant sur la rambarde.

Si Le Voleur fantôme s’inscrit très clairement dans un souci de transition entre le Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan et celui de Greg, dès le deuxième album, SOS “Sheila”, la référence graphique à Saint-Ogan est pratiquement abandonnée, et tous les albums suivants s’inscriront strictement dans le style de Greg.
Mais c’est paradoxalement sur le plan de l’intrigue que ce deuxième album, SOS “Sheila”, s’avère plus proche du Zig et Puce de Saint-Ogan, dont il démarque des épisodes entiers, extraits de l’album Zig et Puce cherchent Dolly (Hachette, 1931). En particulier, l’épisode des Indiens pratiquant le sacrifice humain en jetant leurs victimes dans le cratère d’un volcan, au fond duquel un opportuniste a placé un filet, s’inspire d’un épisode où Saint-Ogan avait imaginé le sacrifice de Zig et Puce par des Aztèques qui les jettent dans le cratère d’un volcan (Dimanche Illustré No.380, 8 juin 1930). On peut cependant regretter que Greg étale sur cinq planches ce qui en prend deux chez Saint-Ogan, et qu’il se livre sans retenue à son goût pour le calembour.

La suite du récit est également reprise à Saint-Ogan. L’opportuniste qui a récupéré Zig, Puce et Alfred dans le volcan vend Alfred à un cirque. Zig et Puce, pour ne pas se séparer du pingouin, s’offrent alors à monter un numéro avec leur mascotte. Ici Greg reprend son modèle sans modifications : les planches 32 et 33 de SOS “Sheila” sont des reprises directes de planches de Saint-Ogan (« Zig et Puce dressent Alfred », Dimanche Illustré No.384, 6 juillet 1930), « Zig et Puce défilent », Dimanche Illustré No.385, 13 juillet 1930).
Enfin, dans SOS “Sheila” les personnages du bandit Musgrave, de Dolly et de son oncle, le roi du timbre en caoutchouc, reviennent de façon déformée, Dolly devenant la blonde Sheila, son oncle, le milliardaire Propocket, et Musgrave, le cousin indélicat des précités.

À côté de ces emprunts scénaristiques, il faut citer un emprunt stylistique, celui du défilé traversant le dispositif paginal en boustrophédon. Ce dispositif intervient à deux reprises dans l’album SOS “Sheila”, et une dernière fois dans le cinquième album, Les Frais de la princesse. Il n’est pas interdit de penser que, s’étant définitivement approprié Zig et Puce sur un plan stylistique, après les tentatives de compromis stylistique du premier album, Greg ait voulu marquer sa dette envers le créateur qu’il considère comme son père spirituel, en pastichant un procédé pour lequel Saint-Ogan est demeuré célèbre à juste titre.

Dans SOS “Sheila”, le défilé des porteurs d’offrandes au dieu du volcan de la planche 24 est donc une allusion aux défilés de Saint-Ogan, mais il présente la caractéristique d’être orienté vers le bas de la planche, alors que les défilés de Saint-Ogan sont généralement orientés vers le haut de la planche.
Pour ce qui est du défilé de l’album Les Frais de la princesse (planche 21), il représente une sorte de version minimale du principe du défilé en boustrophédon, et il présente également la particularité d’être naturalisé. En effet, chez Saint-Ogan, l’angle de vue est par définition ambigu, puisque les personnages défilent dans un espace abstrait qui est celui du dispositif. Greg, en introduisant une palissade, qui double, dans l’espace diégétique, le dispositif en frise du premier strip, feint d’inscrire l’ensemble dans un espace naturaliste.

Moins immédiatement lisibles comme des emprunts à Saint-Ogan sont les « tableaux », en l’occurrence les vues aériennes de fêtes. On en relève deux. La première est celle de la planche 4 du Voleur fantôme. Si la volonté de citer des scènes analogues chez Saint-Ogan (par exemple la planche « Une belle fête », Dimanche Illustré No.327, 2 juin 1929) est patente, comme l’exécution est strictement celle de l’école belge, cette référence reste nécessairement inaperçue du lecteur.

Quant au second tableau en pleine page de fête vue en plongée, planche 36 des Frais de la princesse, il est une reprise telle quelle d’une planche de l’album Zig et Puce ministres (Hachette, 1938). Mais, ici encore, comme le style graphique est celui de l’école belge, et comme une telle image en pleine page n’est pas inconnue dans cette école, la référence reste indécelable en dehors d’un public d’érudits.

Ce cinquième et dernier album de la série, Les Frais de la princesse, s’inscrit clairement dans l’intertextualité, puisqu’il reprend deux sources chez Saint-Ogan, d’une part l’univers fictionnel de Zig et Puce et la petite princesse (épisode paru dans Dimanche-Illustré du 15 janvier 1933 au 10 décembre 1933, puis en album aux éditions Hachette, en 1934), la Marcalance devenant la Courbelance, et la princesse Yette, la princesse Cascadeline, et d’autre part l’intrigue de Zig et Puce ministres (paru directement en album chez Hachette en 1938). Cette reprise a été bien repérée par Dominique Petitfaux, qui note que « Les Frais de la princesse suit case à case une partie de Zig et Puce ministres. » [3] Cependant cette intrigue est chez Greg entièrement modernisée et le complot du ministre et de l’officier félons devient le plan d’un milliardaire pour faire de l’île un casino.
Le dernier album des nouvelles aventures de Zig et Puce est sans conteste le plus drôle de la série, Greg déployant un humour à froid sur les deux thèmes du royaume d’opérette réduit à une misère noire, et des touristes idiots s’extasiant sur le pittoresque d’un endroit dénué du moindre intérêt. Cependant ce type d’humour est assez différent de celui de Saint-Ogan et on peut conclure que la réussite de Greg est due paradoxalement au fait que, alors même qu’il reprend ostensiblement l’intrigue de Saint-Ogan — la banqueroute de l’État, le complot, l’aubaine du tourisme, la fausse maladie correspondant à une sorte de danse de Saint-Guy, — il s’est libéré de l’esprit de son mentor.

Nous arrivons donc à une conclusion quelque peu paradoxale, Greg continuant d’autant mieux Saint-Ogan qu’il s’en éloigne pour produire le type d’humour qui lui est propre. À cet égard, on peut penser que le meilleur hommage à Saint-Ogan qu’ait pu produire Greg est sa série la plus connue — Achille Talon, créé pour Pilote, en 1963 — les proximités du personnage éponyme avec le Monsieur Poche de Saint-Ogan sautant aux yeux.
Plus ambigu est le réemploi pur et simple par Greg, dans son Zig et Puce, d’un procédé ponctuel (la parade du cirque, traversant la planche en boustrophédon dans SOS “Sheila”), d’une séquence (les dégâts occasionnés par le cheval Marcel dans Le Voleur fantôme), voire d’un personnage (le propriétaire de l’European Circus dans SOS “Sheila”). Certes de tels éléments fonctionnent dans le récit où ils sont intégrés, mais lorsqu’on compare le récit source et le récit qui bénéficie du réemploi, on se trouve devant un procédé relevant en réalité de la réinterprétation stylistique, autrement dit de la parodie [4].
Quant à la tentative de réappropriation in toto par Greg de l’univers fictionnel du Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan, ainsi que du style caractéristique de son aîné, elle se borne à des emprunts ostensibles portant sur les personnages ou le traitement graphique. Mais, en dépit de ces emprunts, le travail de Greg se situe sans ambiguïté comme un spécimen de l’école belge, se situant à mi-chemin des styles des deux hebdomadaires, Spirou et Tintin, les emprunts aux codes de l’un et de l’autre étant en nombre à peu près égal.

Abstraction faite des citations directes ou indirectes de Saint-Ogan, Michel Greg s’est pour l’essentiel contenté d’adapter Zig et Puce aux normes de la bande dessinée comique belge du début des années 1960.

Harry Morgan

[1Le Voleur fantôme, Lombard, 1965 ; SOS “Sheila”, Lombard, 1966 ; Le Prototype Zéro-zéro, Lombard, 1967 ; La Pierre qui vole, Lombard, 1968 ; Les Frais de la princesse, Lombard, 1970

[2] Lettre de Greg à Saint-Ogan, cité par Benoît Mouchart, « Zig et Puce de Saint-Ogan à Greg », Le Collectionneur de bandes dessinées No.91, été 2000, p. 24-27 ; citation p. 25.

[3] Dominique Petitfaux, « Greg ou un monde transposé », Le Collectionneur de bandes dessinées No.48, novembre 1985, p. 24. Dans Zig et Puce ministres, Saint-Ogan reprenait déjà, quant à lui, l’intrigue de Jakitou, publié dans Cadet-Revue de 1935 à 1939 et jamais repris en album, ce qui autorisait le réemploi par l’auteur lui-même.

[4] Thierry Groensteen parle pour un tel procédé de « travestissement graphique ». Cf. Parodies, la bande dessinée au second degré, Musée de la bande dessinée/Skira Flammarion, 2010, p. 143-144.