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la bande dessinée comme art graphique intergénérationnel

Julien Baudry

[Janvier 2015]

Alain Saint-Ogan (1895-1974) commence sa carrière de dessinateur dans les années 1910, durant un moment spécifique de l’histoire de la bande dessinée considérée du point de vue de son public. Pendant tout le XIXe siècle, le média a évolué comme un art graphique majoritairement destiné aux adultes, que ce soit sous la forme d’albums d’estampes ou, à partir des années 1840, comme une modalité du dessin de presse.

À la fin du siècle des artistes comme Caran d’Ache, Willette, Steinlein, ou des revues comme Le Rire, Le Chat noir, Le Pêle-Mêle, participent encore activement à l’évolution éditoriale et esthétique du média. À cette date, la bande dessinée est déjà partie intégrante de la littérature enfantine, au moins depuis les histoires en images diffusées dans la presse spécialisée (Le Petit Français illustré) ou par l’imagerie populaire. Mais, à partir de 1900 et jusqu’aux années 1940, une évolution décisive a lieu dans le domaine français : la bande dessinée cesse d’être une modalité dynamique du dessin de presse pour adultes et connaît son épanouissement le plus manifeste dans le contexte de la création graphique pour enfants. De fait, même si la bande dessinée pour adultes ne disparaît pas complètement, les œuvres de cette période dont l’influence sera la plus grande dans l’histoire du média, celles qui sont les plus visibles et durables, sont des œuvres pour enfants.
Par la diversité de son parcours, Saint-Ogan est directement impliqué dans cette évolution. Il sait à la fois utiliser l’héritage du dessin de presse du XIXe siècle et s’adapter aux nécessités et traditions de la littérature enfantine. Nous allons dans cet article nous interroger sur la destination de certaines œuvres de Saint-Ogan, généralement considéré comme un dessinateur pour enfants mais qui, en réalité, a su cultiver une ambiguïté de lecture qui rappelle son attachement à un héritage venu du dessin de presse. Nous nous attacherons à décrire les mécanismes qui font de certaines de ses œuvres des créations « intergénérationnelles », afin de mieux comprendre le rapport que la bande dessinée française entretient avec le public enfantin dans cette période charnière qu’est l’entre-deux-guerres.

La tradition du dessin de presse dans des œuvres pour enfants

Sans doute faut-il avant tout rappeler, pour faciliter la compréhension de ce qui va suivre, qu’Alain Saint-Ogan est, professionnellement parlant, un dessinateur de presse avant d’être un dessinateur de bande dessinée. C’est en tant que dessinateur humoriste dans la presse quotidienne qu’il fait ses débuts dans les années 1910, et non dans la presse pour enfants pourtant en plein essor. Il devient un des dessinateurs réguliers de quelques titres de la grande presse, comme L’Intransigeant, Le Petit Parisien et Le Matin. Quantitativement, sa production de dessins de presse est extrêmement importante, alors que sa carrière de dessinateur de bande dessinée pour enfants, même si elle demeure, a posteriori, plus visible et plus créative, ne dure réellement qu’entre 1925 et 1956. Une trentaine d’années dans une carrière de dessinateur qui en aura duré soixante : du premier dessin pour Le Matin en 1913 à sa dernière collaboration au Parisien libéré jusqu’en 1974, Saint-Ogan n’aura cessé d’être un dessinateur de presse prolifique.
Cet engagement initial dans le dessin de presse suppose, de la part de notre dessinateur, l’intégration de codes graphiques qui ne sont pas nécessairement ceux du dessin pour enfants mais qui sont issus d’une tradition graphique pour adultes. Saint-Ogan devient dessinateur de presse à une époque où le genre privilégie les formes brèves et la condensation du propos en un minimum de dessins. Par ailleurs, il s’inscrit dans la tradition ancienne du dessin de mœurs privilégiant la représentation ironique de la société contemporaine. Il est pertinent de se demander ce que deviennent ces motifs esthétiques et thématiques dans sa production pour enfants.

Dans ses premières séries pour enfants, Saint-Ogan cherche nettement à employer les codes du récit pour enfants : Zig et Puce met en scène des enfants-héros et constitue une variation graphique sur le thème littéraire du « tour du monde par des enfants » [1], Prosper l’ours sacrifie à la mode du dessin animalier dans le sillage des succès de Benjamin Rabier et de Walt Disney, Trac et Boum se réfère constamment au merveilleux féerique, genre annexé par la littérature enfantine depuis plusieurs décennies. Pourtant, chacune de ces séries comporte des réminiscences de la tradition du dessin de presse qui témoignent de l’attachement de Saint-Ogan aux motifs de la culture graphique adulte, à des niveaux variés.
C’est certainement dans Zig et Puce que la patte du dessinateur de presse est la moins présente, nous passerons donc plus rapidement sur cette série qui est pourtant la plus connue de son auteur. On peut toutefois noter de sa part l’emploi d’un merveilleux scientifique graphique inspiré par Albert Robida, particulièrement dans le dernier épisode, Zig et Puce au XXIe siècle, qui introduit une thématique d’anticipation encore peu présente dans la littérature enfantine.

Le cas de Prosper l’ours est beaucoup plus représentatif du tropisme du dessinateur vers son premier métier. Rappelons que le thème de la série est le récit des mésaventures de l’ours Prosper et de son jeune ami Toutoune au « pays des animaux » [2]. Or, ce « pays des animaux », mis à part son régime monarchique, ressemble beaucoup à la France des années 1930. Ainsi, plusieurs intrigues de la série tournent autour de la vie politique et certaines allusions surprennent dans une série pour enfants.

Suivons par exemple le gag du strip 155 : Prosper lutte contre son éternel ennemi, le chat borgne, qui a capturé sa fiancée. Une véritable guerre fait rage et la presse s’empare de l’affaire (troisième vignette). On comprend dans la dernière vignette, chute du gag, que l’ampleur médiatique de l’affaire est telle que ce simple conflit privé devient dans la bouche du roi lion une affaire de « ligues à caractère paramilitaires ». Le terme est choisi à dessein par Saint-Ogan : le dessin paraît en février 1936, soit un mois après la dissolution de telles ligues et milices politiques extrémistes responsables d’un désordre politique en France au milieu des années 1930. L’allusion est très nette pour un lecteur adulte et permet de renforcer le comique d’exagération du gag. On notera également que le ministre interpellé est un tigre, tout comme la plupart des représentants de la police du pays des animaux : nous pensons qu’il faut y voir une allusion à Georges Clémenceau, célèbre ministre de l’Intérieur du début du siècle, justement surnommé « le Tigre ».

Au-delà de cet exemple, il apparaît qu’une large partie de Prosper l’ours constitue une comédie sociale qui, n’aurait été le cadre animalier qui, en ces années 1930, destine presque sans hésitation la série au public enfantin, fait allusion à la plupart des thèmes traditionnels du comique de mœurs : l’armée (Prosper fait son service militaire), le couple (Prosper se marie), la politique (Prosper se présente aux élections et devient ministre), le vedettariat (madame Prosper devient une star de cinéma)... Plusieurs occasions pour décliner des gags, qui sont autant d’allusions satiriques aux travers de la société contemporaine. Saint-Ogan est ici l’héritier d’un Grandville, dessinateur des Scènes de la vie privée et publique des animaux (1840-1842) où la représentation animalière sert le comique de mœurs [3].

Le cas de Trac et Boum, plus tardif [4], est encore différent, puisque Saint-Ogan y avance masqué. La série est une parodie de contes de fées et, en cela, son humour est bien adapté aux habitudes de lecture du public enfantin. Mais l’intention parodique passe, habilement, par une actualisation du « pays des fées » qui se prend à ressembler à la société contemporaine.

En témoigne cette planche, « La flûte enchantée ». Saint-Ogan y dessine la Une d’un faux journal, La Flûte enchantée, et en profite pour faire œuvre de satiriste aux dépens de la presse : il moque les clichés illisibles pris sous la pluie, les photos volées (« l’enchanteur Mirmillon pose obligeamment devant la caméra ») et le langage judiciaire verbeux (« il appartiendra à la susnommée compagnie, etc. »). Le prétexte parodique est un moyen de proposer une satire contemporaine derrière un récit ayant toutes les apparences du merveilleux enfantin.

Les cas de Zig et Puce, Prosper l’ours et Trac et Boum sont des exemples de séries qui, pour être clairement destinées aux enfants par leur inscription dans des genres codifiés (roman d’aventures enfantines, comique animalier, merveilleux féérique), n’en contiennent pas moins, à des degrés divers, des motifs qui trouvent leur origine dans l’héritage du dessin de presse pour adultes. Certes, il ne s’agit généralement que d’une partie de la série, d’un gag parmi d’autres, mais ils sont la preuve que Saint-Ogan n’oublie pas son passé de dessinateur humoriste quand il commence à créer pour les enfants. Certains de ces motifs, à l’image des allusions politiques de Prosper, peu compréhensibles par des enfants, posent même la question de la possibilité d’une double lecture. Nous verrons que cette question ne fait que s’accentuer au cours des années 1930.

Les résurgences de l’héritage du dessin de presse

Dans plusieurs bandes dessinées qu’il crée entre 1935 et 1940, Saint-Ogan semble s’éloigner de l’influence de la littérature enfantine pour proposer des œuvres qui trouvent leurs sources dans un comique plus adulte, tout en restant parfaitement compréhensibles par des enfants. C’est le cas de Monsieur Poche, Princesse Irmine et Galoche et Bitumet.

Monsieur Poche, qui donne son nom à la série, est créé en 1935. Il est, avec Zig, Puce, Alfred et Prosper, l’un des principaux personnages de Saint-Ogan, qui le reprendra jusque dans les années 1950. Il est le héros d’une série composée de gags en une planche, où la continuité narrative est presque inexistante : Saint-Ogan revient ainsi à une forme brève d’humour graphique qui rappelle la norme en vigueur dans le dessin de presse. Le personnage lui-même s’inscrit parfaitement dans cette tradition : il constitue une énième variation, un peu adoucie, du modèle dix-neuviémiste de « Monsieur Prudhomme », un archétype comique du bourgeois sentencieux et prétentieux créé par Henry Monnier pour des déclinaisons d’abord théâtrales puis romanesques et graphiques. Monsieur Poche partage avec son modèle des caractéristiques visuelles (l’embonpoint, la calvitie) et verbales (goût pour la sentence implacable) ; tous deux sont la cible d’un comique de caractère visant le bourgeois ridicule.

Saint-Ogan s’inscrit dès lors dans une tradition ancienne propre à sa première profession. Les gags de Monsieur Poche, qui mettent généralement en scène la fatuité grotesque et inefficace de son anti-héros, puisent largement dans le registre du comique de situation, à tel point que certains gags de la série sont des réemplois directs de gags déjà utilisés par Saint-Ogan dans la presse pour adulte.

Récit d’aventures diffusé sur le modèle du roman-feuilleton, Princesse Irmine est un objet curieux : strip vertical qui mêle des modalités narratives variées (la présence d’un récitatif n’empêche pas l’emploi de la bulle), il est la seule bande dessinée de Saint-Ogan dont il ne soit pas le scénariste, ce dernier étant Maurice Kéroul [5]. On y suit les aventures de la princesse Irmine qui, forcée de se marier avec l’héritier du royaume voisin, décide de s’enfuir et va vivre milles péripéties autour du monde. La narration mêle des thèmes du roman d’aventures et des passages plus burlesques et graphiques jouant sur la déformation des corps. Saint-Ogan et Kéroul inventent ici un genre graphique de comédie d’aventures qui n’aura pas de postérité directe. Il peut être vu, par son rythme incessant et la présence d’un narrateur à la troisième personne, comme une déclinaison graphique des romans-feuilleton d’aventures paraissant dans la presse.

À partir d’août 1939, avec Galoche et Bitumet, Saint-Ogan revient, après l’intermède curieux de Princesse Irmine, à la série à gags. Il y dépeint deux clochards [6] multipliant les astuces pour gagner de l’argent ou un repas. Dès le sixième épisode, les personnages sont rattrapés par la mobilisation générale et deviennent soldats : c’est alors au comique troupier le plus traditionnel auquel Saint-Ogan va faire appel, en allant puiser dans le quotidien du soldat l’inspiration pour ses gags.


Monsieur Poche, Princesse Irmine et Galoche et Bitumet partagent un certain nombre de caractéristiques qui en font des étapes importantes dans la création par Saint-Ogan de bandes dessinées qui ne relèvent plus entièrement de la tradition de la littérature enfantine. Leurs héros ne sont ni des enfants, ni des animaux, mais des adultes. Ils appartiennent à des traditions du comique et emploient des personnages archétypaux trouvant leur source dans l’humour graphique adulte. À qui sont réellement destinées ces œuvres ? M. Poche est bientôt accompagné de son jeune filleul Ratafia qui, à la façon de la Loulotte de Bécassine, offre à l’enfant-lecteur un point d’ancrage autre que le héros adulte. Ce à quoi il convient d’ajouter que les gags de Monsieur Poche sont publiés chez Hachette en recueils, comme albums d’étrennes pour enfants. En revanche, dans Princesse Irmine, le strip du 21 août 1938 sous-entend que le public est bien adulte dans une case où le texte ‒ « avec les lecteurs de Dimanche-Illustré, faisons un léger retour en arrière » ‒ est illustré par une main d’adulte.
Ces trois séries sont parfaitement compréhensibles par des enfants : Saint-Ogan y joue d’un humour du quotidien sans allusions politiques, et cela même dans la partie « militaire » de Galoche et Bitumet qui emploie des gags de caserne en évitant toute grivoiserie et tout nationalisme.

Le rôle de la presse familiale dans la lecture intergénérationnelle

Pour mieux comprendre à qui se destinent les œuvres dont il a été question jusqu’à présent, il faut s’intéresser non plus à leurs caractéristiques esthétiques mais à leur contexte de diffusion et, particulièrement, à la nature des publications et des éditeurs dans lesquels ont pu les découvrir les lecteurs des années 1930. Nous allons donc nous pencher sur le paratexte, autrement dit les indices entourant la série et nous permettant de savoir à quel public l’éditeur la destine ; cela sans perdre de vue qu’il peut y avoir une vraie différence entre le public visé et le public réel. Si on met à part Trac et Boum, qui paraît dans une revue spécifiquement destinée aux enfants, on observe que les séries citées ci-dessus, celles qui contiennent justement des éléments « intergénérationnels », paraissent dans une presse lue par les adultes. Si certaines d’entre elles sont explicitement destinées aux enfants, pour d’autres la destination est moins nette.

Zig et Puce et Prosper l’ours tombent dans la première catégorie. Elles paraissent, pour l’une dans un hebdomadaire familial (Dimanche-illustré), pour l’autre dans un quotidien généraliste (Le Matin). Zig et Puce sera ensuite brièvement diffusé dans Le Petit Parisien en 1936. Dans leur cas, le paratexte est très clair : elles sont surmontées d’un bandeau indiquant, dans un cas « Pour les enfants » et dans l’autre « Le coin des enfants ». En ce sens, leur inscription nette dans des genres de la littérature enfantine s’explique. Mais, naturellement, il est assez peu vraisemblable qu’elles n’aient pas été lues par des adultes, destinataires de l’ensemble des autres rubriques du journal. Saint-Ogan en est bien conscient quand il dit :

« Ce qui a fait, je crois, le succès de Zig et Puce, c’est d’avoir été lu par des grandes personnes. L’hebdomadaire qui publiait Zig et Puce était à ce point de vue parfait. Dimanche-illustré était un journal destiné à la famille. Un adulte pouvait sans honte le lire dans le métro ou l’autobus sans risque d’être pris pour un retardé mental. Un garçon de 18 ans pouvait alors parcourir la page destinée aux enfants. Sous-entendu : “Si je regarde ça, c’est pour me rendre compte de ce que lit mon jeune frère ou ma petite sœur” et il faut croire qu’il y trouvait un certain plaisir [7]. »

Le développement des hebdomadaires familiaux, tout comme l’intérêt de la presse quotidienne pour le public enfantin, doit se comprendre dans un contexte de restructuration de la presse de masse qui, après avoir vu ses tirages augmenter dans la seconde moitié du XIXe siècle, ne parvient plus à renouveler son public. De plus, la formule traditionnelle de l’hebdomadaire humoristique (Le Rire, Le Pêle-Mêle), dominante jusqu’aux années 1910, ne fait plus recette, à moins de se tourner plus franchement vers la satire politique (Le Charivari). De nouvelles formules éditoriales émergent, dont l’hebdomadaire familial, inspiré de l’exemple américain.
En réalité plus proche de certains titres du XIXe siècle, l’hebdomadaire familial, dont l’archétype est Dimanche-illustré puis Ric et Rac, se présente comme un modèle favorisant le mélange des genres journalistiques. On y trouvera ainsi des informations sérieuses, des rubriques de culture générale, des romans-feuilleton, des pages de dessins de presse, des photographies, et, donc, des pages pour enfants généralement composées presque exclusivement de bandes dessinées. La stratégie est de favoriser une lecture familiale d’un même titre au lieu de compartimenter et spécialiser des titres différents. L’hebdomadaire familial est destiné à circuler dans les mains de tous les membres d’une famille. Si cette pratique existait assurément déjà de façon informelle, elle est ici confortée officiellement et érigée en principe commercial. L’éditorial du premier numéro du titre qui deviendra Dimanche-illustré, en mars 1923, dit ainsi : « Excelsior-Dimanche est par excellence la lecture familiale du jour de loisir ; il commente les évènements saillants de la semaine et annonce ceux, prévisibles, de la semaine suivante. Il fait la plus large part à des articles illustrés documentaires du type magazine ; romans historiques, contes, double page comique en couleur pour les enfants, renseignements et recettes pour les lecteurs, page humoristique avec dessins, etc. »
À leurs débuts, les deux principaux titres de la presse familiale que sont Dimanche-illustré et Ric et Rac compartimentent clairement deux types de production graphique, le dessin de presse et la bande dessinée, en deux rubriques qui se distinguent par le public auxquelles elles se rattachent (la bande dessinée est dans la « page des enfants » et la page de dessins de presse contient peu ou pas de bandes dessinées). Les éditeurs vont cependant finir par proposer des bandes dessinées pour adultes, ou plutôt masquer la destination enfantine des séries publiées. Ils trouvent alors en Saint-Ogan, à la fois vedette du dessin pour enfants et héritier du dessin de presse traditionnel, un collaborateur précieux.

C’est ici qu’intervient la seconde catégorie d’œuvres qui, à partir de 1935, illustre bien la volonté des éditeurs de jouer un double jeu pour continuer à toucher les enfants tout en incitant les adultes à lire des bandes dessinées. Ainsi, en octobre 1935, le remplacement de Zig et Puce par Monsieur Poche dans Dimanche-illustré est déjà un jalon important. Au lieu d’être diffusée dans la page des enfants, la première planche de la série paraît en une, sans mention particulière. Si elle retourne ensuite dans sa rubrique spécialisée, la nouvelle série de Saint-Ogan s’avère être, comme nous l’avons vu, le modèle d’une série intergénérationnelle. Progressivement, la « page des enfants » va se transformer en « page de bande dessinée » sans indication précise d’un public. À partir du 10 octobre 1937, la mention « page des enfants » disparaît et on y trouve, à côté de Monsieur Poche, le detective strip américain Inspecteur Spencer, de Dennis Colebrook [8]. Si Bicot, de Martin Branner, est toujours publié, le jeune héros est de moins en moins le protagoniste principal, au bénéfice de sa sœur Suzy [9]. La semaine suivante commence Princesse Irmine et la mutation est complète.


Une évolution identique est à l’œuvre dans Ric et Rac et Saint-Ogan en est encore un des acteurs. En effet, lorsqu’il est appelé par l’hebdomadaire en août 1939, sa nouvelle série est bien diffusée là où étaient jusqu’ici publiées les bandes dessinées pour enfants telles Les aventures de Marius, de Mat, et Tarzan, de Burne Hogarth, portant la mention « pour les enfants ». La série porte d’ailleurs un bandeau « pour les jeunes ». Mais l’annonce initiale joue sur la destination enfantine supposée de la série avec cet argument : « Qui nous consolera de ne plus être des enfants ? Galoche et Bitumet ». Et, sur une autre publicité, la série de Saint-Ogan est présentée comme permettant au lecteur de « retrouver sa jeunesse ».

L’argument est intéressant : la série Galoche et Bitumet s’adresse bien à des adultes, mais tout en s’assumant comme série « pour la jeunesse ». Le terme de « jeunes » plutôt que celui « d’enfants » semble dire au lecteur que des adultes « jeunes d’esprit » sont tout autant les bienvenus. Ric et Rac joue ici sur la réputation acquise par Saint-Ogan, définitivement considéré en cette fin des années 1930 comme un dessinateur pour enfants et qui, potentiellement, a pu, dans les années 1920, bercer l’enfance d’adultes de 1940. À côté de Galoche et Bitumet, Ric et Rac publie une autre série qui joue elle aussi sur son caractère faussement enfantin : Les actualités de Toto Guérin, par Raoul Guérin. Il s’agit d’une bande dessinée satirique au style volontairement enfantin dont l’auteur-narrateur, qui tient ici son journal, est censé être le fils de Raoul Guérin. Le jeune Toto Guérin y commente, sur un air faussement naïf, l’actualité politique et internationale.

De Zig et Puce en 1925 à Galoche et Bitumet en 1939, les séries de bande dessinée créées par Saint-Ogan pour la presse non spécialisée, d’abord inscrites dans la tradition de la littérature enfantine et clairement destinées à ce public, deviennent des séries « juvéniles » que les adultes sont invités à lire et qui se rapprochent, dans leurs thèmes, du comique graphique traditionnel. L’une des explications possibles à cette évolution peut tenir à deux caractéristiques de la bande dessinée telle que pratiquée par Saint-Ogan, qui viendraient à l’encontre des pratiques du dessin de presse : l’emploi de la bulle et la sérialisation. En effet, esthétiquement le dessin de presse de l’entre-deux-guerres privilégie l’emploi de la légende sous l’image, qu’il préfère à la bulle, même si le procédé est ponctuellement utilisé. Puis, éditorialement, il évite la sérialisation et les personnages récurrents au profit de gags courts sans continuité narrative [10]. Une série comme Zig et Puce n’aurait pas pu voir le jour si elle avait été destinée aux adultes car trop différente des dessins de presse traditionnels, même abstraction faite de ses enfants-héros. La destination enfantine apparaît alors comme un prétexte pour proposer une forme nouvelle d’art graphique. Mais progressivement, à partir du milieu des années 1930, le dessin de presse pour adultes se sérialise (à l’image du Professeur Nimbus dans Le Journal en 1934) et accepte de plus en plus l’emploi de la bulle, même si la légende reste dominante jusqu’aux années 1960. Les hebdomadaires familiaux participent largement à cette évolution en contribuant à brouiller les pistes et en invitant les lecteurs adultes à découvrir des bandes dessinées dont la forme les aurait destinées aux enfants.
Le succès du Professeur Nimbus et d’autres créations de même nature comme Pitche, d’Aleksas Stonkus, ou Monsieur Subito, de Rob-Vel, contribue à renouveler les formes du dessin de presse qui va de nouveau accueillir des bandes dessinées originales. Les années 1940 et 1960 sont celles de l’âge d’or de cette bande dessinée dans la presse quotidienne, lue par des adultes et des enfants [11]. Saint-Ogan participe à ce mouvement en créant, en 1940, toujours pour Ric et Rac, la série Potage. Contrairement aux séries précédentes, il n’est pas fait allusion au public enfantin : son héros est un adulte dans une série à gags proposant, très occasionnellement, une continuité narrative. La série s’arrête en 1944 quand Ric et Rac est supprimé. Curieusement, Saint-Ogan ne tentera plus de profiter de la vogue du newspaper strip à la française qu’il aura pourtant contribué à lancer.

Bande dessinée et création intergénérationnelle

Le cas de Saint-Ogan est celui d’une relation complémentaire entre dessin pour adultes et dessin pour enfants visant à aboutir à des œuvres intergénérationnelles. Les causes qui poussent le dessinateur à cultiver l’ambiguïté de ses œuvres tient à la fois de raisons esthétiques et de raisons commerciales : la politique des éditeurs d’hebdomadaires familiaux est sans doute pour beaucoup dans les choix de Saint-Ogan. Ce choix doit bien sûr être considéré à l’aune d’une culture de masse, les éditeurs cherchant à s’adresser à un très large public.
Le rapport des dessinateurs de bande dessinée au public enfantin constitue, au moins jusqu’aux années 1980, une clé de lecture essentielle de l’histoire de ce média. Alain Saint-Ogan participe au développement d’un modèle de création graphique qui trouvera après-guerre dans Hergé (de 7 à 77 ans), puis dans le scénariste et rédacteur en chef René Goscinny, des représentants éclairés : proposer une bande dessinée qui puissent intéresser le public enfantin par le recours aux grands thèmes du récit d’aventures (Tintin) ou des allusions à un savoir scolaire (Astérix) tout en ménageant une lecture plus adulte par des allusions politiques ou savantes, ou par un humour subtil et parodique. Modèle de création graphique qui est aussi une formule éditoriale payante puisqu’elle attire les enfants, rassure les parents, voire les pousse eux-mêmes à apprécier les lectures enfantines. Le journal Pilote, fondé par Goscinny en 1959, jouera sur cette zone ambiguë entre enfance et âge adulte en « grandissant » en même temps que ses lecteurs.

D’autres dessinateurs vont vivre la relation entre leur œuvre pour adultes et leur production pour enfants sur le mode de la différenciation extrême. On peut penser à un André Franquin, dessinateur pour enfants qui, à partir de 1977, fait le choix d’un humour noir, beaucoup plus adulte, dans ses Idées noires, au moment où le journal Spirou cherche à s’extraire de son tropisme enfantin et bien-pensant. On peut aussi penser à un Marcel Gotlib qui, en 1972, transpose les ficelles de son humour potache dans des directions qui le coupent résolument du public enfantin (sexualité et violence outrancière, considérations politiques et philosophiques) : ce changement passe par une rupture nette dans sa carrière avec son départ de Pilote et la création de L’Écho des savanes, puis de Fluide glacial. Plus récemment, on peut penser à certains auteurs de l’Association comme Lewis Trondheim, Jean-Christophe Menu et Stanislas, dont les styles graphiques et narratifs sont nourris de leurs lectures enfantines.

Julien Baudry

[1] Ce thème récurrent de la littérature enfantine a été particulièrement développé par Arnould Galopin.

[2] Le « pays des animaux » n’est pas, contrairement à l’univers de Disney, un monde parallèle au nôtre, il est un pays merveilleux qui existe à côté du monde des hommes, auquel il est souvent fait allusion.

[3] Saint-Ogan n’est pas le seul : Benjamin Rabier, dans la série Gédéon paraissant chez Tallandier, n’hésite pas non plus à délivrer des messages politiques sous couvert d’une comédie animale pour enfants. Dans Gédéon roi de Matapa (1932), il interroge ainsi le rapport au pouvoir et la menace de la guerre européenne.

[4Trac et Boum est créé en 1940 dans Benjamin.

[5] Maurice Kéroul est principalement connu comme cinéaste. Nous ignorons les circonstances de sa collaboration avec Saint-Ogan, si ce n’est qu’ils sont tous deux collaborateurs réguliers de Dimanche-illustré.

[6] On peut se demander s’il existe un lien entre Galoche et Bitumet et Weary Willie and Tired Tim de Tom Browne, publiés en Grande-Bretagne dans L’Illustrated Chips entre 1896 et 1953. Les deux séries ont en commun l’archétype comique du clochard, fréquent à l’époque, mais, surtout, les deux héros de Saint-Ogan partagent la même carrure que ceux de Tom Browne : un petit gros et un grand maigre. Il se pourrait que Saint-Ogan ait eu connaissance de cette série populaire outre-Manche.

[7] Interview donnée à la Société Française des Bandes Dessinées en 1969 et transcrite dans leur bulletin Alfred.

[8] Traduction française de Spencer Steel. Dennis Colebrook est un pseudonyme collectif.

[9] Pour rappel, l’histoire de la publication française de Bicot est justement liée à un malentendu sur sa destination enfantine puisqu’il s’agit du family strip Winnie Winkle the breadwinner dont les éditeurs français n’ont conservé que les Sunday pages mettant en scène le jeune frère Bicot.

[10] Il faut se rappeler ici que les modalités de publication des dessinateurs de presse sont encore, jusqu’aux années 1930, celles de pigistes venant proposer leurs dessins aux journaux et payés à la pièce, et rarement de dessinateurs salariés « réguliers ».

[11] Sur ce sujet, lire l’introduction de l’encyclopédie d’Alain Beyrand, De Lariflette à Janique Aimée, Tours : Pressibus, 1995, qui rappelle que c’est entre 1946 et 1975 que les français adultes ont le plus lu de bandes dessinées.