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dans l’atelier de... nylso

[Décembre 2014]

Nous avons rencontré Nylso alors que sa résidence d’un an à la Maison des Auteurs touche à son terme. Né en 1964, cet auteur rennais s’est fait connaître par le fanzine Le Simo puis par la série des aventures de Jérôme d’Alphagraph (7 volumes parus). Il est également l’auteur (avec la complicité de Marie Saur) d’un livre plus autobiographique, My Road Movie (Sarbacane, 2008). Sa technique de dessin impressionniste, son univers contemplatif et littéraire en font un artiste singulier et attachant, reconnaissable entre tous.

Thierry Groensteen : Tu fais partie de l’école de bande dessinée rennaise…
Nylso : J’étais rennais, oui. Juste avant d’arriver à Angoulême, j’ai rencontré une nouvelle copine qui vit à Paris, où elle est professeur d’allemand. Au terme de ma résidence angoumoisine, je vivrai avec elle et deviendrai donc parisien. Tout au long de cette année, j’ai alterné trois semaines de travail à la Maison des Auteurs, puis dix jours à Paris. J’avais demandé une résidence de deux ans mais, vu les circonstances, je l’ai ramenée à une seule année.

Quel bilan personnel fais-tu de cette année ?
Très positif. Bien sûr, tout était très différent de ce que je connaissais, et il m’a fallu un mois pour m’adapter. Je n’avais encore jamais travaillé dans un atelier. Cela faisait des années que je n’avais pas côtoyé des personnes au travail, que j’avais perdu l’habitude de me rendre moi-même chaque matin dans un bâtiment pour travailler. Il faut adopter une hygiène de vie pour soi et pour les autres… Mais j’ai tout de suite rencontré des gens intéressants. Je suis arrivé le 6 janvier 2014 et, dès ce jour-là, je me suis mis à produire. Je suis venu avec un objectif, je ne voulais pas jouer les touristes.


Quelles étaient tes habitudes quand tu travaillais chez toi ?
Il m’arrive d’écrire dans la nuit, sur mon ordinateur, de noter mes idées. J’ai un logiciel qui permet de travailler la nuit sans déranger la personne qui dort à côté de soi (l’écriture s’affiche en vert sur fond noir). Je me lève à cinq heures tous les matins. Je dessine jusqu’à 11 h ou midi. Je fais généralement une page et un dessin. Ensuite je me promène, et je recommence à travailler vers 16 ou 17 h. À ce moment-là, je m’occupe à essayer de faire quelque chose à partir de ce que j’ai produit le matin.

Tu peux être plus précis… ?
Ce que je produis le matin ressemble à un exercice méditatif. Je dessine tout à fait librement, sans but. L’après-midi j’essaie de combiner mes dessins avec mes idées de récit, avec ce que j’ai écrit.

Mais depuis Jérôme et Sultana, tu travailles avec une scénariste, Marie Saur. Qui est-elle ?
Joëlle, ma première copine (connue sous le nom de Jo Manix) est morte d’un cancer en 2001. Marie était une de ses amies. Elle m’a beaucoup aidé dans ces moments difficiles. Puis elle est à son tour devenue ma compagne, jusqu’à l’année dernière. Nous nous sommes séparés mais nous continuons à très bien nous entendre et à travailler ensemble. En fait, elle collaborait avec moi dès le tome 0, qui était un tout petit format carré. C’est même elle qui m’avait poussé à le faire. J’avais fait un comics dont je n’étais pas content. Elle avait repéré les pages de Jérôme que j’avais publiées dans un fanzine, et elle m’a dit « Pourquoi tu ne développes pas cet univers-là ? » Mais elle préférait que son nom n’apparaisse pas.

Quel est votre mode de collaboration ?
Marie prend dans la matière première que je lui propose ce qui l’intéresse, elle en extrait une thématique et c’est autour de cette thématique que les choses vont s’organiser. Elle intervient comme elle veut sur mes dessins, en utilisant Photoshop. Elle peut renverser une image, y prélever un détail. Cette partie, qui consiste à travailler les scènes au moyen du montage, est jubilatoire. Quelquefois il arrive que Marie me propose un sujet, et s’il me convient elle dessine un synopsis complet, une sorte de storyboard où tout est assez précisément mis en place.

Tu réalises donc beaucoup plus de dessins que ceux que l’on retrouvera dans le livre…
Oui. J’ai toujours beaucoup de matière. Et tout n’est pas utilisable.

Somme toute, bien que ton personnage se rêve en écrivain, tu es plus un homme d’images que de mots…
Je suis avant tout dessinateur, c’est vrai. J’adore écrire, j’écris tous les jours, mais je ne me sens pas à la hauteur des écrivains que j’aime. Pourtant je suis un gros lecteur de romans, alors que je lis peu de bandes dessinées. D’ailleurs, quand je dessine, je m’interdis de regarder le travail des autres.

Ton personnage de Jérôme est inspiré de Jérôme Saliou, qui tenait la librairie Alphagraph, à Rennes. Peux-tu m’en parler ?
J’allais le voir tous les jours dans sa boutique et nous parlions de littérature, de philosophie… Jérôme n’était pas un libraire au sens traditionnel. Je le voyais plus comme un héros de bande dessinée, et c’est ce que j’ai fait de lui. Alphagraph a fermé cette année. Au départ, Jérôme voulait faire exister ce lieu pendant sept ans, et au final l’aventure aura duré deux fois plus longtemps, presque quinze ans. Il y a eu un dépôt de bilan parce qu’il n’a pas réussi à trouver un repreneur.

Et toi, avais-tu une activité professionnelle à côté de la bande dessinée ?
J’ai commencé par faire de la chimie. Je testais la pollution de l’air. À vingt-huit ans j’ai tout abandonné, je me suis saisi de crayons et j’ai commencé à faire mes premiers dessins. J’ai eu la chance de rencontrer Laurent Lolmède, qui m’a proposé de m’asseoir à côté de lui dans la rue et de dessiner les gens et les décors, comme il le fait. Je me suis formé à cette école-là, en accumulant les croquis.

Tu continues à pratiquer le dessin d’observation aujourd’hui ?
Toujours. Je voyage pas mal, et j’aime bien me poser pendant quatre, cinq, six heures devant UN sujet. Les dessins que je réalise alors procèdent exactement de la même technique que celle que j’utilise pour mes planches, et tout ce que je dessine est susceptible d’être utilisé dans mes bandes dessinées.

Tu as lu beaucoup de bandes dessinées dans l’enfance ?
Quand j’étais très petit, oui. Après, la littérature l’a emporté. Vers l’âge de onze ans, du haut de mes prétentions intellectuelles, je méprisais la bande dessinée. Mais j’étais un gros lecteur, un client assidu de la bibliothèque de mon village. Un jour, le maire l’a fermée parce qu’il ne pouvait soi-disant plus payer quelqu’un pour assurer la permanence. Alors j’ai dit : « Moi, j’assurerai la permanence ». Comme il fallait être deux, j’ai lancé un appel en classe et une copine a accepté de s’en occuper avec moi. Nous avions la clé et, quand le bibliobus de Rennes passait déposer de nouveaux livres, c’est nous qui les réceptionnions et qui choisissions même les titres. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à me pencher de plus près sur la production de bandes dessinées, pour faire des sélections. Puis le maire a eu honte de savoir que c’étaient deux enfants qui faisaient tourner la bibliothèque et il a réengagé quelqu’un.

Cette histoire est assez incroyable !... Mais revenons au présent. Quand tu es arrivé à la Maison des Auteurs, tu avais un projet déjà bien entamé, et un autre conçu spécialement pour la résidence…
En effet, et je suis en train de terminer les deux.

S’agit-il de nouvelles aventures de Jérôme ?
Non. Avec Jérôme je suis bloqué. J’ai été en conflit avec Flblb, et ça a un peu tué le personnage. Je dois reconnaître que, au moment où je finis un livre, je ne suis pas quelqu’un d’agréable. Parce que j’ai beaucoup de mal à finir. J’ai une vision un peu kaléidoscopique du livre, et pour cette raison j’ai du mal à lui donner une forme qui exclut toutes les autres. D’autant que je suis obsédé par le Journal de Witold Gombrowicz, où il parle de la forme comme d’une chose qui est toujours à réinterroger.

Le dernier tome en date, Jérôme et la ville, est paru chez un autre éditeur, Les Contrebandiers.
C’est une petite structure dirigée par Antoine de Kerversau, que je connaissais par l’intermédiaire d’Hélène Richard, de Flblb. Hélène faisait partie du même groupe de filles très littéraires que Marie Saur. Pour revenir à ma difficulté à finir les livres, elle est liée au fait que je suis un hyperactif. Je pense sans arrêt à des tas de choses en même temps. Il m’arrive d’avoir deux ordinateurs allumés, de regarder un film et d’écouter les infos en même temps. Si je n’ai pas plusieurs choses en route simultanément, je m’ennuie très rapidement. Donc, quand je finis un livre, il y a un moment où je suis obligé de fixer mon sujet, et à partir de là je dois tenir sur les nerfs pour aller au bout de ça. Comme c’est compliqué pour moi, ça me rend nerveux, irritable.

Commençons par évoquer le projet que tu avais déjà partiellement réalisé avant d’arriver ici. De quoi s’agit-il ?
Je l’avais commencé il y a quatre ans, pour le Journal de Judith et Marinette, qui réunit non seulement des amis mais les dessinateurs que j’admire le plus : Tofépi, Sébastien Lumineau, Jean jean et Jacques Mahé, qui signe Naz… Le club rennais ! Il s’agit d’une série de planches un peu loufoques, sous le titre Gros Ours et Petit Lapin. Le lapin est un peu tyrannique, l’ours plutôt lymphatique. C’est une histoire de manipulation qui, en dépit de son titre, ne s’adresse pas particulièrement aux enfants. Il y a eu plusieurs versions successives de ces personnages. Je crois que la lecture de Fuzz & Pluck, de Ted Stearn [1], a été déterminante. Je trouve ça génial ! Ce que j’aimerais arriver à créer, c’est une cosmogonie complète.

As-tu aussi été influencé par Krazy Kat ?
J’ai découvert Krazy Kat à l’exposition que tu avais montée pour le CNBDI, en 1997. Je m’étais procuré les deux albums édités par Futuropolis. Mais je n’ai pas voulu m’y replonger, parce que déjà Jean-Christophe Menu m’a dit qu’il voyait une ressemblance.

Depuis quatre ans, tu n’as donc pas lâché ces deux personnages…
Non, j’ai continué à les dessiner, mais avec de moins en moins de texte. C’est devenu plus visuel. Ce qui était de l’ordre d’une réflexion sur l’amitié s’est un peu dilué… Je vais néanmoins en tirer un livre, qui devrait paraître chez Misma.

Comment tes deux héros se rencontrent-ils ?
Ce n’est pas encore très clair. Il existe une version où ils se rencontrent sur une île. L’ours arrive par bateau, dans une cage. Mais ça ne me plaît pas trop, je ne suis pas sûr de garder ça… Je vais sans doute réutiliser les pages avec la cage pour une autre scène. Le livre est encore à construire…

Tu ne travailles donc pas sur la base d’une intrigue…
Non, pas du tout. Au cours d’une discussion avec Dominique Hérody, celui-ci m’a conseillé de regarder la pièce de Nathalie Sarraute Pour un oui ou pour un non. C’est vraiment excellent, et ça se rapproche de ce que je voudrais faire. Je trouve sa théorie du tropisme fascinante, cette idée d’une sous-conversation qui fait que, pendant que nous sommes là tous les deux à parler, nous nous faisons l’un et l’autre des commentaires dans notre for intérieur… À mes yeux, la bande dessinée ressemble beaucoup au théâtre et constitue un médium parfait pour traduire ce genre de choses… Mais ça ne passe pas forcément par les mots.

Pourtant je vois qu’il y a déjà du texte sur les originaux. Le texte est solidaire du dessin, il ne vient pas s’ajouter au terme de l’opération de montage que tu as décrite…
Il y a du texte, oui, pas sur chaque planche, mais ce n’est pas le texte définitif. Dès le stade de la conception, ça me vient comme une page de BD définitive, avec découpage, texte, mise en page. Mais tout cela sera remis en question par après. Personnellement, je me passerais assez volontiers de texte, mais je sais que dans une BD, le texte donne le rythme. Donc il faut bien que j’en introduise…

Tes cases ne sont pas encadrées, alors que dans Jérôme, en règle générale, elles l’étaient.
Oui, parce que je voulais faire une bande dessinée relativement classique. Maintenant je ne me contrains plus. Je ne mets un cadre à mes dessins que si c’est vraiment nécessaire.

Tes originaux sont de petit format, déjà aux dimensions de la publication.
Toujours. Je suis un miniaturiste. J’ai pourtant essayé de travailler plus grand, et même récemment, parce que ma vue baisse. Mais étant donné mon problème d’hyperactivité, je dois dessiner petit parce que c’est pour moi le moyen de rester concentré.

En regardant tes planches de Gros Ours et Petit Lapin, je remarque aussi que tes personnages n’ont presque jamais de regard…
En effet. L’ours, jamais ; le lapin, de temps en temps. J’ai toujours été partisan du moins d’expression possible, sauf par le corps. Les expressions physionomiques ne me paraissent pas indispensables. Je n’aime pas introduire des jeux de sourcils dans mes dessins… Ces codes de la BD d’humour, je les trouve hystériques. Il n’y a que chez Franquin que je les supporte, parce qu’ils sont parfaitement maîtrisés.

Vu la nature de ton travail, je parierais sur le fait que tu as un lectorat majoritairement féminin…
Je te le confirme. De toute manière, ce sont les femmes qui lisent le plus de littérature. Mais je pense que la bande dessinée est en train de gagner un nouveau lectorat. Pendant longtemps, j’ai eu l’impression que mon lectorat était composé de gens qui lisaient surtout de la BD, qui souvent voulaient eux-mêmes en faire, sans nécessairement y arriver… Mais ça a changé, sous l’influence de la bande dessinée scandinave, de la bande dessinée féminine, qui ont vraiment apporté autre chose.

Tu as mentionné le Journal de Judith et Marinette. De ton côté, tu étais à l’origine d’un autre fanzine également édité à Rennes, Le Simo. Et je me souviens t’avoir vu le vendre chaque année au festival d’Angoulême…
Oui, chaque année, jusqu’à la mort de Joëlle. La première année, il y avait à côté de moi Loïc Nehou, qui présentait le No.1 de la revue Ego comme x. Au début, nous vendions extrêmement bien nos productions. Les comics de Joëlle s’écoulaient à 2000 exemplaires, dont pas mal à Angoulême ou grâce à des contacts pris à Angoulême. Et nous faisions les autres festivals : Saint-Malo, Blois, Sierre…

Le monde des fanzines te convient mieux, il me semble, que celui de la grande édition…
Clairement, oui. Il n’y a que dans le fanzinat que je me sens bien. Déjà, j’ai toujours un problème avec les contrats… On ne devrait pas avoir besoin de signer des papiers, la relation auteur-éditeur devrait être basée sur la confiance, sur une entente morale. Et puis je suis quelqu’un qui pourrait très bien ne pas publier. Je ne suis pas d’accord avec la manière dont le monde de l’édition fonctionne. Je trouve qu’on publie beaucoup trop de livres inaboutis, tant en bande dessinée (notamment chez certains éditeurs dits « indépendants ») qu’en littérature. Les librairies sont polluées par toutes sortes de choses qui ne méritent pas d’être proposées au public, et qui accaparent l’attention. Des livres qui ne procèdent pas d’une écriture, qui se laissent résumer en deux phrases… Les éditeurs sont dans une logique de production et poussent les auteurs à faire un livre, puis un autre, puis un autre…

« Je pourrais ne pas publier » signifie-il que tu n’as pas l’ambition d’exister en tant qu’auteur ?
Pas vraiment, non.

Parlons un peu de ton autre projet, celui que tu as initié à l’occasion de cette résidence…
Il est très différent du premier parce que, cette fois, j’ai une foultitude de personnages. Je les appelle des Julys [2]. On assiste à leur naissance, en milieu aquatique, puis on les voit monter à la surface, prendre pied sur le sol et partir explorer le monde. Ce sont des petits êtres éphémères, qui ne vivront qu’un mois.

Ils ressemblent à des enfants, comme souvent tes personnages…
Oui. C’est malgré moi. Ça ne m’intéresse pas de dessiner autre chose. Dans mes carnets, je dessine, d’observation, de vraies personnes, mais je n’ai pas envie de les mettre dans mes bandes dessinées. Mais si tu regardes bien, tu verras que mes Julys ont, en fait, une tête de poisson tournée vers l’arrière. Ne me demande pas pourquoi, ça m’est venu comme ça.

Ils parlent…
D’une volonté que j’avais de parler de notions de physique, de la propagation de l’énergie, de la multitude… La culture scientifique m’intéresse, je regarde beaucoup de vidéos documentaires. Tout ce qui concerne la mort m’intéresse aussi. Une fois leur cycle de vie achevé, on verra les Julys disparaître.

Peux-tu préciser à quelles notions scientifiques tu fais référence… ?
Pendant longtemps, la thermodynamique reposait sur deux principes fondamentaux, qui concernent la conservation et la dégradation de l’énergie, et qui s’appliquent à l’ensemble de notre monde, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. La science moderne a ajouté une troisième loi, qui prend en compte le temps. Ces trois lois peuvent tout expliquer, y compris l’origine des espèces animales et le comportement humain. La question du transfert d’énergie te conduit à te demander d’où tu viens et ce qui restera de toi après la mort. La forme d’énergie minimale, que même les plus petits individus peuvent transmettre, c’est l’information génétique, l’ADN. Mes Julys ont cette énergie génétique et, quand ils meurent, ils la transmettent. Quand d’autres naissent, ils ont directement, dans leurs gènes, toutes les informations qui leur permettent de parler. Mais je ne vais pas nécessairement étaler ma science et tout expliquer. Je cherche juste à raconter une fable…

Tu as opté pour un format à l’italienne, un peu plus grand qu’un A4…
Oui, un grand format, pour une fois. L’idéal serait que le livre ressemble à un album pour enfants. Mais je ne sais pas encore où je vais publier les Julys.

Tu n’envisages pas de passer un jour à la couleur ?
Je n’en ai pas le goût. De même, tout le monde me dit que je devrais faire de la gravure, mais ça ne m’intéresse pas.

Ce qui est frappant dans ta technique de dessin, c’est cette multiplicité de petits traits qui couvrent des zones entières, avec des densités variables… On a presque l’impression que ce travail non figuratif t’intéresse davantage que le fait de mettre en scène des personnages.

Dans quel état te mets-tu pour dessiner ça ? Une sorte de transe ?
Plutôt un demi-sommeil. L’état dans lequel on est quand on dessine dans lit, le matin, avant d’avoir pris son petit déjeuner. Je commence toujours au milieu de la page, ça s’élabore très lentement sur la feuille, et puis une cohérence émerge peu à peu, une musicalité, dans l’improvisation. Quelquefois ça produit des sortes d’empreintes digitales… Mais je crois que ça agit sur moi un peu comme une drogue... Je dois secréter des endomorphines... Tu sais, il y a vingt ans, quand j’ai commencé à dessiner, je voulais faire chaque jour la même page, avec la librairie de Jérôme d’un côté, la roulotte de l’autre. Je me disais que les changements qui interviendraient dans mon existence modifieraient automatiquement le résultat. L’idée était, à travers la répétition, d’enregistrer le passage du temps… Et il y a autre chose. J’ai fait du dessin industriel quand j’avais quatorze ans (je faisais un bac technique) et j’ai découvert que j’avais une très bonne perception de l’espace. Quelque chose que je dessine frontalement, je peux ensuite le représenter de dessus, de côté, sans difficulté. Mes petites hachures, je peux les faire bouger comme ça. C’est pourquoi cela m’amuse de dessiner des paysages.

Revenons à la littérature, pour terminer cette conversation. Tu as évoqué Gombrowicz et Sarraute. Quels sont tes autres auteurs de chevet ?
Je citerais sans doute en premier lieu Robert Walser et Paul Nizon. Il y a quelques années déjà, j’ai voulu adapter Nizon en bande dessinée, plus précisément la partie de son Thésaurus intitulée « Mes Ateliers ». J’ai réalisé une cinquantaine de pages mais ses agents ont refusé le principe d’une adaptation dessinée. J’en ferai peut-être un jour quelque chose de plus personnel, dans lequel Nizon sera simplement cité.

Propos recueillis à la Maison des Auteurs le 24 novembre 2014.

[1] Deux tomes parus chez Cornélius : Fuzz & Pluck 1 et Fuzz & Pluck 2 : Splitsville.

[2] Prononcer à l’anglaise : Djoulaïe.