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suivez la flèche !

Thierry Groensteen

La question de l’enchaînement des images est de celles qui préoccupent Marc-Antoine Mathieu. Dans 3", il y apportait une réponse inédite et audacieuse, en nous faisant vivre le voyage de la lumière se réfléchissant d’une surface à l’autre, l’action entière durant à peine plus longtemps qu’un battement de cil.
Le nouveau livre de Mathieu n’a pas de titre. Ou un titre imprononçable, puisqu’il s’agit, nom d’un mot, mais d’un signe : → (à moins que le titre ne doive se lire LE SENS et ne soit porteur d’une ambiguïté féconde). L’« histoire » est celle d’un homme qui va suivre cette flèche avec obstination, de la première à la dernière page, bravant tous les obstacles, suivant tous les méandres de ce jeu de piste. Autant dire que son parcours métaphorise celui du lecteur qui traverse le livre de part en part, sur ses talons.

Depuis l’invention du codex, la lecture, en Occident, est vectorisée (on aborde un livre par la couverture, on en tourne les feuillets jusqu’à la dernière page) et rythmée par cette scansion de la tourne des pages. Vers les deux tiers du livre de Mathieu, par un procédé de mise en abyme, l’homme découvre sur une table un livre aux pages vierges, sauf les petites flèches occupant, dans les coins inférieurs, l’emplacement habituel des folios. Une forme sans contenu, un pur support offert à la manipulation, un réceptacle à fantasmes, un ouvrage, en somme, encore plus radical que →, puisque le geste de la tourne y tient lieu d’unique péripétie.

L’homme, ça pourrait être vous (sauf si vous êtes une femme...), ça pourrait être moi : c’est l’homme ordinaire, sans signe particulier. Chez Mathieu, comme naguère chez Masse, les quidams, depuis toujours, portent un manteau et un chapeau. Contrairement à Julius Corentin Acquefacques, celui-ci n’a pas de lunettes aux verres opaques mais il n’en est pas moins dépourvu de regard. Plus exactement, nous ne réussissons jamais à le capter, soit qu’il nous tourne le dos, soit que ses yeux soient mangés par l’ombre portée du chapeau.

→ se distingue des albums habituels de Mathieu par son format, plus petit, et par le fait qu’il n’y a par page qu’une seule image, un seul cadre, de dimension constante. Il se rapproche, sous ce double aspect, d’un livre aujourd’hui épuisé, Le Peintre Touo-Lan (2004), dans lequel l’auteur proposait deux histoires en forme de contes, au rythme de grandes et belles illustrations en pleines pages ; mais seules les « belles pages » accueillaient ces dessins, du texte figurant en regard, sur les pages de gauche.
Il y a quelques précédents fameux, quelques ouvrages ayant adopté cette forme, celle d’un récit dessiné qui, ignorant le compartimentage habituel des planches, progresse par grandes images. Je pense notamment à plusieurs livres de Moebius (Les Yeux du chat, 40 Days dans le désert B) et à La Cage, de Martin Vaughn-James. Tous ces livres sont apparentés. N’est-il pas étrange que, dans → comme dans La Cage ou 40 Days, le décor principal soit un désert ? Mais peut-être pas tant que ça, après tout, si l’on veut voir dans ce désert ‒ qui dans notre imaginaire passe, à tort, pour le lieu du vide et du silence ‒ une représentation de la page blanche, de cet espace vierge qu’il convient d’investir et de traverser, un espace où tout ce qui naîtra de l’imagination et du crayon fera événement.

D’autres possibles réminiscences viennent à l’esprit, notamment dans le prologue où le personnage regarde par le trou de la serrure avant de franchir une porte, comme dans 676 apparitions de Killoffer. Le moment où le protagoniste repère une ouverture par laquelle pénétrer dans un monument à moitié enfoui dans le sable rappelle Les Cigares du pharaon. Marche-t-il sur un mur ? On pense aussitôt à Arthur Même, dans l’album de Forest et Tardi Ici Même. Et les labyrinthes faits de flèches enchevêtrées convoquent, quant à eux, le souvenir des gravures de M. C. Escher.

Mais c’est bien à Moebius que vont les références les plus nombreuses. À Moebius et à Mathieu lui-même. La valise que notre homme transporte est comme un avatar de l’énigmatique mallette du Major Grubert dans Le Garage hermétique. (Il faut attendre plus de 35 pages pour que la valise apparaisse en entier, révélant alors qu’elle est elle-même en forme de flèche. On ne tardera pas à découvrir qu’elle enferme deux douzaines de petites boussoles.) Des rochers éclatent ? C’est un écho du Bandard fou. Et comment ne pas se rappeler de la pyramide de Sur l’étoile qui se décomposait en chevrons (Citroën), c’est-à-dire en flèches ? Mathieu signe d’ailleurs sa dette en faisant paraître, vers la fin, un anneau de Möbius, et en donnant à celui-ci la consistance d’un nuage de petits points. Le pointillisme n’appartient pas au vocabulaire graphique ordinaire de l’auteur du Dessin, adepte du dessin linéaire et du clair-obscur, mais il fut une signature de celui de La Déviation.

Le corpus des aventures de Julius Corentin Acquefacques fournit un autre réservoir intertextuel. On peut ainsi relever une inversion des valeurs du noir et du blanc, entre les premières et les dernières pages de →, comme dans L’Épaisseur du miroir (en deux parties tête-bêche : « Le début de la fin » et « La fin du début »), livre vers lequel fait également signe la scène où l’homme marche à la rencontre de son propre reflet. D’autres pages renvoient au passage où Julius arpentait le réseau des cases en trois dimensions, dans Le Processus. Quant au désert, il était – avec son improbable auberge L’Étape – le décor du troisième chapitre de La Qu... : « Le rien ». Mathieu semble donc avoir voulu revisiter dans → son œuvre antérieure, lui donner une forme épurée, délestée des nécessités triviales de l’intrigue, une forme quintessentielle.
Si le récit est réduit à sa plus simple expression, en revanche l’utilisation du gris, employé dans différents pourcentages, vient enrichir une palette habituellement binaire et permet à l’auteur de signer (comme déjà dans Le Peintre Touo-Lan) des compositions frappantes où sa science de l’espace fait merveille. Du reste, noir, blanc et gris sont ici incessamment réversibles, commutables, et contribuent à rendre l’itinéraire du protagoniste imprévisible, mutationnel et, partant, fantastique.

Ceux que le jeu formaliste proposé par Mathieu, si excitant soit-il, ne comblerait pas, ne manqueront pas de poser la question du sens de tout cela. Vers quelle destination mystérieuse cet homme s’achemine-t-il avec une telle inébranlable détermination ? Un indice : l’homme vieillit. Les cheveux noirs qu’on lui voit au début deviennent gris et clairsemés à la fin. Ainsi, son trajet apparaît comme un parcours de vie. Il en allait de même pour le moine bibliothécaire de L’Ascension [1]. Un peu comme si ce qui s’accomplissait alors sur le mode vertical (le moine ne cessait de s’élever vers le sommet d’une allégorique cathédrale) se rejouait ici sur le mode horizontal (en dépit de quelque falaises et collines).

On peut s’ingénier à trouver des correspondances entre tels passages de l’album et telles étapes d’une vie ordinaire. Le franchissement de la porte, au terme du prologue, pourrait figurer la naissance. Le poteau indicateur avec des flèches pointant dans toutes les directions, l’âge où la vie paraît encore offrir un large éventail de possibilités.

Mais ce jeu tourne court assez rapidement, et il faut prendre garde à ce que le seul signe, en dehors de la flèche, qui apparaisse dans →, est un point d’interrogation. Il n’est pas nécessaire de réduire cette nouvelle prouesse de Marc-Antoine Mathieu à une signification univoque pour l’apprécier, dans son caractère d’allégorie ouverte, indécidable.

Thierry Groensteen

[1] Récit publié une première fois dans le volume collectif Le Retour de Dieu, chez Autrement, en 1994, puis repris dans l’album L’Ascension & autres récits, Delcourt, 2005