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jeux sans frontières : politique et représentation
dans "la frontière invisible"

Fabrice Leroy

[Décembre 2014]

Dans un chapitre du Portrait du roi, intitulé « Le roi et son géomètre », l’historien de l’art Louis Marin entreprend une réflexion sur la nature hégémonique de la cartographie au travers d’une analyse de la carte de Paris tracée en 1652 par Jacques Gomboust, qu’il aborde non seulement comme un objet épistémologique typique de l’entreprise scientifique à l’âge classique, mais en outre comme un projet politique destiné à affirmer et à glorifier la monarchie absolue sous le règne de Louis XIV [1].

« Ainsi fut construit jadis et se construit sans cesse le monument cartographique à jamais présent ‒ hors-temps, hors espace ‒ de la représentation, le monument mémorial du roi et de son géomètre. »
Louis Marin, Le Portrait du roi, p. 220.

« When we make a map it is not only a metonymic substitution but also an ethical statement about the world … [it] is a political issue. »
J.B. Harley, « Cartography, ethics, and social theory », in Cartographica : The International Journal for Geographic Information and Geovisualization, Volume 27, No.2, Toronto : University of Toronto Press, 1990, p. 6.

Si diverses études plus récentes consacrées aux enjeux cognitifs, identitaires et idéologiques de la pratique cartographique ont contribué à faire progresser l’analyse des liens unissant politique et figuration spatiale [2], l’essai de Marin demeure un modèle fondateur dans les champs de la sémiotique politique et de la rhétorique de l’État, en ce qu’il démontre la façon dont les relations de pouvoir s’inscrivent dans des systèmes de représentation et vice-versa. De surcroît, le chapitre de Marin décrit la relation de co-dépendance qui s’instaure entre un homme d’État et son cartographe officiel, relation dont les modalités recoupent en de nombreux points la dynamique interpersonnelle qui constitue l’un des sujets principaux de La Frontière invisible, un album majeur de Schuiten et Peeters [3]. Dans la mesure où ce sujet fait écho à un réseau systématique de dispositifs spéculaires ou méta-représentationnels et de thématiques politiques au sein du corpus des Cités obscures, nous nous attacherons ici à examiner cette récurrence.


La Frontière invisible suit le parcours d’un jeune cartographe, Roland de Cremer, qui entame sa carrière lorsqu’il prend ses fonctions au Centre de Cartographie, un étrange bâtiment en forme de dôme, situé au cœur d’une zone désertique de son pays natal, la Sodrovno-Voldachie. Bien que ce lieu isolé, aliénant et labyrinthique s’indexe à l’un des archétypes de la littérature fantastique et convoque diverses allusions intertextuelles au motif d’un jeune homme inexpérimenté, affecté à un poste-frontière lointain et condamné à une posture d’attente (on pense notamment au Fort Bastiani du Désert des Tartares et à la forteresse du Rivage des Syrtes), le récit de Schuiten et Peeters emprunte davantage aux tropes du Bildungsroman qu’à ceux de la mélancolie fantastique, en ce qu’il se focalise principalement sur l’éducation professionnelle et sentimentale du cartographe novice. Dès son arrivée au Centre, de Cremer se trouve en effet confronté à des méthodologies divergentes et à des projets politiques antithétiques. Encore incapable d’un regard critique sur son apprentissage cartographique, il tend d’emblée à objectiver les cartes, à ne pas remettre en question leur autorité ou soupçonner leurs motifs, et reste dès lors dans un rapport non dialectique avec les documents qu’il est censé produire, analyser et archiver. Toutefois, sa compréhension des mécanismes de représentation se voit rapidement problématisée ‒ dans l’acception foucaldienne du terme, qui désigne « (…) la manière dans laquelle un champ non problématique d’expériences, ou un ensemble de pratiques qui étaient acceptées sans réserves, qui étaient indiscutées, familières, et “tacites”, deviennent un problème, soulèvent discussions et débats, éveillent de nouvelles réactions, et mettent en crise le comportement tacite précédent, les habitudes, les pratiques et les institutions qui jusqu’à ce point avaient été acceptées » [4] ‒ lorsqu’il reçoit des conseils et des directives contradictoires de la part de deux collègues.

D’un côté, de Cremer doit s’adapter à un nouveau mandat du gouvernement, qui requiert de nouvelles méthodes de recherche scientifique : la collecte de données « objectives », assistée par un processus informatique et présidée par Ismail Djunov, un « néotechnologue » aussi mystérieux que menaçant, mobilisé par le Centre de Cartographie afin de moderniser ses techniques de cadastre. Les machines-monstres de Djunov, gigantesques, étranges et tentaculaires, multipliant tubes, câbles et écrans de toutes sortes (vol. 1, p. 31) se corrèlent par ailleurs à un thème récurrent dans les Cités obscures : celui du machinisme du début des temps modernes et de ses engins d’apparence rétro-futuriste, souvent d’inspiration utopique, qui caractérisent la modernité alternative ou uchronique de l’univers parallèle mis en image par Schuiten et Peeters. La Frontière invisible abonde de machines semblables, dignes de l’anticipation d’un Jules Verne, notamment des modes de transport à la fois crédibles et fantaisistes, tels qu’un réseau de bicyclettes suspendues (vol. 1, pp. 26-29), qui permettent aux usagers une vue du paysage en surplomb, analogue à celle de la cartographie, ou encore d’énormes véhicules à une seule roue (vol. 2, pp. 7-8 ; 39-43), issus de l’imagination de l’inventeur Axel Wappendorf, un personnage récurrent des Cités obscures et l’auteur de l’Encyclopédie des transports présents et à venir (les monocycles à moteur de La Frontière invisible constituent une variante du « vélocipède alaxien », la première invention de Wappendorf). Du vélo suspendu au monocycle motorisé, c’est-à-dire du véhicule à pédale au véhicule autopropulsé D’un côté, de Cremer doit s’adapter à un nouveau mandat du gouvernement, qui requiert de nouvelles méthodes de recherche scientifique : la collecte de données « objectives », assistée par un processus informatique et présidée par Ismail Djunov, un « néotechnologue » aussi mystérieux que menaçant, mobilisé par le Centre de Cartographie afin de moderniser ses techniques de cadastre. Les machines-monstres de Djunov, gigantesques, étranges et tentaculaires, multipliant tubes, câbles et écrans de toutes sortes (vol. 1, p. 31) se corrèlent par ailleurs à un thème récurrent dans les Cités Obscures : celui du machinisme du début des temps modernes et de ses engins d’apparence rétro-futuriste, souvent d’inspiration utopique, qui caractérisent la modernité alternative ou uchronique de l’univers parallèle mis en image par Schuiten et Peeters. La frontière invisible abonde de machines semblables, dignes de l’anticipation d’un Jules Verne, notamment des modes de transport à la fois crédibles et fantaisistes, tels qu’un réseau de bicyclettes suspendues (vol. 1, pp. 26-29), qui permettent aux usagers une vue du paysage en surplomb, analogue à celle de la cartographie (figure 2), ou encore d’énormes véhicules à une seule roue (vol. 2, pp. 7-8 ; 39-43), issus de l’imagination de l’inventeur Axel Wappendorf, un personnage récurrent des Cités Obscures et l’auteur de l’Encyclopédie des transports présents et à venir (les monocycles à moteur de La Frontière invisible constituent une variante du « vélocipède alaxien », la première invention de Wappendorf). Du vélo suspendu au monocycle motorisé, c’est-à-dire du véhicule à pédale au véhicule autopropulsé ‒ au-delà l’aspect fantasmagorique commun à ces deux spécimens d’altermodernisme, pour un lecteur accoutumé aux réalités tangibles de l’univers connu ‒ l’on peut en outre distinguer deux strates technologiques parallèles à l’évolution, dans la pratique cartographique, entre un tracé manuel et un tracé informatisé, en ce que celui-ci tend à rendre celui-là anachronique ou obsolète.

Les machines de Djunov fonctionnent essentiellement comme des opérateurs mimétiques : elles sont conçues pour produire un calque de la réalité, pour traduire un référent géographique en un signe cartographique qui en serait le miroir, sans l’interférence d’une interprétation subjective. Cependant, le projet de Djunov, comme celui de Gomboust, masque indubitablement un programme politique. Sa représentation « parfaite », comme celle du topographe officiel de Louis XIV, déguise une entreprise idéologique sous le couvert de rigoureuses méthodes et mesures scientifiques [5]. Opérant sous l’autorité de la science, Djunov, comme Gomboust, construit une représentation référentielle qui se présente comme l’équivalent exact de son pendant ontologique, comme une vérité universelle validée et autovalidante. Les deux hommes de science œuvrent en effet pour la raison d’État ‒ Gomboust pour le Roi Soleil et Djunov pour Radisic, le nouveau dirigeant totalitaire de la Sodrovno-Voldachie, qui exige une image de la nation apte à justifier ses ambitions impérialistes, notamment la conquête de la principauté voisine de Muhka. En ce sens, ces cartographes « mythologisent » leurs référents, dans la mesure où ils tendent à naturaliser un objet culturel inséparable d’une intention idéologique manifeste. Les conclusions pseudo-scientifiques de Djunov apparaissent dès lors établies d’avance et guident sa recherche de bout en bout : sa mission consiste à représenter les frontières « naturelles » de l’État non pas telles qu’elles existent, mais telles qu’elles devraient être, selon la nouvelle doxa politique en cours. Comme Radisic lui-même l’affirme : « Ce qui compte, ce ne sont pas les cartes mais ce qu’on veut leur faire dire. J’attends de vous [les cartographes] que vous me fournissiez des arguments irréfutables dans mon combat pour la grande Sodrovnie » (vol. 1, p. 60). Assurément, la notion de frontières « naturelles » et sa propagande annexe rappellent au lecteur un ensemble de dissensions territoriales et les conflits auxquels elles ont donné lieu au fil du XXe siècle, des justifications expansionnistes du Troisième Reich aux différends contemporains en Palestine, en Yougoslavie, ou au Cachemire ‒ sans toutefois figurer aucune de ces situations exclusivement ou explicitement, dans le contexte de la transposition fictionnelle, quoique le nom de Radisic évoque des connotations serbes, et que la présence d’un mur qui sépare deux zones urbaines fasse allusion à Berlin, Belfast ou Jérusalem [6].

En tant qu’agent de l’État, mandaté pour en visualiser l’anatomie et les contours en fonction d’une image préétablie par le pouvoir politique, Djunov met en évidence à la fois le pouvoir et l’absence de pouvoir inhérents à toute représentation. Selon l’analyse de Marin, en effet, toute représentation met en jeu un acte transitif, fondé sur une équivalence ou substitution entre deux objets, l’un véritable mais absent, l’autre symbolique mais présent. En cela, la représentation implique également un acte d’affirmation, qui autorise ou légitime sa propre transposition symbolique : dans ce cas particulier, la transmutation de la force physique réelle en l’expression symbolique de la capacité à utiliser la force en cas de nécessité [7]. Le contraste entre force et pouvoir, d’après Marin, tient dans cette distinction capitale : si la force est matérielle, le pouvoir, en revanche, est d’ordre symbolique.

« Le pouvoir, c’est la tension à l’absolu de la représentation infinie de la force, le désir de l’absolu du pouvoir. Dès lors, la représentation (dont le pouvoir est l’effet) est à la fois l’accomplissement imaginaire de ce désir et son accomplissement réel différé. Dans la représentation qui est pouvoir, dans le pouvoir qui est représentation, le réel – si l’on entend par réel l’accomplissement toujours différé de ce désir – n’est autre que l’image fantastique dans laquelle le pouvoir se contemplerait absolu [8]. »

Le pouvoir est donc miné par une fragilité inhérente, précisément parce qu’il dissimule une réticence ou une incapacité à se servir à nouveau de la force et parce qu’il dépend d’un acquiescement ou d’un consensus de la part de ceux qui en décodent les signes. En son cœur s’énonce implicitement « le deuil de l’absolu de la force », l’expression paradoxale de l’impossibilité même de l’absolutisme. On comprend dès lors pourquoi certains dirigeants politiques considèrent tout affront à leur image aussi dangereux qu’une attaque contre leur personne. C’est précisément à ce dilemme que de Cremer se trouve confronté au long de La Frontière invisible, tel un grain de sable accidentellement introduit dans l’appareil étatique de représentation et dans sa perspective cartographique dominante.

À l’autre extrémité de Djunov, de Cremer est confronté à une tout autre conception de la cartographie sous la tutelle de son mentor, Monsieur Paul Cicéri, un cartographe vieillissant dont les méthodes accusent un retard évident par rapport à la nouvelle direction épistémologique en vigueur au Centre de Cartographie. Féru d’interprétation ‒ une tendance toujours dangereuse sous un régime totalitaire ‒ Cicéri se préoccupe davantage du monde réel, de l’être-au-monde : il vise à capturer et à comprendre les divers aspects transitoires de la réalité expérientielle dans le cadre du savoir géographique. Si, selon la distinction de Heidegger, Djunov est un chercheur de prédisposition ontique, dont l’approche scientifique déforme, dénature, voire ignore consciemment les réalités et les plaisirs empiriques de l’existence, Cicéri en revanche s’attelle davantage à une quête ontologique. Dans sa vision du monde, les frontières ne constituent que des lignes arbitraires au sein d’un continuum d’expériences humaines (vol. 1, p. 20 et p. 60). Épris de perspective historique, il s’inquiète du fait que les cartes, en raison de leur parti-pris synchronique, sont fondamentalement antihistoriques et anti-biographiques, et qu’en conséquence elles n’expriment qu’une représentation tant artificielle que statique, incapable de saisir un territoire en constante évolution ainsi que les échanges culturels réciproques qui s’effectuent entre les populations qui y résident (vol. 1, p. 60). À l’opposé, il propose des contre-cartes des croyances, des cultures et des systèmes de valeur, visant à mettre en évidence la porosité des frontières et l’absurdité de la rhétorique nationaliste ‒ une activité subversive qui précipite sa déchéance lorsque Radisic prend les commandes du Centre de Cartographie (figure 4). Jadis critique du nationalisme romantique outrancier de l’ancêtre du dictateur, Evguénia Radisic (vol. 1, p. 25), Cicéri se retrouve exilé par son descendant dans le sous-sol du Centre, relégué au milieu d’étranges fossiles d’espèces animales mises à l’écart par l’évolution génétique ‒ allusion darwinienne et punition symbolique à de nombreux égards, puisqu’elle assimile le cartographe-parrèsiaste récalcitrant aux laissés-pour-compte du progrès, tout en soulignant avec ironie que c’est précisément sa propension à l’esprit critique et diachronique (en somme, son archéologie des mécanismes de légitimation géographique propres aux systèmes d’hégémonie) qui l’a conduit à ce déclassement.


De façon opportune, Cicéri sera remplacé par une équipe d’anciennes prostituées, manifestement incompétentes en matière de cartographie, mais néanmoins enclines à poursuivre son contre-discours subversif, notamment lorsqu’elles proposent de dresser une « carte des plaisirs », faisant ici encore écho à Foucault, qui suggérait qu’une manière de contester les paradigmes dominants en matière de représentation serait de concevoir les cartes comme une expression de la liberté et du plaisir individuels, en réaction à la normalisation étatique des individus et de leurs désirs [9].

Cartographie, mimésis et métafiction

Tiraillé entre sa sympathie envers Cicéri et son dévouement professionnel, qui exige désormais son adhésion aux nouvelles méthodes de Djunov, de Cremer apparaît de plus en plus désorienté et ambivalent. D’un côté, il se voit promu par Radisic au poste enviable de directeur du Centre de Cartographie, et, en tant que protégé du dictateur, son avenir dans la sphère politique semble tout tracé. La conclusion du récit indique à cet égard que Radisic projetait de lui offrir sa propre nièce en mariage, afin de consolider l’union entre leurs deux familles influentes (l’histoire fait à plusieurs reprises allusion à l’importance du grand-oncle de de Cremer dans la hiérarchie politique). De l’autre côté cependant, la confiance du jeune homme en l’efficacité de la mimésis cartographique élaborée grâce aux machines de Djunov est ébranlée par l’inexactitude manifeste de leurs résultats. Lorsque les employés du Centre tentent de recréer des modèles de villes et de paysages en trois dimensions, en suivant à la lettre les plans tracés par ordinateur, de Cremer constate son incapacité à réconcilier simulacre et réalité ‒ les modèles à échelle réduite et sa propre expérience de leurs référents ontologiques ‒ dans la mesure où les signifiants géographiques apparaissent déformés au-delà de toute compréhension (vol. 2, pp. 21-23).

Un tel jeu sur la trahison des images ‒ nul besoin de rappeler ici que Peeters voue à Magritte une admiration de longue date ‒ repose sur plusieurs niveaux de spécularité. En premier lieu, la création de modèles duplique la mise en image des objets, selon une boucle autoréférentielle et quasi tautologique : le tracé par ordinateur reproduit la réalité ; ce premier fac-simile est lui-même reproduit sous la forme de miniatures en trois dimensions (vol. 2, p. 21). Un modèle est dès lors l’image d’une image, doublement décalée par rapport à la réalité empirique, qui n’est elle-même, dans une bande dessinée, qu’une autre image, c’est-à-dire un substitut iconique d’une réalité ontologique. En outre, c’est tout le dispositif fictionnel qui est lui-même mis en abyme dans cette scène, de même que dans les autres passages du récit où les personnages évoluent dans un méta-univers composé de la re-création de leur environnement en miniature, ce qui a par ailleurs pour effet de saper l’adhérence du lecteur au décor de la fiction, comme s’il s’agissait d’un arrière-plan de théâtre en carton-pâte. Une telle représentation au sein de la représentation, par ce mécanisme de distanciation, mène le lecteur à remettre en question l’existence ontologique de la réalité diégétique, comme si le pour-soi phénoménologique de la représentation infirmait l’en-soi de tout référent. Schuiten et Peeters ont souvent fait usage de pareils dispositifs au fil des Cités obscures, où les jeux sur les duplicata de toutes sortes (modèles, miniatures, fac-simile, archives, sculptures, peintures, enregistrements, etc.), les simulacres et les effets de trompe-l’œil sont récurrents. On se souvient que dès le premier tome de la série (Les Murailles de Samaris, 1983), Franz Bauer explore une ville-simulacre faite entièrement de panneaux à deux dimensions qui se déplacent et se reconfigurent en fonction de son regard, lui donnant ainsi l’illusion de la réalité, avant de se frayer un accès aux rouages de cette machinerie et de comprendre que la ville elle-même n’est en quelque sorte qu’une image, mais en même temps une image qui constitue sa propre réalité ontologique. Les promoteurs immobiliers qui planifient le destin de Brüsel évoluent semblablement au milieu des maquettes d’une ville idéale qui n’a pas encore d’existence matérielle, au-delà de leur imagination (l’album tout entier s’apparente à une fable sur les artifices de la modernité et l’artificialité de la nation belge, qui en serait le produit). La relation mimétique entre image et référent, copie et modèle, facsimile et original fait encore l’objet d’une pareille déconstruction dans d’autres projets de Schuiten et Peeters, notamment dans l’album Dolorès (1993), écrit en collaboration avec Anne Baltus, où un maquettiste reproduit et contrôle la réalité de son environnement par l’intermédiaire de sa réduction en abyme au sein de ses miniatures, qui inversent la duplication mimétique et affectent désormais les objets mêmes qu’elles figurent [10]. De tels dispositifs spéculaires ‒ souvent accompagnés des mêmes effets de distanciation ‒ font l’objet de plusieurs scènes dans La Frontière invisible, particulièrement dans les illustrations intercalaires qui séparent les chapitres, où les personnages se promènent littéralement sur des cartes-territoires, au milieu des signifiants hautement codifiés de la représentation cartographique, comme si ceux-ci constituaient des réalités matérielles ‒ jeu sur l’échelle de la figuration qui assimile la carte au territoire et vice-versa, et où l’on reconnaît l’influence d’une célèbre nouvelle de Borges [11].

Enfin, un tel brouillage de la démarcation entre image et réalité, caractéristique de l’incertitude ontologique qui frappe la conscience postmoderne selon Philippe Lejeune [12] , tend par ailleurs à émaner de stratégies méta-narratives récurrentes. Comme de nombreux commentateurs l’ont déjà fait observer [13], les Cités obscures ne cessent d’offrir aux lecteurs des images (spéculaires) d’elles-mêmes, tant au sein de la série (où les personnages enquêtent sur leur existence, les journaux relatent leurs événements, les archivistes cataloguent leurs objets, les cités et les individus se font écho d’album en album, etc.) qu’à travers un ensemble d’activités corollaires empruntant divers supports et média (documentaires, conférences, catalogues, expositions, concerts, performances, projections, etc.). Cette tendance systématique à la réflexivité remplit deux fonctions opposées. La première, comme Benoît Peeters l’a lui-même noté, correspond à une stratégie d’auto-validation ou d’auto-référentialité : les villes invisibles affirment ou authentifient leur existence grâce à un réseau interne et externe de renvois, d’allusions et de méta-discours, qui implique leur présence en dehors du domaine graphique bi-dimensionnel. La seconde, qui constitue en quelque sorte l’effet opposé de cette légitimation discursive, revient à envelopper cette existence d’un doute permanent, dans la mesure où précisément celle-ci n’est attestée que discursivement, par des échos distants et indirects, et non par un rapport empirique du lecteur à cet univers. On notera avec amusement que certains lecteurs et internautes se sont investis dans ce système représentationnel complexe en jouant le rôle d’habitants de cet univers parallèle, soit comme personnages, soit comme simples visiteurs [14]. Si, comme Todorov l’a jadis noté, le genre fantastique repose essentiellement sur des structures d’hésitation [15], ce serait principalement un fantastique référentiel ‒ une hésitation quant au rapport de concordance entre signe et réalité ‒ qui constitue l’un des dispositifs principaux des Cités obscures.

Les cartes font assurément partie de ces dispositifs d’ambivalence spéculaire, en cela que par leur biais, les cités obscures, qui sont principalement des images, offrent des méta-images d’elles-mêmes, qui à la fois authentifient et mettent en doute leur propre existence. Il est intéressant de noter à ce propos que le second volume de La Frontière invisible est accompagné d’un document annexe : une « Carte physique de la Sodrovno-Voldachie », imprimée en recto-verso et publiée par l’Institut Géographique National (IGN), un organisme français officiel (voir : www.ign.fr), dont les cartes d’autres lieux et pays réels (Niger, Lombardie, Amsterdam) sont par ailleurs citées sur l’un des rabats. En inscrivant la carte d’un pays fictif au sein d’un format sériel habituellement réservé à des lieux existants (que le paratexte de ce document décrit de manière ludique comme « un univers plus terre à terre » que celui des Cités obscures, dont la présence terrestre est précisément incertaine), Schuiten et Peeters continuent de jouer sur les mêmes principes d’illusion référentielle et de validation méta-discursive qui gouvernent l’ensemble de la série depuis ses débuts, puisqu’il s’agit manifestement ici de convaincre le lecteur de l’existence de facto de ce que des sources diverses attestent par leur recoupement, et de procéder à cette authentification en empruntant le crédit symbolique de discours légitimes (dans ce cas particulier, celui d’un institut officiel de cartographie). En outre, au verso de cette carte, figure celle du continent des cités obscures, où les auteurs fournissent une représentation iconographique des positions respectives de chacune des cités, levant en cela pour la première fois le voile sur une perception globale de cet univers et permettant enfin au lecteur une vue complète d’un monde qui n’était jusqu’à présent accessible que par fragments isolés, dans la mesure où chaque album avait été consacré à une portion restreinte de cet univers (Urbicande, Xhystos, Samaris, Brüsel, ou encore Pâhry). Une telle perspective iconique s’inscrit dans un réseau d’indices quant au système géopolitique des Cités obscures :

Pour la page de titre [du premier album, Les Murailles de Samaris], nous avons réalisé la page que Franz arrache au grand livre de Samaris, et sur laquelle on peut lire : « Autour de Samaris sont huit grandes cités ». C’est alors que nous nous sommes posé pour la première fois la question de l’emplacement de ces cités. Qu’y a-t-il autour de Samaris et de Xhystos ? Comment ce monde fonctionne-t-il ? etc. [16]

Cartographie, cognition et ambivalence

L’emplacement respectif des villes constitue, au sens platonicien, une entreprise politique en elle-même, comme John Sallis le rappelle : « Tout discours sur la ville [polis] sera à un moment ou l’autre obligé, par nécessité, de faire référence à la terre ; à un moment ou l’autre il devra faire mention de l’endroit sur terre où la ville se situe ou doit se situer, et décrire la façon dont la constitution [politeia] de la ville détermine cet emplacement et est déterminé par celui-ci » [17]. La « fausse » carte des Cités obscures que proposent Peeters et Schuiten fait appel à la compétence géographique des lecteurs en tant que décodeurs et usagers de cartes réelles. Bien qu’elle bouleverse notre cognition spatiale ‒ dans la mesure où, comme la projection hétérodoxe du cartographe allemand Arno Peters [18], elle met en question les représentations habituelles grâce auxquelles nous donnons sens au monde ‒ elle nous force en même temps à appréhender conceptuellement ses signifiants par le truchement d’autres signifiants, dont la fréquentation des cartes ordinaires nous a appris à reconnaître les formes et les sens qui y sont associés, comme si nous traduisions une langue en une autre par ressemblance et déduction. En supposant que la connaissance géographique moyenne du lecteur lui permette de se représenter mentalement l’équivalent d’une Carte du monde politique (d’ailleurs disponible auprès du même IGN), sa prédisposition cognitive le mène nécessairement à identifier des éléments reconnaissables ou analogues, disposés ici de manière apparemment désordonnée. Par exemple, le décodeur de cette carte est enclin à assimiler la forme triangulaire de la péninsule d’Urbicande à celle de l’Inde, ou les contours de l’île du Mont Analogue (dont le nom n’est certainement pas dû au hasard) à ceux de Madagascar, bien que leur échelle, leur orientation, et leur position relative fassent constamment douter du bien-fondé de telles identifications. La péninsule où se situe la ville de Samaris ressemble à la fois à la Thaïlande et à la Floride ; les îles Chula Vistae évoquent le tracé de Cuba, du Japon ou de la Nouvelle Zélande. Brüsel se trouve quant à elle au cœur d’un territoire dont la forme rappelle celle de la Belgique, mais qui est placé au Nord-Est de Pâhry, ville à la lisière d’un désert. Bien que cette carte des cités obscures semble partiellement exaucer le désir d’une perspective globale sur cet univers mystérieux, c’est précisément parce qu’elle rappelle et déforme simultanément d’autres représentations de nature intertextuelle ou interpicturale qu’elle emporte avec elle un effet inhérent de désorientation et, qu’en dernière analyse, elle échoue à résoudre les énigmes de ce monde parallèle.

Au-dessus de la carte dessinée par Schuiten, on trouve la mention « Une des premières cartes réellement fiables des cités obscures. Ayant été établie par les géographes de Pâhry, elle privilégie le côté ouest du continent ». En mettant en jeu des inférences complexes quant au lien entre objet et série, une telle inscription produit de nouveaux effets d’ambivalence quant au rapport entre signe et référent. « Une des premières cartes » suggère en effet qu’il en existe d’autres de ce type, allusion sérielle qui confirme implicitement l’existence même de cet univers, puisqu’elle est attestée par un ensemble de documents et de témoignages indépendants (mais qui toutefois restent inconnus du lecteur, ce qui jette un doute sur cette corroboration). La notion d’une « première » carte, par son implication de rareté et d’ancienneté, attribue en outre à l’objet une valeur particulière, proche d’une carte au trésor mythique. Parce qu’en effet les autres cartes de cette série ont disparu ou ne sont plus accessibles à notre regard, celle-ci prend le statut d’une précieuse archive, d’un hapax miraculeusement préservé. « Premières » fait également allusion au style de la carte, qui apparaît nettement plus archaïque que la Carte du monde politique de l’IGN, par exemple. Il pourrait simplement s’agir d’un document relativement ancien, dont les codes représentationnels diffèrent des pratiques scientifiques et esthétiques contemporaines — au plan épistémologique donc, cette carte appartiendrait à une autre époque que la nôtre, celle de l’altermodernité des cités obscures, monde parallèle et rétro-futuriste digne des fictions de Jules Verne, ou d’un dix-neuvième siècle qui anticiperait un avenir alternatif mais plausible.

L’affirmation « réellement fiables » n’est pas moins problématique à l’égard d’un « doute ontologique », en ce sens que sa redondance même a pour effet paradoxal de remettre en cause l’exactitude et la fiabilité de cette carte : si effectivement sa crédibilité ne faisait en aucun point défaut, en quoi cette allégation et son insistance adverbiale seraient-elles nécessaires ? De qui émane cette garantie de validité, cette proclamation de véridiction [19] ? Enfin, cette légende identifie la carte comme le produit de la focalisation subjective de ses énonciateurs, les « géographes de Pâhry ». De fait, de la même manière et avec les mêmes implications hégémoniques que la carte de Gomboust, qui faisait de Versailles le centre de Paris, elle place Pâhry au centre symbolique du monde connu, comme si l’univers entier gravitait autour de son orbite (rappelons par ailleurs que l’IGN est un institut parisien dont le siège est situé rue de Grenelle).
De Cremer et les cartographes sodrovno-voldaques mis en scène dans La Frontière invisible auraient-ils produit la même carte, ou leur image de la réalité aurait-elle différé en fonction d’un autre point de vue politique ou épistémologique, un pour-soi radicalement différent, face au même objet ? Comme Jeremy Crampton le remarque pertinemment, l’activité cartographique reste sujette à ce que Gunnar Olsson a jadis nommé « le problème du pêcheur » : « la prise du pêcheur fournit davantage d’information quant aux mailles de son filet que quant à la réalité grouillante qui évolue sous la surface » [20]. En d’autres termes, ce que le pêcheur est amené à supposer s’agissant du contenu de l’océan demeure nécessairement lié et limité à la taille et à la forme de son filet. Parallèlement, la représentation iconique mise en œuvre par les géographes pâhrysiens ne constitue pas la réalité physique, mais leur image de celle-ci, façonnée en vertu de leurs intentions politiques et de leurs conventions esthétiques et socioculturelles : pour paraphraser Magritte, « ceci n’est pas un continent ». Parce qu’elles débordent des limites représentationnelles du calque métonymique, qui présuppose un objet statique et fixe, les cartes constituent, comme Deleuze et Guattari l’ont jadis suggéré, des signifiants ouverts :

« Si la carte s’oppose au calque, c’est qu’elle est toute entière tournée vers une expérimentation en prise sur le réel. La carte ne reproduit pas un inconscient fermé sur lui-même, elle le construit... Elle fait elle-même partie du rhizome. La carte est ouverte, elle est connectable dans toutes ses dimensions, démontable, renversable, susceptible de recevoir constamment des modifications. Elle peut être déchirée, renversée, s’adapter à des montages de toute nature, être mise en chantier par un individu, un groupe, une formation sociale. On peut la dessiner sur un mur, la concevoir comme une œuvre d’art, la construire comme une action politique ou une méditation. C’est peut-être un des caractères les plus importants du rhizome, d’être toujours à entrées multiples [21]. »

Par ailleurs, l’on pourrait sans doute affirmer que le « problème du pêcheur » affecte pareillement toutes les représentations des Cités obscures, puisque les divers discours et images à travers lesquels le lecteur accède à cet univers parallèle restent semblablement problématiques. Frédéric Kaplan a poussé cette interprétation jusqu’à comparer le problème de la réalité objective chez Schuiten et Peeters aux principes de la physique quantique, qui postulent que les objets observables n’existent que dans l’acte contextuel d’observation, sans qu’on puisse affirmer avec certitude leur existence en dehors de cet acte même [22].

Noms de pays : le nom

Par contraste, le revers de la carte des cités obscures, qui dépeint la Sodrovno-Voldachie, affiche ouvertement sa fonction politique, de la même manière que la carte de Gomboust dessine le portrait de l’absolutisme du Roi Soleil, tel qu’il se reflète dans l’image de la capitale. Nous sommes amenés à supposer qu’il s’agit ici de l’équivalent du document commandé par Radisic aux cartographes, ou d’un document antérieur, moins martial en raison de son ambivalence (de Cremer et Cicéri examinent un document similaire au début du récit, vol. 1, p. 21). Selon des conventions hégémoniques et héraldiques dignes de l’Ancien Régime, il porte le sceau du pouvoir politique : un imposant blason dans le coin supérieur gauche, tel une affirmation déictique de légitimité, avec deux dragons ailés de chaque côté d’une couronne, surmontant l’inscription « Terre et Loi » ‒ formule qui confirme l’observation de Louis Marin, selon laquelle la représentation non seulement signifie (traduit en signes) le pouvoir, mais aussi « signifie la force dans le discours de la loi » [23]. En plusieurs endroits, cette carte fait référence à une conquête et à des revendications territoriales inabouties ou ambivalentes : elle indique une « frontière contestée » entre Sodrovni et Mylos, une autre « frontière non délimitée », une « zone neutre » au-dessus de Muhka, diverses « zones revendiquées » ou « zones annexées », ainsi que des fragments d’un mur de séparation et des segments de tranchées dans les parties nord-ouest et sud-est. Dans la mesure où elle s’efforce de capturer un flux politique et de promouvoir des appartenances territoriales douteuses, cette carte, paradoxalement, ne représente rien : elle n’est qu’un palimpseste constamment réécrit, un texte dont les signifiants sont toujours en passe d’être reformulés en fonction des conquêtes militaires, trahissant en cela un doute quant à leur permanence même (« zone d’incertitude », etc.). Une image symbolique de cette instabilité du rapport entre noms et lieux figure dans une case du premier volume de La Frontière invisible, qui présente de Cremer face au dôme géant du Centre de Cartographie (vol. 1, p. 10), dont les portes extérieures ou quais de chargement ont été renumérotés ou ré-étiquetés à plusieurs reprises et selon divers codes de classement (N 15, ZA 12, LN 103, etc.), comme si le lieu de production des représentations était lui-même sujet à l’instabilité conceptuelle inhérente à l’acte de nommer. Si les Cités obscures nous donnent enfin accès à une carte de leur univers mystérieux, cette carte ne révèle en fin de compte que l’impossibilité de mettre le réel en carte.

Une autre forme d’incertitude tant sémiotique que politique se lit dans un démenti inscrit dans la partie inférieure de la carte, qui exprime une certaine peur du pouvoir affectant les auteurs mêmes de la représentation :

« Le tracé des frontières n’a pas de valeur juridique. Les informations portées sur cette carte ont un caractère indicatif et n’engagent pas la responsabilité de l’IGN. Les utilisateurs sont priés de faire connaître à l’Archiviste les erreurs ou omissions qu’ils auraient pu constater. »

Une telle clause de non-responsabilité nous renvoie au subtil paradoxe de Marin [24] : le pouvoir, parce qu’il dépend de la transposition symbolique de la force physique en discours, parce qu’il n’est en somme que façade rhétorique, est aussi absence de pouvoir. Le recours au champ lexical de la conjecture et de l’incertitude, de la part des cartographes eux-mêmes, est indicatif de leur propre malaise en tant que sujets de ce pouvoir, et crée par ailleurs une fissure discursive au sein de leur rhétorique absolutiste. Leur document représente ce que le pays est ou ce qu’il devrait être selon l’idéologie officielle, mais en cas d’erreur de propagande, l’État pourrait utiliser contre eux la force physique qu’il leur demandait de signifier. En outre, la référence au personnage de l’Archiviste constitue un renvoi à une autre entreprise méta-narrative au sein des Cités obscures, le volume intitulé L’Archiviste (1987), dans lequel un certain Isidore Louis (auquel les auteurs donnent les traits de Borges) se propose de dresser l’inventaire des connaissances sur cet univers parallèle, sans parvenir à sortir du labyrinthe des mises en abyme.

Si la carte de Sodrovno-Voldachie conserve toutefois une certaine utilité pour le lecteur, c’est en conjonction avec le récit de voyage relaté dans La Frontière invisible, parce qu’elle nous permet de visualiser partiellement l’itinéraire de de Cremer dès l’instant où il fuit du Centre de Cartographie. Ce périple demeure vague, car nous peinons souvent à associer les paysages dépeints dans les cases à leurs équivalents cartographiques, plus abstraits et à plus grande échelle. Toutefois, les espaces non explorés de la carte et leurs noms énigmatiques, comme des amorces narratives implicites, évoquent la possibilité d’aventures subséquentes dans le monde des cités obscures : que se passe-t-il dans la « Grande Déchetterie de Rovignes », dans la « Réserve biologique des Deslioures » [25] ou dans la « Zone de silence du Désert de Chartreuse » ?

Shkodrã ou la carte-corps

À mesure que de Cremer devient de plus en plus conscient de la nature arbitraire du processus de représentation cartographique, ainsi que des écarts entre les cartes et leurs référents ontologiques, il fait la connaissance d’une jeune et séduisante prostituée, Shkodrã, qui ajoute une strate supplémentaire à sa confusion iconologique. Dans d’autres albums, Schuiten et Peeters ont exploré la formule narrative d’un héros célibataire rencontrant une figure féminine mystérieuse et envoûtante, qui le guide sur la voie d’une transformation ou d’une révélation (La Fièvre d’Urbicande, Brüsel, etc.). En fréquentant avec réticence le club du Centre de Cartographie, une maison de prostitution, à l’instigation de Djunov, de Cremer constate que Shkodrã refuse de paraître nue en public à l’instar des autres filles, afin de cacher une tache de naissance qui rappelle au cartographe l’une des anciennes cartes de Cicéri, un document désormais subversif en ce qu’il contredit l’image officielle de l’Etat.

Bien que le jeune homme soit irrésistiblement attiré par la disponibilité sexuelle de la prostituée ‒ sa fétichisation des cartes jouant sans doute un rôle important dans ce fantasme ‒ il s’inquiète également de sa sécurité et improvise une évasion en sa compagnie.

Shkodrã (vol. 1, p. 34 ; pp. 44-46) constitue une figure intéressante à de multiples égards. En tant que prostituée, elle se donne à la fois comme un archétype du subalterne et un équivalent approprié du territoire à recenser ‒ une identité réinventable en fonction des désirs hégémoniques, un objet à nommer et à posséder. L’on apprend au fil du récit que Shkodrã est en réalité le nom du village où elle est née, détruit lors d’un conflit frontalier qui s’est soldé par la construction d’un mur séparant les deux pays en guerre (vol. 2, p. 48). Privée de nom suite aux hostilités, elle a été rebaptisée du toponyme même de son lieu d’origine, comme nombre de subalternes au fil de l’histoire, tels que les esclaves ou les immigrants. Cependant Shkodrã, comme le territoire à tracer, échappe à toute tentative d’appropriation. Dans son excellente analyse de la représentation de la prostitution dans la littérature française du XIXe siècle, Charles Bernheimer [26] a bien montré que la prostituée, contrairement aux apparences ou aux schémas sociaux, échappe en fin de compte à toute velléité de contrôle masculin et fonctionne paradoxalement comme un agent de dépossession, en ce que sa disponibilité sexuelle ‒ et le plaisir qu’elle procure ‒ ne sont que factices et temporaires. C’est, en dernière analyse, l’abuseur qui se retrouve abusé par un sujet autonome et subversif, qui le dépouille de son autorité. Bien que les sentiments de de Cremer à l’égard de Shkodrã ne soient pas uniquement limités à sa libido, sa conquête de la jeune femme se soldera par le même échec que sa tentative de maîtrise du territoire.

Shkodrã est par ailleurs le support d’une image en forme de carte qui renverse à son tour le paradigme de la représentation. Les cartes sont en effet des objets manufacturés qui ont pour objectif de présenter une image codifiée de la réalité ontologique. En cela, elles fonctionnent à la fois comme substituts métaphoriques (fondés sur un principe de ressemblance mimétique avec leurs référents objectifs) et comme transferts métonymiques (en ce que leur existence ne fait que dupliquer celle du réel qu’elles tracent). Dans les deux cas, elles demeurent essentiellement des images : « une carte n’est pas le territoire qu’elle représente » [27], mais son équivalent iconique, ce qui nous renvoie à nouveau au principe anti-mimétique de Magritte. Toutefois, Shkodrã constitue ici le comble d’un dispositif spéculaire, précisément parce qu’elle inverse la direction de la mimesis : son être ontologique est le miroir d’une construction épistémologique (une carte), ce en quoi la réalité copie ici une image et la vie imite l’art. À mesure que sa compréhension méthodologique du monde qui l’entoure lui fait progressivement défaut, de Cremer n’a pour autre option que cette fuite sans direction, au cours de laquelle il rumine divers problèmes ontologiques. L’image qui figure sur le corps de Shkodrã est-elle une simple coïncidence ou la projection de sa propre imagination cartographique ? Ou au contraire incarne-t-elle vraiment la rhétorique de Radisic quant aux frontières « naturelles » (vol. 1, pp. 56-58 ; vol. 2, p. 20) ? Puisqu’elle contredit les projets impérialistes du dictateur et la vision officielle de l’État, est-elle plus ou moins vraie ‒ ou alethurgique, pour en revenir à Foucault [28] ‒ que la vérité politique officielle ? La réalité peut-elle contredire le discours ? L’image peut-elle être ontologique ? Les corps peuvent-ils être des représentations et vice-versa ? Et, le cas échéant, les signifiants corporels peuvent-ils être subversifs per se ? ‒ peuvent-ils être jugés antipolitiques dans l’éventualité malencontreuse où leur apparence naturelle ne coïnciderait pas avec le discours officiel ?

Lorsque l’armée prend enfin le contrôle du Centre de Cartographie et met ses dirigeants en état d’arrestation, provoquant une vague de paranoïa kafkaïenne parmi les employés (vol. 2, pp. 34-38), de Cremer et Shkodrã s’échappent en direction de Galatograd (la capitale de l’Etat) à bord d’un des monocycles motorisés inventés par Axel Wappendorf. Au même moment, menacés dans leurs carrières respectives, Cicéri et Djunov dénoncent la relation subversive entre de Cremer et Shkodrã au nouvel administrateur militaire du Centre, le colonel Saint-Arnaud. Opportuniste et carriériste, Djunov accuse le jeune cartographe d’avoir comploté contre le gouvernement en projetant d’utiliser les marques corporelles de Shkodrã « comme une arme contre la grande Sodrovnie » (vol. 2, p. 41), ce qui présente sous un faux jour les intentions réelles du jeune homme. Les motifs de Cicéri apparaissent davantage personnels que politiques ; il semble désirer le retour de la prostituée pour son propre plaisir (le récit fait allusion à ses relations préalables avec elle).

Abandonnant leur véhicule fantastique lors de la traversée d’une rivière, de Cremer et Shkodrã continuent leur périple à pied à travers plaines et forêts, pour enfin atteindre la ville natale de Shkodrã, partiellement détruite, ainsi que le mur qui la traverse en son milieu. En dépit de sa formation scientifique, de Cremer fait preuve d’un sens de l’orientation fort approximatif, et semble souvent dans l’incapacité de déterminer sa position dans le monde réel. Victime de son isolement théorique et de son manque d’expérience en tant que voyageur, il se trouve littéralement perdu dans un paysage dont il est incapable de concevoir le sens). Pour le cartographe déboussolé, la réalité n’est plus le référent d’un processus (méta-)sémiotique, mais son propre signifiant, qui communique peu d’information aux voyageurs égarés. Les passants qu’ils rencontrent sur leur chemin ‒ des paysans slavophones, autre allusion possible à la Yougoslavie, voire au Sceptre d’Ottokar d’Hergé, un album lui aussi consacré aux conflits frontaliers en Europe de l’Est ‒ ne leur sont d’aucun secours, et les deux fugitifs, progressivement aliénés l’un de l’autre, pénètrent plus profondément en territoire inconnu, qui porte souvent les marques métonymiques d’une guerre récente (lieux désertés ou désertiques, ruines abandonnées, fragments d’obus et cimetière gigantesque) (vol. 2, pp. 54-55). Un groupe de poursuivants, composé de Djunov, Saint-Arnaud et quelques soldats les rejoint au moment où ils tentent de traverser à la rame la vallée qui sépare la Sodrovnie de la principauté voisine de Muhka. Shkodrã et de Cremer sont arrêtés et présentés à Radisic comme de dangereux traîtres (vol. 2, pp. 62-68).

La plume et l’épée

Le dictateur exprime son désappointement : il avait, après tout, placé sa confiance en de Cremer et comptait sur lui pour composer une carte qui aurait glorifié son règne et son pays, mais le jeune homme ne s’est pas montré à la hauteur de cette mission. Dans le processus de représentation (mais seulement dans ce contexte figuratif), le cartographe disposait en effet d’un pouvoir presque égal à celui du roi, dans la mesure où l’absolutisme ne peut être atteint que lorsqu’il est signifié, de la même manière que, dans l’analyse de Thorstein Veblen, la notion même de classe sociale dépend de dispositifs ostentatoires pour générer une impression de classe [29]. En tant que simple médiateur, de Cremer s’est montré trop naïf pour comprendre les bonnes grâces dont il était l’objet, et qui lui attribuaient un pouvoir parallèle à celui du dirigeant, en échange de ses services [30] . Il a failli à son devoir de représentation et gaspillé son unique chance d’accéder au pouvoir pour l’amour d’une subalterne, dont les marques corporelles n’ont en dernière analyse aucune valeur ni signification aux yeux de Radisic (vol. 2, p. 67), qui décrète que les trois faiseurs de cartes (de Cremer, Djunov et Cicéri) ont simplement été victimes, en l’occurrence, de leurs fantasmes cartographiques.

Ce dédain de Radisic envers la représentation cartographique découle de son nouveau pouvoir politique, acquis grâce au succès de sa politique expansionniste. La conclusion du récit indique que Mylos, Muhka et Brüsel ont déjà été conquises et intégrées à son empire. Demain, affirme-t-il, ce sera le tour de Genova et de Pâhry. À mesure donc que la conquête et l’annexion politique deviennent réalité, l’État a moins besoin de la justification symbolique de la propagande. Selon l’analyse de Marin [31], le pouvoir symbolique n’est plus nécessaire lorsqu’on peut lui substituer la force manifeste, puisqu’au cours de cette phase d’invasion, la force peut se passer de l’autorité figurative de la représentation. Ce n’est qu’avant et après le conflit armé, d’abord comme propagande préparatoire, puis comme préservation institutionnelle, que la force s’appuie sur le discours. Si, selon l’adage, la plume est parfois plus puissante que l’épée, l’épée peut aussi la rendre inutile dans certaines circonstances : face à la nouvelle réalité des victoires militaires, le cartographe a perdu son utilité. Comme Radisic l’affirme, la frontière est effectivement devenue « invisible », en ce sens qu’elle n’est plus fixe, mais qu’elle se déplace chaque jour en fonction de l’expansion militaire de l’État. En glissant ontologiquement, la frontière est devenue un référent trop instable pour correspondre à son signifiant initial ; la réalité a bougé plus vite que la représentation, annulant la frontière en tant que notion cartographique, telle que Radidic la mandatait au départ. Les cartographes officiels de l’État devront donc s’adapter à ce glissement et ajouter une nouvelle couche au palimpseste, en rectifiant leur modèle, mais à une échelle différente, pour rendre compte de l’accroissement du territoire ‒ projet auquel Djunov est toujours censé contribuer, malgré ses machines inopérantes.

Suite à l’injonction de Radisic et au départ de Shkodrã, de Cremer se retrouve seul, déprimé et désorienté, incapable de donner sens au monde et à sa propre existence, un producteur de signes impuissant dans un réel en constante et rapide mutation. Peut-être un jour, conclut-il, reviendra-t-il à son métier de cartographe. Cependant, les cases finales de La Frontière invisible continuent de suggérer l’aveuglement chronique du personnage. Les dernières images du second volume (pp. 71-72), qui font écho à la couverture de l’album, présentent de Cremer en train de marcher à travers un territoire manifestement féminisé. Les trois dernières cases révèlent, à mesure que le champ scopique s’élargit d’une case à l’autre, un paysage qui prend la forme d’un corps féminin nu. Après la carte du territoire inscrite sur le corps de Shkodrã, qui fusionnait étrangement mimesis et réalité, le lecteur observe ici un territoire de forme humaine, c’est-à-dire une réalité matérielle donnée à voir comme une sémiosis désignant un autre objet conceptuellement incompatible avec elle, dans la mesure où la nature n’est précisément pas un artefact ou une composition. Cette conclusion ironique ‒ notamment parce que de Cremer, victime d’une perspective plus rapprochée que celle du lecteur, ne peut pas voir qu’il marche littéralement sur un corps féminin ‒ inverse à nouveau la conclusion de Radisic, selon lequel le cartographe aurait été victime d’une illusion projective. Le livre se termine ainsi sur un ultime retournement des modalités de la mimesis, du rapport entre objet et image : la femme (Shkodrã) reflète le territoire, le territoire reflète la femme, la représentation est réalité et la réalité représentation ‒ un épilogue parfaitement approprié aux multiples jeux de méta-représentation qui jalonnent La Frontière invisible.

Fabrice Leroy
University of Louisiana, Lafayette

Une version antérieure de ce texte a été publiée en anglais sous le titre « Games Without Frontiers : The Representation of Politics and the Politics of Representation in Schuiten and Peeters’ La Frontière invisible » dans le volume collectif History and Politics in French-Language Comics (Jackson : The University of Mississippi Press, 2008, pp. 117-136) dirigé par Mark McKinney. Mes remerciements à ce dernier, ainsi qu’à l’éditeur pour avoir autorisé cette traduction augmentée. Merci également à Benoît Peeters pour avoir autorisé la reproduction des illustrations.

[1] Louis Marin, Le Portrait du roi, Paris : Les Editions de Minuit, 1981, pp. 209-220.

[2] Voir Jeremy Crampton, « Thinking Philosophically in Cartography : Toward a Critical Politics of Mapping », in Cartographic Perspectives No.42, printeps 2002, p. 23.

[3] François Schuiten & Benoît Peeters, La Frontière invisible, tomes 1 et 2. Tournai : Casterman, 2002-2004.

[4] Michel Foucault, Discorso e verità nella Grecia antica. Rome : Donzelli Editore, 1997, p. 49.

[5] Voir Louis Marin, op. cit., p. 211.

[6] Fabrice Leroy & Adelaide Russo, « Entretien avec Benoît Peeters », in Études francophones 20.1, printemps 2005, p. 162.

[7] Louis Marin, op. cit., pp. 9-11.

[8] Louis Marin, op. cit., p. 12.

[9] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 2. L’usage des plaisirs, Gallimard, 1984, pp. 58-65.

[10] Anne Baltus, François Schuiten & Benoît Peeters, Dolorès, Casterman, 1993. Voir Fabrice Leroy, « On Exactitude in Modeling : Mimesis and Meta-Image in Dolorès by Anne Baltus, François Schuiten, and Benoît Peeters » in Carla Taban (ed.), Meta- and Inter-Images in Contemporary Visual Art and Culture, Louvain : Presses Universitaires de Louvain, 2013, pp. 331-348.

[11] Dans De la rigueur de la science, Borges imagine une carte à la même échelle (1:1) que son territoire, de sorte que l’on utilise désormais le territoire comme sa propre carte, ce qui invalide entièrement la pratique cartographique : « En cet empire, l’Art de la Cartographie fut poussé à une telle Perfection que la Carte d’une seule Province occupait toute une ville et la Carte de L’Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l´Empire, qui avait le Format de L’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. Moins passionnées pour l’Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes réfléchirent que cette Carte Dilatée était inutile et, non sans impiété, elle l’abandonnèrent à l’Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l’Ouest, subsistent des Ruines très abimées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n’y a plus d’autre trace des Disciplines Géographiques ». Jorge Luis Borges, L’Auteur et autres textes, Gallimard, 3e édition, 1982, p.199.

[12] Voir Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, 1996 (nouvelle édition augmentée), p. 361.

[13] Voir, dans ce même dossier, Thierry Groensteen, « La légende des cités »

[14] Fabrice Leroy & Adelaide Russo, « Entretien avec Benoît Peeters », op. cit., pp. 151-154.

[15] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Seuil, 1976, pp. 30-37.

[16] Benoît Peeters in Michel Jans & Jean-François Douvry, Autour des Cités Obscures, Grenoble : Editions Mosquito, 2002, p. 37.

[17] John Sallis, Chorology. On beginning in Plato’s Timaeus, Bloomington : Indiana University Press, 1999, p. 139 (ma traduction).

[18] Jeremy Crampton, op. cit., p. 17.

[19] Au sujet des pratiques de véridiction, « Précisément, qu’est-ce que nous apprend Foucault ? Qu’on ne saurait plus séparer la vérité des procédures de sa production, et que ces procédures sont autant des procédures de savoir que des procédures de pouvoir. Qu’il n’y a donc pas de vérité(s) indépendante des relations de pouvoir qui la supportent et qu’en même temps elle reconduit et renforce, qu’il n’y a pas de vérité sans politique de la vérité, que toute affirmation de vérité est indissolublement pièce, arme ou instrument dans des rapports de pouvoir ». F. Ewald, « Anatomie et corps politiques », Critique, No.343, décembre 1975, p. 1230.

[20] Jeremy Crampton, op. cit., pp. 15-16 (ma traduction).

[21] Gilles Deleuze & Félix Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p. 20.

[22] Frédéric Kaplan, « La quête du sens dans Les Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters ». <[www.fkaplan.com/dos/schuiten-> www.fkaplan.com/dos/schuiten]>.

[23] Louis Marin, op. cit., p. 11.

[24] Louis Marin, op. cit., pp. 12-13.

[25] La réserve biologique domaniale des Deslioures est un lieu réel situé dans le Vallon de Fournel (Hautes Alpes).

[26] Charles Bernheimer, Figures of Ill Repute. Representing Prostitution in Nineteenth-Century France, Cambridge : Harvard University Press, 1989.

[27] Jeremy Crampton, op. cit., p. 18 (ma traduction).

[28] Michel Foucault, Le Courage de la vérité, cours au Collège de France (1984), disponible aux archives Michel Foucault, IMEC (Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine). <http://michel-foucault-archives.org/?Cours-au-college-de-France-1984-Le>.

[29] Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class, Londres : Penguin Classics, 1994.

[30] Louis Marin, op. cit., p. 54.

[31] Louis Marin, op. cit., pp. 40-46.