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l’histoire à bride abattue
autour de patrick cothias

table ronde

[janvier 1999]

Pour évoquer la bande dessinée historique, nous publions ici la retranscription partielle du débat que le Musée de la bande dessinée avait organisé le samedi 25 janvier 1997 autour de l’œuvre de Patrick Cothias. Entouré de deux de ses collaborateurs, les dessinateurs André Juillard (Les sept vies de l’Épervier) et David Prudhomme (Ninon secrète), le scénariste était confronté à trois historiens : Jean-Pierre Adam, Pascal Ory et Michel Pierre. Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique du Musée, participait aussi à cette rencontre animée par Emmanuel Laurentin (producteur de L’Histoire en direct sur France Culture).

EMMANUEL LAURENTIN : Patrick Cothias, les périodes historiques qui semblent vous intéresser sont les XVIème et XVIIème siècles. Vous travaillez par ailleurs sur d’autres séries qui se passent, soit en Chine, soit au Moyen Age, mais l’essentiel de votre travail concerne ce qu’on appelle en Histoire la période « moderne ».

PATRICK COTHIAS : Il est évident que c’est la période que je connais le mieux mais, avant d’aller plus loin et pour éviter tout malentendu, je voudrais dire que mon boulot ne consiste pas à jouer à l’historien. Je me sers de l’histoire pour exprimer le romanesque de mes personnages. Je me suis piégé moi-même, et plus j’ai accumulé les albums, plus j’ai accru ma documentation, plus j’ai « creusé » cette période en particulier. Je peux maintenant considérer que je possède une chronologie assez précise des événements que je raconte, que je sais à peu près où je vais. Mais ça n’a pas toujours été le cas, Quand j’ai commencé à écrire Masquerouge, je savais très peu de choses de ce siècle. Je suis obligé d’admettre que je fais de la BD historique, parce que mes personnages sont en costumes d’époque. L’Histoire m’intéresse dans la mesure où elle est une contrainte de documentation, de recherche. La moitié du plaisir consiste à faire la recherche, l’autre moitié étant d’écrire les scénarios. Mais je ne me sens pas « scénariste-historien ». Je trouve dommage qu’on colle des étiquettes partout. Je préférerais qu’on parle des Sept vies de l’épervier et de la suite comme d’une bande dessinée tout simplement, qu’on associe mon travail au thriller, plutôt que de l’étiqueter « BD historique », car cela ne peut passionner que les amateurs de « Grande Histoire ». L’Histoire, au fond, je m’en moque.

Quels documents utilise-t-on quand on est scénariste de ces périodes ? Une documentation universitaire, des ouvrages de vulgarisation ?

PC : Dans la mesure où je travaille dans un registre dit « réaliste » et romanesque, je ne peux pas oublier que la grande Histoire a véritablement existé. Si je mets en scène Henri IV, qui a un parcours connu, je ne peux pas me permettre de raconter n’importe quoi. Pour moi, le but n’est pas d’être vraisemblable, mais de me servir de ces personnages, de les emmener dans les délires de ma petite histoire à moi. L’Histoire ne fait que me servir. Ceci étant dit, et pour répondre précisément à la question, la documentation peut venir de tout. Tous les bouquins sont bons à prendre.

Il y a un côté démiurgique dans votre travail. On a l’impression que vous mettez tous les personnages au creux de votre main, et que vous agissez comme un marionnettiste, ou un dieu qui va expliquer toutes leurs actions, tous leurs parcours. C’est comme un jeu, où vous vous amuseriez à boucher les trous de l’histoire officielle.

PC : Oui, c’est un jeu. Le démiurge est toujours surpris par ses créatures, Mes personnages existent tellement qu’ils sont devenus des amis. Bien souvent, je suis surpris par leurs réactions. Ce qui est important pour moi, c’est la figure du masque, dont le pouvoir se transmet de personnage en personnage tout au long du récit. Ce masque rouge est toujours présent, même quand il n’est pas visible. Il s’enrichit progressivement des expériences des personnages qui l’ont incarné. Ces personnages vieillissent, se transforment, ont un destin semblable au nôtre. Ils ont le droit de changer de psychologie, en fonction de leurs mésaventures et tribulations. Le masque est un emblème. C’est le personnage principal, chargé de toute la symbolique de la tragédie grecque. C’est le masque de la comédie humaine, de l’ambition truquée, toujours. Ce qui m’importe, c’est que mes personnages se battent contre un pouvoir. J’ai horreur de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient. Il m’a semblé beaucoup plus simple de traiter du pouvoir dans une époque historique où je n’avais pas de compte à rendre à la réalité. De nos jours j’aurais du mal à m’y retrouver, le pouvoir est beaucoup plus diffus.

Extrait des Sept Vies de l’Epervier d’André Juillard

Pourquoi cette fascination du pouvoir ?

PC : Parce que j’aime me faire peur. C’est très égoïste. Je me sers de mes personnages pour m’inventer une aventure dans ma propre vie. Il y a des combats qu’on peut livrer par personnages interposés, même si les personnages finissent par vous échapper, et vous surprendre. À la limite, je peux dire que je ne travaille pas, je prends du plaisir constamment. Je m’installe devant mon ordinateur, autrefois c’était devant la page blanche, j’invoque les personnages et ils s’installent. J’ai l’impression de connaître leur parcours, au moins pour la journée, et puis en fait ils se mettent à bouger sans mon intervention, ils résistent à mes manipulations. Ils ont un humour qui n’est pas du tout le mien, une volonté de survivre, une méchanceté qui ne sont pas les miennes non plus, qui me dépassent réellement.

Vous êtes un fabricant de mots, mais on a l’impression que certains mots peuvent passer d’un personnage à l’autre. De Richard Coeur de Lion à Louis XIII, les mots pourraient être les mêmes.

PC : J’ai forcément des tics, et je ne cherche pas, que ce soit dans Les Sept Vies de l’Epervier ou dans Richard Cour de Lion, à faire parler les personnages comme ils parlaient à l’époque. C’est impossible, ce serait illisible. En revanche, j’ai une manie qu’on remarque très peu, et c’est heureux, c’est que mes personnages s’expriment beaucoup en alexandrins libres. Il m’arrive même de le faire dans les descriptifs, ce qui ne sert strictement à rien. Je ne le fais pas exprès.

PASCAL ORY : J’ai l’impression qu’en quelques minutes, il vient de se dire beaucoup de choses importantes, et sur Patrick Cothias en tant qu’auteur, et sur le genre « fiction historique ». Le choix par Patrick Cothias du XVIIème siècle peut s’expliquer par rapport à sa propre vie, et cela relève à la limite de la psychanalyse, mais je crois également qu’il y a des raisons plus collectives. La culture française a un rapport très privilégié au XVIIème siècle. Ce qui m’a frappé en lisant vos bandes dessinées, Patrick Cothias, c’est qu’il s’agit d’un rapport qui vaut autant pour la culture savante que pour la culture populaire. La culture savante nous a mis dans la tête que les grands classiques se sont écrits à ce moment-là, qu’il fallait être en révérence devant Corneille, Racine, Molière, etc. D’autre part, la culture populaire nous a donné plus tard Alexandre Dumas, Zévaco, Paul Féval, le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Ces derniers auteurs étaient évidemment de bons élèves des lycées et collèges ; ils ont fait de la culture populaire à partir de leur propre culture savante. Le XVIIème n’est pas une époque comme les autres, et je comprends très bien qu’elle puisse fasciner. Ce qui est très fin de siècle, me semble-t-il, c’est que vous y avez ajouté des références très cultivées, qui doivent toucher vos dessinateurs, je pense en particulier à Calot et Lesueur. Faire des allusions de ce genre, c’est déjà du second degré, et cela suppose, sur la période considérée, une « culture cultivée » assez poussée.

MICHEL PIERRE : Ayant vécu en Italie, je regrette pour ma part le traitement trop conventionnel fait dans cette saga à Marie de Médicis, Catherine de Médicis et Concini, qui sont vraiment les éternels mal vus de l’histoire de France. J’envisage également de fonder une association des amis de Mazarin...

Extrait de Ninon Secrète

PC : Mazarin est un personnage que je respecte beaucoup, que je trouve très sympathique. C’est un type ambigu, vraiment très intéressant. Richelieu est assez sacrifié, en revanche. Comme ce n’est pas un personnage central pour moi, j’ai gardé l’archétype, plus ou moins. Mazarin joue un rôle principal dans mon récit, et il est tout sauf bête et antipathique. C’est un homme malheureux, sensible.

Une des tendances actuelles, c’est de parler du désenchantement du monde. Patrick Cothias, vous plaidez pour un monde réenchanté. Dans vos intrigues, il y a des complots, des secrets, des « choses derrière les choses »... On retrouve là l’héritage du feuilleton du siècle dernier, où le complot est très présent. C’est aussi une vision assez bizarre de l’Histoire, pour nos temps démocratiques, puisque selon vous tout se passe différemment de ce que croit le peuple.

PC : La manipulation existe, c’est évident. Je crois qu’on est beaucoup plus manipulés maintenant que dans le passé, les moyens d’aujourd’hui sont beaucoup plus puissants. Je ne sais pas du tout comment le public reçoit mes bandes dessinées, les effets feed-back se font finalement assez mal, mais j’ai très envie de parler d’enchantement. Pour moi, la vie est une aventure, elle est un parcours du combattant. Ça vaut la peine de la prendre à bras le corps constamment. C’est ainsi que vivent mes personnages, et que je vis à travers eux.

MP : Ce qui me frappe dans ce qui vient d’être dit, c’est l’utilisation des mots « Grande Histoire » et « Histoire officielle ». Patrick Cothias lui-même fait la distinction, mais je ne vois pas où se place la limite entre la Grande Histoire et une histoire qui serait plus secondaire. Pour avoir un peu fréquenté Georges Duby et son travail sur le Moyen Age, je voudrais rappeler ce que Duby précisait par rapport à cette obscurité des temps passés, et ce qu’il a écrit sur les femmes du XVIIè siècle par exemple : pour lui les fissures, les entrées dans le passé se faisaient par le style, par l’écriture. Le dessin et le texte de la bande dessinée permettent de faire fonctionner un imaginaire de lecteur, qui ira ainsi vers une certaine appréhension de la réalité des siècles passés. Et quelle est-elle, cette réalité, si elle ne passe pas par l’imaginaire, dont le scénariste et le dessinateur sont les vecteurs ? C’est un peu le jeu du vrai, du faux et du semblant, pour reprendre le nom d’un conte de Jakez-Hélias. Moi-même, en tant qu’historien, j’avais essayé de mettre cet imaginaire en œuvre avec la fausse vraie biographie de Corto Maltese, où le livre sur les femmes de Corto, réalisés avec Hugo Pratt. Tout était faux, mais tout était vrai également. C’est dans ce rapport-là que le travail de Cothias avec Juillard ou Prudhomme me semble intéressant. Le débat sur l’Histoire officielle, la vérité, me semble un peu dépassé. Je suis convaincu que, sans le déclenchement d’un goût ou d’un imaginaire, on n’ira pas vers cette « vérité » ou, pour employer des grands mots, vers une « éducation citoyenne » et une façon de regarder l’actualité d’aujourd’hui, concernant le pouvoir par exemple. Que le déclenchement de cette réflexion passe éventuellement par la bande dessinée ne me pose pas de problème...

André Juillard, est-ce que la question du vraisemblable se pose pour vous ?

ANDRÉ JUILLLARD : Du vraisemblable, oui, de la vérité aussi d’ailleurs. Je serais assez ennuyé de faire des erreurs historiques patentes, même si j’ai l’impression qu’elles passeraient inaperçues aux yeux de la plupart des lecteurs, sauf dans le cas de très grosses bourdes. D’abord, ça m’intéresse moi. Ensuite, j’ai quelques scrupules envers mes lecteurs, j’ai envie de leur donner une représentation la plus juste possible d’une époque. Je m’aide de nombreux documents que je vais pêcher dans les bibliothèques, les musées, etc. A partir de tout cela, j’essaie de faire une reconstitution d’époque qui me paraisse à moi-même crédible, en fonction de tout ce que je sais.

Extrait des Sept Vies de l’Epervier d’André Juillard

Est-ce que vous vous attachez aux détails, ou bien une vraisemblance globale a-t-elle plus d’importance à vos yeux, quitte à ce que certains détails soient hors sujets ?

AJ : Autant que possible, je vais essayer d’éviter les bourdes les plus énormes. Je ne vais pas mettre, comme dans Prince Valiant par exemple, des bottes Louis XIII à un personnage censé vivre au Vème ou au Vlème siècle. Pour moi, ça saute aux yeux. Il m’arrive de faire des erreurs, parce que ça n’est pas toujours facile de trouver la documentation dont on aurait besoin. De plus, si l’on doit dessiner des scènes se déroulant à Paris, et qu’on possède de la documentation d’époque, il faut s’en méfier. Les gravures d’Israël Silvestre, par exemple, qui a dessiné de nombreux monuments de Paris, ne sont pas fiables : il enjolivait en ajoutant une aile du Louvre non encore construite, mais sans doute prévue, ou bien démolissait quelques rues, ajoutait quelques ruines... Il faut doubler cette recherche iconographique par des textes, qui confirment les représentations graphiques. Patrick parle de son plaisir d’écrivain. Je voudrais moi aussi parler de plaisir, en prenant en exemple La Reine Margot, le film de Patrice Chéreau. Du point de vue de la reconstitution, moi qui connais bien le Louvre pour avoir tenté de le dessiner de nombreuses fois, je me suis rendu compte que ce film n’avait pas été tourné au Louvre. À aucun moment ça ne m’a gêné, et je ne l’ai pas regretté. Je me suis laissé emporter par ce ballet. Que cette histoire soit conforme à l’histoire, ou même au roman d’Alexandre Dumas, n’avait aucune importance. Le décor était crédible, même s’il n’était pas vrai. Cette crédibilité suffisait à mon bonheur. A l’inverse, je voudrais mentionner La fille de d’Artagnan, de Bertrand Tavernier. Il y a dans le roman un personnage qui a pour moi une stature particulière, c’est Athos. Il a plus de profondeur que les autres, et j’ai été vraiment meurtri que Tavernier en fasse un tel guignol. Je travaille avec ces préoccupations quand je fais des reconstitutions historiques, ou quand je dessine des personnages historiques. Je n’aimerais pas que mon lecteur ressente cette impression de tromperie, qu’il ait la sensation qu’on transforme à ce point un personnage connu.

Extrait de Ninon Secrète

David Prudhomme, vous posez-vous ces mêmes questions du crédible, du vraisemblable, quand vous dessinez Ninon secrète ?

DAVID PRUDHOMME : Je suis également confronté au problème de la recherche de documentation. Je sais que je fais des erreurs ....

AJ (intervenant) : On en fait fatalement...

DP : Bien sûr. J’ai pris le parti de ne pas me focaliser là dessus. C’est avec les personnages, et particulièrement avec leurs vêtements, que j’ai eu le plus de problèmes. Je ne comprenais pas les volumes, la structure du tissu, les systèmes d’attaches. Ça part de choses aussi basiques et concrètes que ça. Ensuite, il faut faire bouger les personnages. J’avoue que j’ai essayé de faire ce qu’on pourrait pompeusement appeler une esthétique avec les manques que j’avais au niveau de la documentation. Par exemple, pour ce qui est des bottes, je suis beaucoup moins rigoureux qu’André !

Est-ce qu’on ne pourrait pas se poser la question de savoir s’il y a une bande dessinée « historique » à vocation didactique, et une bande dessinée de distraction, au contenu moins rigoureux ? Certains journaux de l’avant-guerre, je pense à "Cœurs Vaillants" par exemple, ont joué la carte de la pédagogie historique très documentée.

PO : C’est une hypothèse que je ne suivrai pas trop loin. Tous les dessinateurs et scénaristes francophones ont sans doute subi l’influence de l’école belge. Inconsciemment, ça a dû agir. Au-delà, je ne sais pas s’il y a un cas particulier à cette école ou à cette génération-là. Pour ce qui est de la vraisemblance, je crois qu’il faut distinguer les regards d’historien. Il y a le regard du spécialiste, de l’érudit, qui ne m’intéresse pas beaucoup. D’abord, parce que je suis respectueux du travail des artistes, ensuite parce que selon moi, le pacte de la fiction historique est par définition intenable. Dans ce genre, on est forcément anachronique, heureusement d’ailleurs. Je ne prendrais qu’un exemple, qui est celui du vocabulaire. Personne, fut-il un « frappé » d’une époque, ne peut en retrouver exactement le vocabulaire, d’autant qu’il finirait par être incompréhensible à ses contemporains. Ensuite, le véritable anachronisme est mental. Je pense qu’il y a des comportements et des concepts qu’un homme du XVlème siècle, et a fortiori du Ier siècle, ne pourrait pas avoir, d’après les informations que nous avons, et que nous lui prêtons pourtant. Ce qui m’intéresse, sans doute parce que je travaille sur l’histoire culturelle du XXème siècle, c’est en quoi le travail de Cothias, Juillard, Prudhomme et tous les autres témoigne de notre époque. Par exemple, et pour sortir de la bande dessinée, quand je revois La Marseillaise de Jean Renoir, ça me dit beaucoup de choses sur le Front Populaire. De la même manière, quand je vois l’œuvre de Cothias, ça me dit beaucoup de choses sur la fin de siècle : sur le statut de l’individualisme, de l’hédonisme, de l’érotisme, du rapport à la religion, au pouvoir, etc., aujourd’hui. Je suis frappé de voir à quel point on peut rattacher cette œuvre à toute une famille que je qualifierai (de manière un peu réductrice, mais créer des catégories permet de discuter) de « libertaire ». On trouve dans ces bandes dessinées un regard assez libertaire sur le pouvoir, une sorte de critique violente des institutions, de non-conformisme à l’égard de la culture établie, à quoi s’ajoute la réhabilitation du rôle de la femme.

Jean-Pierre Adam, il y a une partie de la bande dessinée franco-belge des années 50 qui a tenté d’avoir une approche scientifique de l’Histoire. Pensons à Jacques Martin, qui dit : « On m’étudie dans les écoles parce que je suis le seul à bien représenter l’Empire romain ». Vous êtes archéologue, spécialiste de cette période, qu’en pensez-vous ?

JEAN-PIERRE ADAM : Cette école correspond à une époque où les manuels d’Histoire étaient encore composés sur le modèle des années 30, qu’on rééditait à l’identique dans les années 40 et 50. La bande dessinée a saisi l’occasion de compléter cette information extrêmement austère, en utilisant l’Histoire connue prétexte à de la fiction. Il y avait une ambiguïté réelle entre ces fictions et le désir sincère et honnête de compléter l’information scolaire. Les historiens n’ont pas, en principe, à critiquer les anachronismes dans les fictions - sous peine de devenir des censeurs. Mais dès l’instant où Jacques Martin se prétend lui aussi historien, le spécialiste de cette période est obligé d’intervenir, de dire qu’il aime beaucoup Enak, mais qu’il est navré car ça ne va pas. Par exemple, toute l’histoire romaine, qui dure environ huit siècles, tous les témoignages sur l’architecture, les costumes, les mœurs, la cuisine, etc., se trouvent condensés chez Jacques Martin en quelques années seulement. Il fait une synthèse, presque un syncrétisme de huit siècles, rassemblés en quelques années, voire quelques semaines de fiction, ce qui est bien sûr impossible. Et ne parlons pas d’un certain nombre d’erreurs dans le dessin et les restitutions.

Je voudrais profiter de ce que j’ai la parole pour aborder un aspect plus sinistre du travail de Patrick Cothias et de ses dessinateurs, qui est le thème récurrent de la mort. Ce n’est pas un constat qui se limite à la seule bande dessinée historique : la violence et la mort se vendent très bien dans tous les genres. Il y a pourtant dans l’œuvre de Cothias un cas particulier, puisqu’on a là, isolées dans le récit, un grand nombre de péripéties qui se terminent par une mort violente. Ça demande peut être une petite introspection psychologique. J’aimerais avoir le sentiment de l’auteur sur cette question…

Extrait de Plume aux vents

PC : Je ne suis pas sûr de savoir répondre. Comment voulez-vous, en tant qu’auteur, que je m’autoanalyse ? Je suis fasciné par la mort parce qu’elle me fait peur. Je n’ai pas envie de la susciter, mais je crois qu’elle est tout autour de nous en permanence. Ce qui est intéressant dans la tragédie de papier, c’est qu’on peut ressusciter les morts, ce qu’André et moi avons fait pour Ariane. L’Histoire est très violente, à mes yeux, et elle l’est pour de bon. Le peu de violence que j’introduis dans mes histoires me semble très légère, comparée à la réalité. Je n’ai pas le sentiment d’être complaisant. Il est vrai également que la violence est un ressort de la dramaturgie, la tragédie grecque est pleine de cadavres.

J-PA : Les enseignants (ils sont nombreux dans cette salle, à nous écouter) sont tous extrêmement sensibles à toute scène de violence, et plus généralement à tout ce qui peut banaliser ou héroïser la violence...

PC : C’est un point important pour moi. Je n’aimerais pas qu’il subsiste le moindre malentendu : je déteste la violence, je déteste la mort, je déteste le pouvoir, la connerie, la stupidité, la vulgarité sous toutes ses formes. Mon but n’est pas du tout de faire l’apologie de la violence, de la mort, etc. Je peux de temps en temps faire l’apologie du sexe, parce que c’est beaucoup plus agréable, mais sans racolage particulier. J’ai envie de respecter mes personnages, et mon public.

J-PA : Ce qui est appréciable, c’est que votre réponse est celle d’un historien, plutôt que d’un auteur de fiction. La réponse qu’on obtient habituellement c’est « le droit à la libre expression », ou « je ne suis pas responsable de mon époque, je n’en suis que le témoin », etc. Historiquement, on sait que la contemplation de la mort, et la jubilation dans la contemplation de la mort n’est pas nécessairement quelque chose de malsain, mais bien plutôt un exorcisme.

André Juillard, avez-vous tendance à « brider » Cothias dans certaines de ses ardeurs, morbides, émasculantes ou autres... Est-ce une question dont vous discutez régulièrement ?

AJ : Régulièrement, non. Patrick n’essaie pas de m’imposer quoi que ce soit. J’aurais en effet plutôt tendance à retenir, à apaiser. Je crois que ce qui fait l’intérêt de notre association, c’est la parfaite divergence de nos caractères, notre complémentarité. Et puis, quand j’essaie d’atténuer certaines propensions de Patrick à la violence - qui d’ailleurs ne me paraissent pas excessives - je me dis qu’il a un certain nombre (et même un nombre certain) de collaborateurs avec lesquels il peut se laisser aller sur ce plan-là.

Extrait des Sept Vies de l’Epervier d’André Juillard

David Prudhomme, quel est votre point de vue sur cette question ?

DP : Quand il s’agit de représenter la violence, j’essaie de le faire de manière, disons... chorégraphique. J’essaie de faire danser les corps, plutôt que de verser dans la violence crue, froide. Une épée qui traverse un crâne, par exemple, j’essaierai de l’enrober dans une virevolte. André est plus droit, plus net. Je fais plus dans la circonvolution.

MP : Sur la violence, par rapport à l’époque considérée, la représentation me semble plutôt juste, si l’on se réfère aux gravures de Callot, par exemple. Il se trouve que j’ai habité Florence quelques années. J’y ai appris que, pendant trois siècles, une coutume faisait que les condamnés à mort n’étaient pas pendus par le cou, mais par un pied, au créneau du Palazzo Vecchio, ou d’un autre palais de la ville. On faisait appel aux artistes, qui venaient faire des croquis tandis que le condamné gigotait. Bien sûr, au bout d’un certain temps, il fallait décrocher les cadavres. Pour marquer la pérennité du crime et de son châtiment, et pour l’éducation des masses, on faisait une peinture de cette mort, sur le même lieu, à l’extérieur. Ces peintures n’existent plus. Ce que nous possédons toujours dans un certain nombre de musées, ce sont les dessins préparatoires... Ce que vous représentez, et que la bande dessinée n’avait sans doute encore jamais montré, c’est cette violence du temps.

AJ : Dans mes recherches documentaires, j’ai vu en effet des choses épouvantables, comme cette gravure allemande du XVème siècle, où un pauvre bonhomme allait se faire couper en deux par une scie... J’ai lu aussi qu’on avait taillé en morceaux une femme qui avait tué un enfant illégitime, et que ces morceaux avaient été exposés aux portes de la ville. Ça se faisait couramment. Je crois que nos bandes dessinées sont très édulcorées. Je ne sais pas s’il faut représenter cette violence ou non. Je sais simplement que pour ma part, j’aurais beaucoup de mal...

PC : Je voudrais insister sur le fait que pour moi, la violence est vraiment désagréable. Mais elle fait partie de notre vie, elle peut avoir quelque chose de sain. On peut avoir la violence de résister à la violence. Il y a aussi la violence du pouvoir, qui est pour moi beaucoup plus dérangeante. Dans Plume aux vents, on s’est amusés à étudier les rites des indiens Iroquois au début du XVIIème siècle, quand les Français les ont découverts. J’ai essayé de les montrer comme je les ressens, à partir de ce que je peux connaître de leur réalité historique. Il en ressort que la torture était pour eux un jeu. Ce qui n’empêchait pas, d’autre part, que ces gens soient très respectueux de la vie, puisqu’à chaque fois qu’ils tuaient un animal pour le manger, ils s’en excusaient. C’était leur culture. Le choc de notre culture et de la leur me semblait intéressant à montrer. Il n’y avait pas de complaisance dans les deux pages où nous avons montré les Iroquois en train de s’amuser. Ça me semble plus que véridique. L’intention, là, est de créer dans le public une ambiguïté, que les lecteurs se disent « On montre ces gens-là comme des gens plutôt gentils, et pourtant ils font ça. Pourquoi ? »

PO : II y a trois mots qui reviennent souvent dans cette discussion : mort, violence, pouvoir. Je comprends bien que dans la logique, que je continue provisoirement à appeler « libertaire », de Cothias et d’autres, il y a l’idée que le pouvoir est toujours une violence, et qu’il faut s’en méfier comme de la peste. Je suis pourtant obligé de constater qu’il y a dans ces pages une fascination pour le pouvoir modéré. Louis XIII, Mazarin, Richelieu, et même Gengis Khan sont malgré tout des personnages très positifs, en tout cas je sors de la lecture de leurs aventures avec une image très positive. Ce sont tous des apaiseurs, des gens qui ne cèdent pas à la folie du temps. Le pouvoir est « incontournable », comme on dit maintenant, et, au fond, Cothias semble dire : « Essayons d’avoir un pouvoir raisonnable ». Alors qu’il est autrement plus facile d’avoir vis-à-vis du pouvoir une position libertaire stricte, du style « Je vomis sur le pouvoir. »

Patrick Cothias, vous croyez donc au pouvoir apaiseur, entouré de complots qui sont là pour attiser les braises encore vives...

PC : Oui. C’est la vérité vraie. L’ambition du pouvoir pousse les gens à faire n’importe quoi. Bien souvent, les plus dangereux ne sont pas ceux qui ont le pouvoir, mais ceux qui gravitent autour pour l’obtenir. C’est la velléité du pouvoir, tous ces gens qui se disent « je veux être calife... », qui créent ces convulsions.

Michel Pierre, il y a des périodes historiques qui ne sont pas traitées par la bande dessinée, et d’autres, comme le Moyen Age ou la Révolution, qui sont assez rarement mises en scène. Pourriez-vous nous éclairer sur ce point ?

Extrait du Fou du Roy

MP : Les choses varient selon les époques. Je rejoindrai ce que disait Pascal Ory tout à l’heure, il y a une dimension idéologique. Dans les années 50, par exemple, le rapport à l’Histoire était encore plus idéologique qu’il ne l’est maintenant... Juste pour mémoire : quand, dans les pages de "Vaillant", les partisans d’Yves le Loup, héros médiéval, combattaient des chevaliers dont le blason était une croix de Lorraine, il est bien évident que ça parlait plus du RPF et du gaullisme dans les années 50 que d’autre chose. Quand, dans le même "Vaillant", on lisait Fils de Chine, on était plus dans la guerre froide que dans la vie de Mao Zedong elle-même. On a maintenant moins le nez sur le pare-brise de l’Histoire idéologique. On revient peut être, inconsciemment ou consciemment, à une Histoire qui appartient à la longue mémoire de la France, à un héritage qui nous est commun.

PO : Un simple détail : je suis très heureux que, grâce à Cothias, une contre-culture du XVIIème soit légitimée par la bande dessinée. Aujourd’hui, la légitimation par la bande dessinée, c’est important. Vous avez un rôle social et culturel éminent, messieurs ! Je simplifie outrageusement, mais disons que, avec l’enseignement des jésuites, relayé ensuite par les lycées, on nous a imposé une vision dite « classique » de cette période, dont on avait peut être besoin, d’ailleurs. Tout cet autre XVIIème, qu’on a ensuite qualifié de « baroque », le XVIIème libertin, tout à fait fascinant et très moderne, a été passé à la trappe. Je suis très content que, grâce à Cothias entre autres, il resurgisse aujourd’hui. Ninon de Lenclos est assez emblématique, de ce point de vue. Ce qui est fascinant au sujet de Ninon, c’est qu’elle n’a pas été brûlée. Le XVIIème siècle l’a admise. Elle a sans doute fait des concessions, et on imagine bien lesquelles, mais tout de même. Chez Cothias, je trouve ce relais de Ninon de Lenclos à Voltaire passionnant. Je suis d’ailleurs frappé par la force de profession de foi athée, si je puis dire, dans l’œuvre de Cothias.

MP : Ce qui a permis également ce renouvellement de l’image des XVIIème et XVIIIème siècles, c’est le cinéma. Avant ces bandes dessinées, il y a eu le Molière d’Ariane Mnouchkine, puis le succès de Tous les matins du monde, et de Cyrano de Bergerac, et plus récemment encore Beaumarchais et Ridicule.

PC : L’histoire du mouvement libertin est très intéressante à raconter, je me sens complètement concerné par ce courant. Je trouve qu’on lui doit rendre sa modernité. C’est le seul moyen de réagir à l’esprit du temps présent, de façon un peu masochiste d’ailleurs, parce que les libertins sont toujours perdants. Je me sens comme un combattant. A partir du moment où j’ai le droit à la parole, j’essaie de respecter ce droit, et le moins que je puisse faire, c’est de ne pas parler pour ne rien dire. Il m’arrive de me tromper. Mes dessinateurs et moi-même nous assénons nos contre-vérités qui ne sont bonnes que le temps d’un, deux ou trois albums. Je ne crois pas à la vérité absolue. Je ne crois qu’à des petits bouts de vérité à chaque fois. En plus, j’aime me contredire, c’est pourquoi je fais d’autres albums, encore et toujours, afin de trouver d’autres vérités derrière la vérité. Je ne suis jamais satisfait. Les dogmes m’emmerdent, y compris les miens. Si j’ai décidé en mon âme et conscience que Molière pouvait être le bâtard de Louis XIII, il est bien évident que je n’y crois pas. Mais il est tout aussi évident que, dans le cadre de l’histoire que j’ai à raconter, je ferai tout pour y croire, et pour expliquer les rapports entre le roi des comédiens et le roi des Français sous cet éclairage-là. Pour moi Molière est potentiellement le roi de France, beaucoup plus légitime que Louis Dieudonné, et le Masque de Fer qui arrive juste après est un vrai cadeau. Je réinvente tous ces événements au fur et à mesure que la Grande Histoire me les raconte.

Patrick Cothias, vous êtes l’héritier d’une tradition, des multiples sources anciennes ou récentes, d’un véritable « mille-feuille ». Comment faites-vous la synthèse entre toutes ces influences, entre cette histoire classique issue de nos manuels des années 50, et l’histoire plus contemporaine issue de l’école des Annales ?

PC : Mes influences, je ne les connais pas. Je lis des bouquins, j’ai une bibliographie particulière, de plus en plus universitaire, sans doute... Encore que ça ne soit pas certain, j’ai un peu de tout. Je décortique plein de choses, jusqu’à ne plus savoir au bout d’un certain temps à qui ça appartient. Je travaille donc avec un inconscient collectif, qui relève du domaine public et que je fais mien. Je suis un pilleur.

JEAN-PIERRE MERCIER : Quand on parle de votre travail, on cite toujours des écrivains comme Dumas, Hugo ou Zévaco, rarement des auteurs de bande dessinée ou, plus spécifiquement encore, des scénaristes. Y a-t-il quelqu’un dont vous vous sentiez l’héritier dans le domaine de la bande dessinée ?

PC : En réalité, je connais assez mal la bande dessinée. Je suis venu à ce métier parce que j’aime le mot, et j’aime l’image. J’ai surtout refusé de faire tout le reste. J’ai fini par découvrir qu’en refusant tout le reste, je faisais le métier de scénariste de bande dessinée. J’ai découvert autour de moi des talents remarquables qui m’ont beaucoup aidé, et je suis très fier de faire ce métier. J’ai l’impression de travailler avec des dessinateurs qui sont pour moi des Michel-Ange, des Ingres ou des Picasso. Les vrais talents se sont mis dans la bande dessinée, parce qu’ils y sont plus à l’aise que dans les galeries de l’art officiel. La BD est plus franche, plus saine. C’est un milieu où l’on peut réinventer le monde à son niveau, sans avoir de compte à rendre. La seule compromission qu’on peut accepter, c’est d’être divertissant, de vous séduire. C’est un jeu intéressant.

On peut aussi être frappé par la fragilité de vos héros.

PC : Ils sont humains, tout simplement, mais avec une démesure qui les rend héroïques. La démesure est un handicap terrible. Si l’on veut le bonheur, il vaut mieux être tout petit et tranquille, et vivre caché, plutôt que d’avoir des ambitions et des rêves. C’est le début des emmerdements. Mais pour mes héros, c’est inévitable. Je pense que toute quête héroïque se termine toujours par un accident. C’est comme l’allégorie germanique du pont. Un chevalier vient affronter la mort qui garde un pont. Cette mort est représentée sous la forme d’un guerrier en cuirasse entouré de tout un tas d’ossements, de morceaux d’armures, etc. Le héros qui triomphe de la mort devient la mort elle-même et garde à son tour le pont. Il n’y a pas moyen d’aller au-delà.

PO : La relative liberté des auteurs de bande dessinée historique ces dernières années a selon moi des conséquences idéologiques. J’avancerai l’hypothèse que cette liberté, et l’esprit libertaire dont je parlais plus haut, est très cohérente avec une vision romantique de l’artiste qui cherche le maximum de liberté et d’épanouissement personnel, et qui souhaite implicitement que les autres suivent le même chemin. Mais cette liberté est récente, puisqu’avant mai 1968, la bande dessinée n’avait aucune légitimité artistique en Europe et vivait dans un contexte de commande. Il est tout à fait normal que les bandes dessinées historiques de "Cœurs Vaillants" ou de "Pif" soient dans la ligne respective des journaux où elles paraissent. Le 31 mai 1968, les auteurs de bandes dessinées se sont réveillés artistes. A partir du moment où, dans les années 60-70, on a reconnu aux scénaristes et surtout aux dessinateurs, une autonomie d’artistes, je comprends très bien qu’ils aient voulu faire avancer leur conception du récit, et par exemple, secouer le cocotier d’une BD historique un peu conformiste.

Extrait des Sept Vies de l’Epervier d’André Juillard

PC : Nous subissons toujours une contrainte, qui est de ne pouvoir nous exprimer que dans le cadre d’albums de 46 pages, pour des raisons techniques. Cette règle du jeu nous oblige à découper nos intrigues en tranches, à les fragmenter

J-PM : Il paraît que vous travaillez actuellement à une version littéraire, une novellisation de tout le cycle du Masque, avec tous les personnages des différentes séries. Pourquoi ?

PC Pour le plaisir. Et pour essayer de retrouver la chronologie de l’ensemble, qui est découpée, comme je viens de le dire. C’est une volonté de retrouver la cohérence, qui n’est sans doute pas visible par les lecteurs. Vous ne savez pas à quel point mes imbrications entre séries sont cohérentes, parce qu’elles sont parfois un peu longues à mettre en place, mais vous verrez à la fin comme tout cela se tient... D’autre part, l’écriture littéraire prend moins de temps. Je devrais arriver à pondre sept volumes de 500 ou 600 pages chacun. Ça irait de la rencontre de Léonard Langue-Agile et d’Henri de Navarre, dans le cadre de la Saint Barthélémy, pour se terminer avec Voltaire, coursé par Ninon de Lenclos vieillissante. Je n’ai pas encore pu raconter tout ça en bandes dessinées, parce qu’un album de bandes dessinées, c’est long à faire, ça prend neuf mois...

Cet article est paru dans le numéro 4 de 9e Art en janvier 1999.