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l’empire des séries

Thierry Groensteen

[janvier 1999]

Les catalogues des grands éditeurs de bande dessinée se déclinent principalement en séries proposant un nombre sans cesse croissant d’aventures du même personnage : le héros. Cette soumission de la création à une logique industrielle est souvent perçue comme consubstantielle au 9e art, les auteurs eux-mêmes imaginant rarement une autre voie d’accès à la notoriété. Je tenterai, dans ces pages, une analyse globale de cette emprise du principe de la série sur la bande dessinée.


Extrait des Aventures de Corto Maltèse, Fable de Venise


Il existe dans la Cité des Doges, au fond de certaines cours, quelques portes dérobées. À la dernière planche de Fable de Venise, on peut voir Corto Maltese frapper à l’une d’entre elles. Il se déclare prêt à quitter cette histoire et demande au portier « à entrer dans une autre histoire, dans un autre endroit ».

Ce que cette image exemplifie n’est rien d’autre que le destin ordinaire des héros de bande dessinée : sitôt qu’ils se tirent à leur avantage d’une aventure qui leur a coûté beaucoup de sueur, quelque fois même du sang et des larmes, ils se remettent en quête de nouveaux exploits. Rien ne paraît devoir rassasier leur soif de voyages, d’enquêtes, d’affrontements. Rien n’entame leurs trésors de vaillance. Le héros de bande dessinée vit sous le régime de l’éternel retour. Ses aventures se poursuivent ad libitum autant, du moins, que l’accompagne la faveur du public, mesurable à l’évolution des ventes et, partant, des tirages. Car le principe de la série, selon lequel s’organise toute la production traditionnelle, a le commerce pour justification première. Il s’agit, pour les auteurs comme pour leurs éditeurs, de faire fructifier un investissement.

du feuilleton à la série

De Henry James et Dostoievski à Kundera, le roman a su faire un usage magistral de la polyphonie. Guerre et Paix reste peut-être l’exemple même de l’œuvre où l’attention se déplace sans cesse de tel groupe ou personnage vers tel autre groupe ou personnage, le livre consistant en une orchestration des points de vue et un dialogue des consciences. De tels romans demeurent pourtant minoritaires. Qu’il écrive à la première ou à la troisième personne, l’écrivain s’attache le plus souvent à un personnage privilégié, focalisant l’intrigue sur ses faits et gestes. Le récit de fiction se résume fréquemment à l’histoire de quelqu’un. Réciproquement, tout individu est porteur d’une histoire susceptible d’être racontée, celle de sa vie.

Michel Butor estimait que cette forme dominante aux XVIIIè et XIXè siècles (le roman comme narration des aventures d’un individu) « est de toutes la plus "romanesque" mais au mauvais sens du mot, car, comme l’identification du lecteur au héros s’y fait sans à-coups, c’est elle qui permet la lecture la plus paresseuse. » Il ajoutait : « Notre habitude de cette forme fait que nous tentons d’y réduire des œuvres d’une structure toute différente... Les Misérables deviennent « Les Aventures de Jean Valjean » [1].
La littérature populaire et la littérature de jeunesse nous ont accoutumés à ce genre de titres, promesses de plaisirs renouvelables. Une histoire nous a-t-elle diverti ? Nous sommes invités à retrouver le même personnage aux prises avec d’autres épreuves aussi riches en suspense, en émotion ou en humour. Cette promesse fonde le pacte implicite que chaque série passe avec son public, on peut ainsi multiplier les retrouvailles avec le Club des Cinq ou avec Bob Morane, s’abonner aux aventures de Nick Carter, James Bond, Harry Dickson, San Antonio ou Maigret...

Historiquement, les séries se sont dévelopées comme une conséquence de la publication des romans en tranches quotidiennes dans la presse. En France, la vogue des romans-feuilletons est née, comme le rappel Francis Lacassin, « de la concurrence acharnée qui [opposa] Emile de Girardin et Dutacq, directeurs de deux journaux nés le même jour (1er juillet 1836) : "La Presse" et "Le Siècle [2] » Balzac publia quelque vingt romans en fragments dans les quotidiens. Dumas découpa son Comte de Monte Christo en cent-trente-neuf livraisons. Les séries prolongeront, en librairie, cette logique de la fidélisation. À la suite des Trois Mousquetaires viendront le Vicomte de Bragelonne puis Vingt ans après. D’autres auteurs sauront intensifier la cadence. Souvestre et Allain donnent un bel exemple de fécondité, en signant quelque trente-deux Fantômas entre 1910 et 1914 ! C’est l’année suivante, en 1915, que la France découvre le feuilleton cinématographique. Venus d’Amérique, les films à épisodes, ou serials, invitent le public à revenir dans les salles pendant dix, douze ou quinze semaines avant de connaître le fin mot d’une histoire à multiples péripéties et rebondissements [3].

Une allusion à Fenouillard dans Cosinus : Chistophe ménage des interférences entre deux de ses séries


Dans le domaine de la bande dessinée, les premiers personnages récurrents remontent au XIXe siècle. Il s’en fallut de peu que Rodolphe Töpffer ne fût aussi l’inventeur de la série ! Son Monsieur Crépin, dont les premières (més-)aventures avaient été contées dans l’album de 1837, faillit revenir dans un autre épisode qui se serait appelé Mr Crépin à Vichy. Après avoir été aux prises avec les pédagogues, l’infortuné bourgeois aurait eu maille à partir avec les médecins. Lui-même abonné aux cures, Töpffer était malheureusement déjà trop malade pour concrétiser ce projet de suite, qu’il ne fit qu’évoquer dans sa correspondance.

C’est dans le cadre d’histoires courtes, limitées à quelques pages, voire à une seule, que l’on vit apparaître les premiers protagonistes stables. Je songe particulièrement au Pierrot de Willette, figure centrale de nombreuses saynètes muettes données d’abord au "Chat noir" (dès 1882), puis héros éponyme d’un hebdomadaire fondé par l’auteur, "Le Pierrot" (1888). Mais Willette n’avait pas l’exclusivité de ce personnage, qui hante l’imaginaire de l’époque et dont nombre d’artistes (dessinateurs, mimes, poètes, peintres) s’emparent parallèlement [4], En somme, Willette a seulement introduit dans la bande dessinée un « type » symbolique, comme l’avaient été Robert Macaire, Mayeux ou encore Joseph Prudhomme dans la caricature quelques décennies plus tôt.

La presse enfantine illustrée accueille d’abord peu de héros récurrents [5]. Christophe est, à cet égard, un cas particulier, quelque peu ambigu. Ses diverses créations - la famille Fenouillard, le savant Cosinus, le Sapeur Camember, pour m’en tenir aux principales - ont chacune fourni la matière à un album unique, après avoir été prépubliées dans "le Petit Français illustré" sous forme de feuilletons. Il ne s’agit donc pas de séries à proprement parler. Cependant, il s’y attachait certainement, pour les lecteurs du journal édité par Armand Colin, un « effet de série », en raison d’une double singularité dans l’écriture même de ces histoires. D’une part, l’intrigue est suffisamment lâche, chez Christophe, pour que nombre de planches, tout en s’inscrivant dans une continuité narrative, donnent l’impression d’être un récit en soi, autosuffisant. D’autre part, la publication de ces différentes histoires était enchevêtrée ; d’une semaine à l’autre, Christophe délaissait un personnage pour s’intéresser à un autre, ne retrouvant éventuellement le premier que quelques semaines ou mois plus tard. Cette deuxième particularité créait chez le lecteur le sentiment de retrouvailles avec un univers déjà connu - ce qui est le principe même du phénomène de la série.

Tartarin par Georges Omry. Collection Musée de la bande dessinée


Dans les illustrés créés par Arthème Fayard au tournant du siècle ("Le Bon Vivant", "La jeunesse illustrée", "Les Belles Images"), les dessinateurs, nombreux, signent essentiellement des histoires courtes totalement indépendantes les unes des autres. On recense quelques rares feuilletons, mais guère de personnages appelés à revenir. Parmi les exceptions, mentionnons le Monsieur Ciboulot de Marcel Capy (dans "Le Bon Vivant") et le chevalier Tartarin de Georges Omry (héros farfelu d’une série intermittente dans "La jeunesse illustrée"). Les autres artistes du temps ne paraissent pas encore avoir assimilé les avantages d’un personnage stable : la familiarité, la complicité nouée avec les lecteurs. Töpffer - qui, en l’occurrence, songeait plutôt à des séries de caricatures utilisant le même « type » - les avait pourtant exposés dès 1836 : « Quel avantage n’est-ce pas [pour l’artiste] de faire agir dans ses représentations, au lieu d’une figure nouvelle abandonnée à chaque fois pour une autre avant d’être complètement saisie, une figure connue, familière à l’esprit, dont son public connaît le caractère et la moralité ; dont déjà, avant de la voir agir, il sait les précédents, il apprécie les motifs ? Une pareille figure, une fois créée, ne nécessite nul besoin d’exposition... (...) [Chaque apparition nouvelle] devient l’acte nouveau d’un même drame par le fait seul que tous les antécédents sont connus, que cet acteur qui paraît, il suffit qu’il agisse, et que nous tenons toujours le fil par lequel son action présente se rattache à sa vie passée [6]. »

le règne de l’album

Extrait de l’enfance de Bécassine


La première vraie série de l’histoire de la BD française - au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire une succession d’épisodes mettant en scène le même personnage et donnant lieu à une collection d’albums - sera donc Bécassine, née en 1905 sous le crayon de Joseph Pinchon [7], suivie de près par les Pieds-Nickelés de Louis Forton (1908). Dans ces deux œuvres à succès, les titres des différents épisodes sont déjà très représentatifs des différents filons qui constitueront l’ordinaire de la série de bande dessinée jusqu’à, disons, Astérix.

On y trouve principalement une alternance de voyages (Bécassine chez les Turcs, ,..au pays basque, ...aux bains de mer - Les Pieds Nickelés sur les bords de la Riviera, ... en Amérique ou .. princes d’Orient) et d’épisodes axés sur une activité nouvelle et originale (Bécassine nourrice, alpiniste ou ... en aéroplane, Les Pieds Nickelés radio-reporters, etc.), mais aussi, déjà (bien avant Blueberry et Corto Maltese), la tentation de prêter au héros une esquisse de biographie, par exemple à travers le récit de l’enfance de Bécassine. Ce qui, dans les années vingt, se met en place (et que de nouveaux personnages tels que L’espiègle Lili, Charlot, Zig et Puce puis Tintin viendront confirmer), ce n’est donc pas uniquement l’intégration à la sphère de la bande dessinée d’un dispositif économiquement profitable, déjà rodé dans la littérature populaire et depuis peu au cinéma, c’est une certaine conception prototypique de la « carrière » du héros dessiné.

A cette époque, le héros est avant tout destiné à fidéliser le lectorat d’un journal, les albums (souvent assimilés à des livres d’étrennes) n’étant conçus que comme une exploitation seconde. Bien souvent, ce fut d’ailleurs la pression des lecteurs du journal qui décida auteurs et éditeur à ressusciter un personnage qui n’était d’abord destiné à vivre qu’une seule aventure. Bécassine comme Zig et Puce n’étaient-ils pas nés dans l’improvisation, pour remplir une page devenue libre du fait de la défaillance d’un autre collaborateur ou d’un annonceur ? Ces séries se développèrent hors de toute idée préconçue, sans le moindre « plan de carrière ». Il en va bien sûr tout autrement des séries modernes, dont les créateurs, à peine attelés à la première planche du premier épisode, rêvent déjà à l’édition dite intégrale et aux produits dérivés. Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, peu nombreuses sont les séries de bande dessinée publiées sous la forme d’albums. Outre les créations de langue française, Hachette propose pourtant plusieurs collections consacrées aux héros d’outre-Atlantique : Mickey, Bicot, Tarzan, Félix le chat... Comme l’a rappelé Rick Marschall, quelques années avant le Yellow Kid, la presse américaine accueillait déjà des séries régulières, « comprenant une galerie stable de personnages », par exemple les Ting Ling Kids de Charles Saalburgh dans l"’Inter Ocean" de Chicago [8].

Le nombre d’albums publiés va progressivement augmenter après la guerre, avec l’entrée en lice de nouveaux éditeurs : Casterman, le Lombard, Dupuis puis Dargaud. La série s’impose alors comme le principe général qui gouverne toute l’« industrie » de la bande dessinée. La création, désormais, sera subordonnée à un objectif : celui de fidéliser le public. Certains journaux ("Tintin", "Spirou") vont jusqu’à demander aux lecteurs, par le biais d’un referendum annuel, de classer les séries publiées par ordre de préférence. Ainsi s’évalue, notamment, quelles sont, parmi les séries nouvellement créées, celles qui ont un fort potentiel commercial et qui, de ce fait, accèderont plus tôt que d’autres à l’album.

le principe de la diffusion ajoutée

Depuis une vingtaine d’années environ, la bande dessinée n’est plus un phénomène de presse, ou ne l’est plus qu’accessoirement. Son support de référence est l’album, et une majorité d’albums paraissent sans avoir connu de prépublication. Les éditeurs disent volontiers - et s’en servent comme argument lorsqu’ils négocient un contrat avec un auteur débutant - que le premier album d’une série n’est pour ainsi dire jamais rentable. Les coûts de production sont élevés, la marge bénéficiaire est faible. Le tirage d’un premier album sera modeste, la série n’ayant encore aucune notoriété : il servira de test (les journaux n’étant plus là pour faire fonction de banc d’essai). Si tout va bien, le tirage du deuxième, puis du troisième titre iront croissant, et la série atteindra ainsi, par paliers, son seuil de rentabilité.

Toute la profession le sait : c’est comme cela que se sont construits les fabuleux succès de Tintin ou d’Astérix. En 1961, Astérix le Gaulois avait été imprimé à 6.000 exemplaires. Le tirage cumulé des exploits du héros imaginé par Goscinny et Uderzo dépasse aujourd’hui les 280 millions d’exemplaires. Tant qu’une série est dans cette phase ascendante d’élargissement de son lectorat, la progression réalisée chaque fois que paraît un nouveau titre a, de plus, un effet rétroactif sur l’ensemble de la série. La nouveauté se vend mieux que le titre précédent, et surtout elle relance la vente de tous les titres disponibles dans la même série, les libraires profitant de l’occasion pour les remettre en évidence. Ce mécanisme est extrêmement efficace, comme le démontrait encore récemment l’une des séries à succès du moment, Largo Winch (de Jean Van Hamme et Philippe Francq, chez Dupuis). Deux semaines après la sortie du dernier album en date (le neuvième), intitulé Voir Venise, non seulement cet album se classait en tête des ventes de bande dessinée clans le « tableau d’honneur » de "Livres Hebdo", mais deux autres titres de la même série-le huitième et.., le premier figuraient aussi parmi les dix albums de BD les plus vendus de la semaine [9] ! Les lecteurs qui venaient de « prendre la série en route » au neuvième titre, et qui l’avaient appréciée, entreprenaient donc aussitôt de se procurer la collection complète, en commençant par l’album inaugural.

Ce principe de la diffusion ajoutée n’est pas une règle : il constitue le ressort du succès mais celui-ci n’est pas toujours au rendez-vous. Les échecs sont fréquents. On connaît aussi nombre de séries qui, ayant atteint un certain palier de diffusion suffisant pour assurer leur rentabilité, s’y maintiennent très longtemps sans plus progresser (quand elles ne subissent pas une lente érosion) tablant sur ce public captif pour se maintenir. Ainsi s’explique la remarquable longévité de certaines séries. Je songe ici particulièrement aux populaires créations des principaux auteurs flamands, qui ont établi des records en la matière. Publiée sous le nom de Willy Vandersteen, la série Bob et Bobette est un cas d’école, mais a très vite cessé d’être une œuvre d’auteur pour devenir un travail de studio. Plus impressionnante est la carrière de Marc Sleen, le père de Nero. Le Guiness Book (livre des records) ne signalait-il pas dans son édition de 1989 que Sleen avait écrit, dessiné et encré lui-même, sans aucune aide extérieure, l’équivalent de 154 albums en quarante ans de carrière [10] ?

Pour ses 70 ans, Dirk Stallaert a offert à Marc Sleen le dessin où il est représenté dessinant si vite que l’imprimerie, surchauffée, prend feu

Diffusion et longévité sont les deux critères de la réussite marchande d’une série. On ne saurait en inférer qu’ils renseignent sur ses qualités en tant que création artistique. Il en est une, toutefois, qu’ils désignent à coup sûr, et c’est la capacité qu’a l’œuvre à entrer en résonance avec les attentes diffuses d’un vaste public. Ce pouvoir de cristallisation n’est pas nécessairement universel ; certaines séries voient leur succès limité à une aire culturelle déterminée, et ne réussissent pas à s’implanter auprès de publics à la sensibilité différente. Les séries flamandes les plus populaires, auxquelles je faisais à l’instant référence, sont de bons exemples de cette restriction, n’ayant jamais eu de réelle audience en terre latine. De manière générale, l’humour germanique se révèle d’ailleurs assez peu exportable - au contraire de l’humour juif ou anglo-saxon.

Le phénomène de la traduction des séries BD les plus notoires dans des langues régionales (Astérix dans la plupart des patois germaniques, Tintin en basque, en breton, en occitan ou en picard, mais aussi bien Bob et Bobette - ou plutôt Suske en Wiske - en frison et en limbourgeois) est suffisamment fréquent pour que l’on s’interroge sur sa signification. Sans doute répond-il à une envie de rapprocher l’œuvre de soi, de se la réapproprier en quelque sorte, en s’offrant l’illusion qu’on l’arrache à la sphère de la diffusion de masse et du partage avec le plus grand nombre. Ce qui, naturellement, revient à confondre l’hégémonie d’une langue avec l’agressivité commerciale de produits culturels entrés dans une logique de marketing industriel.

Le 17 Septembre 1998, les personnages de Bob et Bobette passainet en camion devant le CNBDI


Au formidable impact commercial que permet d’atteindre le phénomène de la série, on peut trouver plusieurs éléments d’explication. La séduction exercée par le ou les premier(s) épisode(s) est évidemment essentielle pour accrocher un premier public qui, une fois conquis, non seulement « en redemandera » mais fera du prosélytisme auprès d’autres lecteurs potentiels. Cette fidélisation d’un public désormais acquis d’avance et désireux de renouveler un plaisir déjà éprouvé s’est d’abord exercée, comme on l’a rappelé, au profit des journaux. Ce sont eux qui ont encouragé et en quelque sorte institutionnalisé le principe de la série, dans lequel ils voyaient leur meilleure garantie de pérennité. Les albums, quant à eux, ont bénéficié d’une autre sorte de fidélité, fondée sur la nostalgie : celle qui relie l’adulte à l’enfant qu’il a été. Il est difficile de se détourner d’une série que l’on a chérie pendant des années, lors même que l’on est censé avoir passé l’âge de la lire. Le tropisme du collectionneur est puissamment soutenu par la volonté plus ou moins consciente de ne pas couper irrémédiablement le lien que l’on a su préserver avec son enfance. Le nouvel album qui paraît ira comme automatiquement grossir la rangée de ces prédécesseurs pieusement alignés sur les rayons de la bibliothèque : tant que la série perdure, l’enfance peut ainsi ne jamais finir, ou plus exactement la vie entière se placer sous le signe d’une cohérence quelque peu artificielle.

La série façonne ainsi une catégorie de lecteurs bien particulière : elle est une machine à produire des fans. Elle tend à substituer à la délectation personnelle, au ravissement librement consenti, une sorte de passion collective aveugle et compulsive. De proche en proche, le fan collectionnera non seulement tous les volumes participant de sa série favorite, mais tout ce qui de près ou de loin s’y rapporte, jusqu’aux produits dérivés les plus triviaux. Il était lecteur, le voici devenu consommateur. Son plaisir, il le trouve de moins en moins dans l’œuvre même, et de plus en plus dans la possession jalouse et fétichiste de telle dédicace ou de tel collector.

Il faut admettre que la série, si elle assure la bonne santé du marché de la bande dessinée, lui est en même temps préjudiciable sur le terrain symbolique. La bande dessinée ne sera pas lavée du soupçon d’infantilisme pesant sur elle, aussi longtemps qu’elle obéira à un mécanisme qui a précisément pour effet d’infantiliser son public.

les séries orphelines

Peut-on encore parler de création, au sens plein - artistique - du terme, lorsque la série est instrumentalisée au point de poursuivre sa vie indépendamment du projet et de la vision qui animaient son ou ses père(s) ?

Sans doute, le créateur est quelquefois le premier à céder à la tentation, somme toute bien légitime, de faire fructifier un succès en poursuivant son œuvre au-delà du terme qu’il lui avait d’abord assigné. (Reconnaissons qu’il faut une force de caractère et une intégrité remarquables, quand on s’appelle François Bourgeon ou Alan Moore, pour ne pas s’atteler au Retour des Passagers du vent ou à La Vengeance des Gardiens...) Les exemples de semblables prolongations ne manquent pas. Annoncée d’abord comme une trilogie, la série Le Lièvre de Mars (de Cothias et Parras, chez Glénat) est déjà riche de cinq volumes. Chez le même éditeur, la tétralogie à succès que fut Balade au bout du monde (de Makyo et Vicomte) fut ressuscitée avec la complicité d’un nouveau dessinateur (Herenguel) après une interruption de cinq ans. La Quête de l’oiseau du temps (de Le Tendre et Loisel) vient de connaître un sort semblable chez Dargaud. Sans doute, il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre deux ordres de motivation : la pulsion créatrice et l’intérêt financier. Il n’est pas question de mettre en cause la sincérité d’auteurs qui éprouvent le désir de prolonger l’existence d’êtres de papier pour lesquels, après avoir accompagné leur maturation, ils entrevoient un destin d’abord insoupçonné. Quelquefois pourtant, c’est bien l’intérêt pécuniaire qui dicte sa loi et impose une survie artificielle à des personnages qui n’en espéraient pas tant. Dans ce cas, il faut admettre que les auteurs passent un compromis discutable avec la responsabilité qui leur incombe, en tant qu’artistes, vis-à-vis de leur public, de leur création et ultimement d’eux-mêmes.

En couverture de l’album, les acteurs du feuilleton


Auteurs et éditeurs sont eux-mêmes agis par une force inhérente au système à l’intérieur duquel ils ont d’emblée choisi de se situer. Il est dans la logique du concept même de série de toujours différer son terme et d’appeler sans cesse à de nouveaux développements. La finalité secrète de toute série est de s’autoperpétuer, d’assurer sa descendance.

Les séries survivent fréquemment à leur créateur. Soit que celui-ci ait lui-même organisé le passage de témoin, formant les assistants appelés à lui succéder (ainsi firent Vandersteen et Peyo, ainsi procède actuellement Jacques Martin), soit que, ne l’ayant pas expressément interdit, il ait laissé à son éditeur ou à ses ayants droit la possibilité de s’approprier l’œuvre et de décider de son destin. Ce qui nous a valu le retour de Blake et Mortimer en 1995 (neuf années après la mort du créateur Edgar P. Jacobs) sous la signature de Jean Van Hamme et de Ted Benoit, réunis à l’initiative de Didier Christman, directeur de collection chez Dargaud [11].

L’acharnement à maintenir en vie certains personnages laisse songeur : on se demande, par exemple, pour quel motif les rédacteurs en chef du journal "Tintin", après la désaffection de Franquin en 1959, avaient cru nécessaire de prolonger la carrière de Modeste et Pompon pendant encore une vingtaine d’années, dépêchant successivement Attanasio, Mittéi, Griffe et Walli au chevet d’une série qui avait depuis long temps perdu toute pertinence... Cette interchangeabilité des dessinateurs reste malgré tout exceptionnelle dans la bande dessinée franco-belge, alors qu’elle est chose courante, et pour ainsi dire de règle, dans l’industrie américaine du comic book où les héros, propriété de l’éditeur, sont confiés à des scénaristes et à des dessinateurs qui changent incessamment, voire travaillent parallèlement [12].

Non seulement la perte du père est une situation dont la série s’accommode fort bien (commercialement s’entend), mais une série appelle souvent d’autres séries, ou plus exactement sa migration vers d’autres supports de l’expression. Le fait de disposer d’une réserve d’épisodes est une garantie, pour un producteur, quant à la possibilité de rentabiliser l’investissement que représente une adaptation. La télévision, en particulier, elle aussi préoccupée de fidéliser son public, n’est pas moins friande de séries que la bande dessinée. On se souvient que Jean-Michel Charlier écrivit 39 épisodes des Chevaliers du Ciel pour le petit écran tout en promenant Tanguy et Laverdure dans les pages de "Pilote". Le bon commissaire Jules Maigret s’est vite trouvé à l’étroit dans les romans de Simenon [13] : nous l’avons vu au cinéma, à la télévision et en bande dessinée (aujourd’hui chez Claude Lefrancq mais, dès les années 1950 à 53, dans une série dessinée par Jacques Blondeau pour Opera Mundi).

Ces dernières années, c’est surtout l’industrie du dessin animé, en pleine croissance, qui puise dans le vivier des bandes dessinées - Tintin, Spirou, Pif et Hercule, Tom-Tom. et Nana, Billy the cat, Papyrus et tant d’autres se disputant les faveurs des jeunes téléspectateurs. Au Japon, c’est souvent dès le stade de la conception qu’une série connaît une triple déclinaison : bande dessinée, série animée et merchandising, la synergie entre ces différents marchés devant leur profiter mutuellement.

la série fait de la résistance

Dans les années 1970, on a pu croire que la « nouvelle bande dessinée » allait s’émanciper pour de bon de cet impérialisme de la série. Les éditeurs les plus emblématiques du renouveau publiaient de plus en plus d’albums isolés, autonomes, l’auteur étant désormais plus valorisé que son personnage. Eric Losfeld avait ouvert la voie dès les années 1960 ; les éditions du Square et Futuropolis lui avaient emboîté le pas, bientôt rejoints par les éditions du Fromage et par les Humanoïdes Associés. Pour ne pas être en reste, Dargaud avait créé la "Collection Pilote", qui accueillait les œuvres issues du journal et n’appartenant à aucune série. Deux des stars de l’hebdomadaire "Pilote", Claire Bretécher et Gotlib avaient, chacun à leur manière, atteint la célébrité grâce à des « séries » atypiques, dépourvues de personnages permanents : les Frustrés (faisant suite aux Salades de saison) et la Rubrique-à-brac.

L’industrie de la BD vue par Joost Swarte, couverture de Raw n°2 (1980)


Dans un petit livre encyclopédique qui tentait une synthèse de cette période particulièrement effervescente, je m’étais cru autorisé à écrire, au sein d’un article consacré à l’émergence de la bande dessinée d’auteur, ceci :
« Depuis toujours, la création a été bridée par une "règle des trois unités" propre à la bande dessinée. Unité de personnage : le principe de la série condamne à l’éternel retour de héros toujours semblables à eux-mêmes. Unité de genre : il importe, pour sécuriser le public, qu’une série se réclame du western, de la science-fiction, de l’enquête policière ou de la fable animalière. Unité de longueur : par facilité, et en se réfugiant derrière des justifications techniques fallacieuses, les éditeurs décidèrent autrefois qu’un récit devait compter 44 ou 46 pages, ni plus ni moins, pour faire l’objet d’un album standard. C’est l’une des conquêtes récentes du genre que de transgresser de plus en plus souvent ces règles de pure convention [14]. »
Cette nouvelle liberté qui paraissait acquise aux auteurs fut, hélas, de courte durée. A l’heure où j’écrivais ces lignes, la normalisation de la création était déjà en marche. Elle devait se confirmer à la fin des années 1980, marginalisant à nouveau tout ce qui se refusait à entrer dans le rang. Seul et unique credo des éditeurs, la série fit un retour en force, non pas dans le domaine de la BD enfantine, où elle avait toujours prévalu, mais sur le terrain de la BD adulte, que l’on avait un peu vite cru affranchie. À cet égard, le Festival de Blois a publié en 1993 des chiffres particulièrement éloquents. Sur 609 albums recensés pour l’année 1983 (533 nouveautés et 76 rééditions), on comptait 387 titres appartenant à des séries, soit une proportion de 63,54 % (contre 36,46 % d’albums indépendants). À comparer avec les chiffres de 1992 : 637 albums publiés (dont 528 nouveautés et 109 rééditions), les séries représentant 481 titres, soit 75,51 % de la production. Si l’on exclut les rééditions pour ne prendre en compte que les nouveautés, le poids relatif des séries est passé, en moins de dix ans, de 59,47 % à 73,48 %. Le nombre de séries nouvelles introduites sur le marché apparaît plus significatif encore : elles étaient 32 en 1983, et 72 en 1992. Soit une augmentation de 125 % ! On méditera la conclusion de Patrick Gaumer, auteur de cette instructive enquête : « Après les différentes expériences graphiques des années 70, les éditeurs (et par là même les amateurs) ont, semble-t-il, redécouvert les charmes de la série. À la recherche d’un lectorat fidèle (à défaut d’être renouvelé), ils axent désormais leurs efforts sur la série. Gageons donc que celle-ci a encore bien des beaux jours devant elle [15]... »

Les éditeurs alternatifs apparus dans les années 1990 (L’Association, Cornélius, Amok, Fréon, Ego comme X...), peu sensibles aux « charmes de la série », ont réinventé la bande dessinée d’auteur en renouant avec les éphémères conquêtes des années 1970. Ils ont, à leur tour, jeté les « trois unités » aux orties. À vingt ans de distance, ce n’est pourtant pas la même pièce qui est rejouée. A travers la conception même du support (caractérisée par une plus grande diversité de formats), la volonté affichée d’organiser la jeune création au plan international, et certaines tendances de la création même (illustrative, formaliste, littéraire, sociale ou autobiographique), c’est une nouvelle approche du médium qui, progressivement, s’affirme. Les éditeurs traditionnels cherchent d’ailleurs à maintenir le contact avec la bande dessinée indépendante, en acclimatant le concept de « roman graphique » dans des collections ad hoc : les petits formats du Seuil, "Encrage" et "Contrebande" chez Delcourt, "Tohu bohu" aux Humanoïdes Associés, etc. Mais ces collections font figure de « danseuses » ; elles permettent de s’attacher de nouveaux auteurs (ou d’en conserver des anciens qui pourraient être tentés par d’autres aventures) et, surtout, elles apportent au catalogue une sorte de caution artistique. Cependant, leur moindre rentabilité les rend particulièrement vulnérables : ainsi la première conséquence de la perte du droit d’exploiter la série Astérix sur l’activité éditoriale de Dargaud sera, semble-t-il, l’arrêt des collections "Long courrier" et "romans BD".

Quand Tardi parodie la mécanique du feuilleton, extrait du noyé à deux têtes


Si la rentabilité économique du principe de la série n’est plus à démontrer, elle est cependant inversement proportionnelle à son efficacité médiatique. Pour « faire événement » et attirer sur soi l’attention de la presse et des médias, un auteur doit se faire rare, ou déjouer l’attente en changeant de sujet, de genre, d’ambition. Le dernier Ric Hochet, le nouveau Tuniques bleues, le énième Achille Talon sont de peu d’intérêt pour les journalistes, qui choisissent le plus souvent de passer sous silence ces séries désormais trop connues, installées depuis si longtemps qu’il semble n’y avoir plus rien à en dire ni à en attendre. Le battage médiatique sans précédent qui a salué la parution du dernier album de Bilal, Le sommeil du monstre, s’explique en partie par les six années qui se sont écoulées depuis son précédent opus, Froid Equateur, et par le fait que l’ouvrage est annoncé comme le point de départ d’une nouvelle série de trois, autour de thématiques inédites et de personnages nouveaux venus. De même Tardi réussit-il à conserver à la série Adèle Blanc-Sec un certain caractère événementiel en espaçant les volumes (quatre ans séparent Tous des monstres du Mystère des profondeurs) et en les alternant avec d’autres réalisations. Mais aucun journaliste ne se battra pour élargir le public d’une série dont les épisodes se succèdent avec une régularité de métronome. De sorte que la soumission de toute la production courante à l’empire de la série est sans aucun doute l’une des causes objectives du relatif désintérêt des médias envers le « neuvième art ».

il faut qu’une série soit ouverte ou fermée

Chaque récit appartenant à une série constitue, en principe, un tout relativement autonome, mais l’addition des épisodes ne connaît aucune fin prévisible. De sorte que chaque album doit satisfaire à l’exigence de clôture symbolique (Cherche-t-on un trésor ? Il doit avoir été trouvé. Poursuit-on des méchants ? Ils doivent être mis hors d’état de nuire...), sans que rien n’advienne qui compromettrait irrémédiablement la continuation de la série (la mort du héros est, par excellence, inimaginable). Le père de Sherlock Holmes, Conan Doyle, avait revendiqué la paternité de ce procédé de la vraie / fausse clôture : « Je compris alors que l’on pouvait écrire un feuilleton qui n’apparût pas comme tel - j’entends un feuilleton dans lequel chaque livraison serait susceptible d’être lue comme un récit complet, tout en conservant un lien avec la précédente par l’intermédiaire des personnages principaux ... [16] »

Dans une série traditionnelle, les épisodes sont suffisamment indépendants les uns des autres pour que l’ordre de publication n’induise pas une chronologie des événements rapportés. Partant, le lecteur peut aborder les albums dans le plus grand désordre, sans que leur compréhension, en soit altérée. Un ordre implicite peut cependant être inféré, soit de l’évolution du style graphique, qui peut avoir connu des « périodes » successives plus ou moins différenciées, soit par la présence de personnages secondaires, dont la première apparition dans la série est précisément datée de tel ou tel épisode : Tintin a déjà vécu huit aventures quand il rencontre, à la faveur de l’affaire du Crabe aux pinces d’or, un certain capitaine dont il sera dès lors inséparable. Le principal élément de stabilité d’un univers fictionnel et visuel inévitablement soumis à certaines fluctuations est finalement le héros lui-même qui, en principe, « ne vieillit pas », n’accumule rien [17].

Le héros de série semble avoir plusieurs vies - ou une vie dont la durée serait à ce point dilatée, qu’elle autoriserait une improbable accumulation d’événements dans un laps de temps très faible, voire imperceptible. Avantage décisif du héros de papier, effigie désincarnée, sur les héros qui peuplent nos écrans, nécessairement solidaires de comédiens faits de chair et d’os il vient un âge où Sean Connery est jugé trop vieux pour continuer à incarner James Bond.

D’autres séries, pourtant, dont les aventures de Blueberry - tout au moins à partir de Chihuahua Pearl - constituent une manière d’archétype, laissent l’intrigue perpétuellement inachevée, toujours grosse de conflits non résolus. La série retrouve alors sa vraie nature feuilletonesque, l’enchaînement des épisodes obéissant à la vieille loi du post hoc, ergo propter hoc (ce qui arrive après est une conséquence logique de ce qui a précédé). XIII, de Jean Van Homme et William Vante, fut longtemps, comme Blueberry, un héros toujours empêché de prouver son innocence - avec cette particularité supplémentaire de rester dans le doute quant à sa propre identité. D’album en album, la solution de cet imbroglio a sans cesse été différée. Il y a une dizaine d’années, je m’interrogeais au sujet de cette série, qui ne comptait encore que trois épisodes et n’était pas devenue le best-seller que l’on connaît à présent : « Peut-on légitimement parler de série dans le cas d’un récit cohérent s’offrant à une lecture ininterrompue, et dont la division en cinq, huit ou dix albums (qui sont autant de chapitres) obéit à des nécessités strictement commerciales ? Oui, car le scénariste doit faire de nécessité vertu, c’est-à-dire donner à chaque album une suffisante cohésion (obtenue, par exemple, grâce à l’unité de lieu) ainsi qu’un nombre suffisant d’événements et d’indices supplémentaires [18]. »

Une intrigue dont la fin est toujours différée peut cependant finir par lasser. La « série limitée » apparaît comme un compromis plus raisonnable entre le désir de bâtir des intrigues à tiroirs ou à rallonges et les contraintes de la diffusion en librairie. Les séries limitées se sont multipliées à partir des années 1980, tant dans l’industrie américaine du comic book que dans la production franco-belge. Le cycle de l’Incal, Les comparons du crépuscule, Sambre, la Trilogie Nikopol, Léon la Canne ou Cages (prépublié en dix fascicules) sont quelques exemples attestant de la pertinence de ce concept intermédiaire. Sans sacrifier aux impératifs réducteurs du feuilleton, ces œuvres ont su se donner l’ampleur nécessaire au déploiement d’une véritable ambition narrative.

série et totalité

La vogue des « intégrales » (publiées au rythme de gros volumes rassemblant généralement trois albums distincts), observée depuis quelques années, atteste, si besoin était, que toute série, fût-elle brève ou interminable, trouve sa fin dernière et sa vérité dans le concept de totalité. Le sens d’une série n’est donné qu’à la fin. Il demeure suspendu aussi longtemps que l’ultime épisode n’est pas paru. C’est dans la totalité que la série peut s’accomplir comme Œuvre, et transcender cette accumulation de parties - de fragments - dont le public a pris connaissance au fil du temps, en suivant ou non l’ordre de leur conception. La totalité est un horizon ; c’est à partir d’elle, et de l’unité qu’elle confère à l’ensemble, que chaque fragment trouvera sa nécessité rétrospective. Elle est aussi une exigence, soumettant tout du long le procès créatif à une double contrainte : celle de fidélité à soi (gage que chaque nouvel épisode procurera un plaisir équivalent à celui que les précédents avaient dispensé) et, dans le même temps, de renouvellement.

Caractéristique de la série est cette dialectique de l’identité et de l’altérité. Elle se résout en une tension qui stimule et canalise l’imagination des auteurs. Spécialiste du roman populaire, Marc Angenot a ainsi pu écrire que « le "secret" du succès de Fantômas (...) semble dû à ce qu’il offre une extrême inventivité dans une extrême répétitivité ». Plus précisément, il s’agirait d’un équilibre « entre la répétition d’une grammaire narrative et l’inattendu des motifs [19] ». Trop souvent, dans la bande dessinée traditionnelle, les séries, n’obéissant plus à aucune autre ambition que de s’auto-perpétuer, reproduisent encore et toujours un même modèle devenu canonique, répétant jusqu’à satiété et la grammaire et les motifs. A la totalité mécanique qu’elles produisent, on peut opposer la totalité organique des séries limitées, qui obéissent à une loi de développement interne, posent un sujet, le développent, l’épuisent et meurent avec lui.

La fidélité à soi ne s’exprime pas seulement comme une contrainte, sur le mode de la cohérence à respecter, ou du moins de la non-contradiction. Elle tient aussi dans cette possibilité offerte aux auteurs, de revisiter à tout moment le patrimoine de la série, son capital, composé de la somme des épisodes déjà publiés. Ce retour vers le passé peut prendre différentes formes, telles que la récapitulation, l’auto-citation ou auto-parodie, la mise en abyme - qui ont en commun de renforcer la connivence nouée avec les lecteurs. Dans On a marché sur la Lune, les Dupondt font une spectaculaire rechute du mal qui les avait frappés dans l’Or noir après l’ingestion de comprimés de N.14 ; dans Tous des monstres, il est explicitement établi que les romans populaires écrits par Adèle Blanc-Sec pour l’éditeur Bonnot portent les mêmes titres que les albums de Tardi narrant ses aventures. Et l’on se souvient peut-être que dans la six cent-deuxième des 1001 nuits, le roi « entend de la bouche de la reine sa propre histoire ; il entend l’histoire initiale qui embrasse toutes les autres, qui s’embrasse elle-même... [20] »

Du point de vue du héros, la totalité est l’autre nom du Destin. Les événements qui lui ont été prêtés dessinent une cohérence et prennent, rétrospectivement, un tour à la fois nécessaire et irrévocable. Il vient presque forcément un moment où les auteurs connaissent la tentation de doter leur personnage d’une véritable biographie ; façon de mettre en ordre ce qui a déjà été raconté, et d’en souligner la cohérence, tout en remplissant la tapisserie par une narration qui s’attachera plus particulièrement à l’avant (la jeunesse) ou à l’après (la retraite et la mort) d’une « carrière ». Les facéties du Petit Spirou ont été institutionnalisées en série après que Tome et Janry se soient amusés, le temps d’une histoire courte conçue à l’occasion du 45è anniversaire du journal "Spirou", à faire raconter par l’Oncle Paul « la seule et unique histoire plus ou moins vraie de la jeunesse » du célèbre groom [21]. Jean-Michel Charlier a livré la biographie complète de Mike Steve Donovan "Blueberry" dans une longue préface à l’album Ballade pour un cercueil (1974). Le texte était accompagné de documents iconographiques (photographies, fausse peinture d’époque) censés accréditer la légende du lieutenant. Et Hugo Pratt a autorisé l’historien Michel Pierre à recueillir les Mémoires de Corto Maltese [22]. Si le héros n’est pas seulement celui-dont-on-raconte l’histoire (le protagoniste) mais une figure effectivement héroïque, sa biographie se confond avec une succession d’exploits. Toute série d’aventures est, en ce sens, une hagiographie.

L’existence de Blueberry authentifiée par un soi-disant tableau d’époque (illustration de Peter Glay), extrait de Ballade pour un cercueil

pour le meilleur et pour le pire

La série a pour principale vertu d’insister. Elle enfonce le clou. Par le fait qu’elle dure, qu’elle élargit progressivement son audience, qu’elle favorise les adaptations et exploitations dérivées qui assurent au héros une sorte d’ubiquité, la série permet de constituer certains personnages en mythes et de les inscrire dans l’imaginaire collectif. Sans le phénomène de la série, ni Tintin, ni Batman, ni Popeye, ni Astérix, ni Snoopy n’auraient rejoint le panthéon de l’imaginaire du XXè siècle. Non seulement ces personnages ne seraient pas devenus célèbres, mais, pour certains, ils ne se seraient pas trouvés. La longévité d’une série n’est pas qu’affaire de constance et d’opiniâtreté. Elle ouvre un espace d’expérimentation, un champ d’investigation, elle autorise les tâtonnements, libère la possibilité de reprises, de variations, d’enrichissements ; en un mot, elle est (potentiellement) un facteur de progrès. Une figure aussi riche et vivante que celle du capitaine Haddock ne pouvait pas sortir toute armée de l’imagination d’Hergé. Il a fallu la confronter à des situations multiples et diversifiées pour que s’affirme, par touches successives, sa dimension exceptionnelle. De même l’aura et la puissance d’Alack Sinner se sont-elles magistralement renforcées au gré des rencontres et des épreuves que lui ont ménagées Munoz et Sampayo - comme l’a fort bien montré Dominique Hérody dans "9e Art" n° 3 [23].

Ainsi, les plus grands auteurs de l’histoire de la bande dessinée, loin de voir leur créativité bridée par le carcan de la série, ont tous su en tirer le meilleur parti. Mais, outre que tous les professionnels de la BD n’ont pas leur génie, ils ont reçu en héritage un système dont la logique marchande a pris le pas sur toute autre considération. La légitimité toute relative que semblent aujourd’hui reconnaître les médias à la bande dessinée prend souvent appui sur sa santé économique, son irrécusable impact commercial : comment ignorer un « genre » qui occupe aussi régulièrement les premières places au hit-parade des ventes de livres, toutes catégories confondues ? On ne pose pas, ou seulement après, la question de son mérite, de sa validité, de sa pertinence en tant que forme artistique. Intériorisant ces critères de réception de leur travail, les auteurs sont naturellement plus enclins à satisfaire à la demande supposée du marché qu’à répondre aux exigences de l’expression artistique. En plaçant la création sous l’empire quasi exclusif de la série, les éditeurs ont, consciemment ou non, enfermé la bande dessinée dans un moule qui assimile le médium entier à une forme de para littérature, et qui marginalise la plus grande partie de ce qui s’écrit et se dessine de plus créatif, de plus exigeant, de plus novateur. J’ai tenté d’analyser les effets pervers de ce système : industrialisation du processus de création, auteurs dépossédés de leurs droits de paternité, désintérêt des médias, infantilisation du lectorat, inflation du merchandising. Plus que jamais, la défense de la bande dessinée en tant qu’art passe aujourd’hui par le développement d’un secteur créatif échappant au tout puissant empire des séries.

Cet article est paru dans le numéro 4 de 9e Art en janvier 1999.

les livres cités dans cet article.

[1] Cf. « Victor Hugo romancier », Répertoire II, Minuit, "Critique", 1964, p. 215.

[2À la recherche de l’empire caché, Julliard,1991, p.20. Cette circonstance historique peut être rapprochée de la rivalité entre le "New York World" de Pulitzer et le "New York Journal" de Hearst, qui fut déterminante pour l’essor de la BD de presse américaine, le comic strip.

[3] Cf. Francis Lacassin, op. cil., p. 81-82.

[4] Pour plus de détails sur Willette et son Pierrot, je renvoie à mon « Histoire de la bande dessinée muette », première partie, "9e Art" n’ 2, 1997, p. 63.

[5] L’émergence des séries de bandes dessinées au Japon obéit à une chronologie sensiblement identique. L’essor de la grande presse y date des années 1890. C ’est alors que naît le feuilleton littéraire, qui devient vite le mode de publication dominant, Ces feuilletons sont presque toujours accompagnés d’illustrations. Les séries BD se développent, quant à elles, dans la presse périodique pour enfants dès les années 1910, et clans la presse quotidienne au cours de la décennie suivante.

[6] « Réflexions à propos d’un programme », Bibliothèque universelle de Genève, 1836. Cf. Thierry Groensteen et Benoît Peeters, Töpffer : l’invention de la bande dessinée, Hermann, 1994, p. 159.

[7] Bécassine n’apparaît tout d’abord que dans des historiettes d’une ou deux pages. C’est seulement à partir de 1912 qu’elle devient l’héroïne de récits à suivre, se prolongeant sur un semestre environ. Le premier album, L’enfance de Bécassine, paraît fin 1913, à l’occasion des étrennes.

[8] Cf. Rick Marschall, « Que faut-il inscrire sur le gâteau d’anniversaire ? », "Le Collectionneur de bandes dessinées", hors-série : Les origines de la bande dessinée, 1996, p. 45.

[9] Cf. "Livres Hebdo", semaine du 16 au 22 septembre 1998.

[10] Cf. Yves Kerremans et Pascal Lefèvre, 50 Jaar Nero. Kroniek van een dagbladverschijnsel, Standaard, Anvers, 1997, p. 69. Le deux-centième épisode de Nero est paru en 1998, mais Marc Sleen a, depuis quelques années, pris un assistant en la personne de Dirk Stallaert.

[11] Depuis la parution de l’affaire Francis Blake, les choses se sont accélérées. Ted Benoit ayant été jugé trop peu productif, André Juillard, plus prolifique, a été chargé de mettre en chantier un nouvel épisode, le créateur de Ray Banana continuant à travailler parallèlement sur le sien. La porte semble ouverte à une politique systématique « d’auteurs invités », qui permettrait de publier de nouveaux Blake et Mortimer à une cadence soutenue, de manière à rentabiliser pleinement le filon. Que n’y avait-on songé du vivant de Jacobs qui, l’inconscient, mettait plusieurs années à réaliser un album ?

[12] A cet égard, le fanzine "Hop !" a récemment consacré un dossier édifiant à Archie, la populaire série d’humour américaine créée en 1941 par une équipe (de dessinateurs, de scénaristes et de rédacteurs en chef rassemblés par l’éditeur John Goldwater. "Hop !" a en effet identifié quelque 55 artistes ayant prêté leur concours à Archie ou à ses séries satellites. Cf. n’ 79, 1998, p. 31-35.

[13] Sur la naissance de la série, le biographe américain de Simenon, Stanley Eskin, rapporte : « A la fin du printemps 1930, Simenon a décidé d’exploiter la veine policière et choisit après plusieurs essais ce personnage lent, corpulent, simple, qu’il avait déjà mis en scène. En même temps, il éprouve le besoin d’élever un peu le niveau littéraire de son travail - afin de diminuer l’écart entre sa production commerciale et cette vocation ancienne d’écrivain qu’il n’a pas abandonnée, malgré les apparences. Cela donne Pietr le Letton. » Cf. Simenon, une biographie, Presses de la Cité, 1990, p. 109. Dans les années quarante et cinquante, Simenon tentera vainement de se distancier des Maigret en écrivant parallèlement des romans plus ambitieux. Mais le commissaire était déjà devenu une institution, sa notoriété éclipsant ou marginalisant tout ce que son créateur pouvait publier par ailleurs.

[14] La bande dessinée depuis 1975, M.A., « Le Monde de...", Paris, 1985, p. 22.

[15] Cf. « Chiffres et analyses », in Patrick Gaumer et Rodolphe, Les séries : serials or not serials ?, Bagheera , "Les Cahiers de Blois", 1993. Citation p. 13. Faut-il le souligner ? Le fait d’avoir tenté de s’affranchir de l’impérialisme de la série ne relevait pas, fondamentalement, de « l’expérience graphique ».

[16] « La véritable histoire de Sherlock Holmes », interview donnée à la revue "TitBit" du 15 décembre 1900. Cité in Daniel Couégnas, Introduction à la para littérature, Seuil, "Poétique", 1992, p.119.

[17] Comme l’a fait remarquer Jean-Marie Apostolidès, l’appartement que Tintin occupe rue du Labrador est, à cet égard, révélateur : « Malgré ses errances autour du monde, rien de l’univers extérieur ne pénètre chez Tintin. On ne voit chez lui aucun souvenir personnel, aucune trace qui indique que le héros puisse avoir une existence privée ou même un sentiment personnel. » Cf. Les métamorphoses de Tintin, Seghers, 1984, p.122.

[18] « Le jeu des séries », in "Les Cahiers de la bande dessinée" n° 76 ; spécial William Vance, juil-août 1987, p. 32-34. Je renvoie également le lecteur à mes autres articles sur le sujet : « Le Docteur Poche et la loi des séries », "Les Cahiers de la bande dessinée" n’ 67 : spécial Wasterlain, janv-fév.1986, p. 19-21, et « Au-delà du principe de série », "Le journal illustré (le plus grand du monde)", n°s 3 et 4, éd. Michel Deligne, 1982 et 83.

[19] Marc Angenot, Le roman populaire. Recherches en paralittérature, Presses de l’Université du Québec, Montréal, 1975, p.121-122.

[20] Cf Christian Godin, La totalité. 4, La. totalité réalisée : les arts et la. littérature, Champ Vallon, 1997, p. 266.

[21] Récit repris dans l’album La Jeunesse de Spirou, Dupuis, 1987.

[22] Çf Michel Pierre et Hugo Pratt, Corto Maltese, mémoires, Casterman, 1988.

[23] Cf. « Alack Sinner : rencontres et souvenirs », "9e Art" n° 3, janvier 1998, p. 20-29.