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la langue idiote des songes.
notes sur david b.

Laurent Gerbier

[Novembre 2014]

Le cadre dans lequel prend place la lecture de David B. que je voudrais proposer, c’est une réflexion sur le rêve en tant qu’il n’est pas seulement le lieu de naissance d’un certain registre d’images, mais aussi le lieu où s’élabore la langue première, la plus intime, celle du premier discours que l’on se construit pour se rendre lisible à soi-même l’aventure de ces images nocturnes qui nous adviennent.

Cette langue se tient entre deux formes auxquelles elle ne s’identifie jamais parfaitement : d’un côté elle n’est pas une pure affection primaire comme peuvent l’être les images – la langue ne me frappe pas, ne s’impose pas à moi, ne m’est pas donnée ; le discours ne surgit pas mystérieusement des ombres, il est produit, agencé, trafiqué par moi depuis le fond même de l’état onirique, et dans le mouvement même par lequel je m’y arrache. D’un autre côté, la langue n’est pas non plus interprétation, distance analytique, objectivation – les bribes de ce langage qui se forgent dans le milieu du rêve visent la vérité, mais cette vérité n’est pas celle des descriptions cohérentes, des inductions subtiles ni des raisonnements rigoureux. C’est une langue de l’initiation, dans laquelle l’effort de mise en ordre du monde coïncide avec l’essai d’un apprentissage de soi-même : une langue singulière, absolument vernaculaire, parfaitement « idiote » (en grec ancien idios signifie « ce qui est propre, particulier, qui ne relève pas du commun »). Je voudrais creuser cette idée et la mettre à l’épreuve.

Si je reviens vers David B. pour explorer une fois de plus les méandres qui lui permettent de circuler entre le rêve et les mots, entre les discours et les images [1], c’est peut-être en partie parce que le mouvement même de cette inlassable reprise finit par être analogue à une rêverie ; mais c’est aussi et avant tout parce que David B. est un auteur qui perçoit et formule clairement son refus des deux extrêmes de la langue onirique que je viens d’évoquer. Son esprit critique l’empêche toujours de basculer dans une conception purement mystique de la langue onirique et, d’un autre côté, quelque chose en lui résiste profondément aux séductions d’un discours trop rigoureusement soumis aux ordonnancements de la raison. Cette oscillation l’oblige à se tenir dans l’entre-deux de la langue « idiote » des rêves : la puissance proprement poétique de son langage est issue de son refus de tomber complètement dans la fascination que le discours peut se mettre à éprouver pour lui-même sous les deux formes de l’incantation mystique et du système des raisons.

Pour étudier cet « entre-deux », je voudrais repartir de l’idée de « bataille des rêves » que j’ai déjà eu l’occasion de développer au sujet de David B., mais je voudrais cette fois la saisir à partir d’une différence : celle que l’on peut voir se creuser entre deux de ses œuvres, L’Ascension du Haut-Mal et Babel. Cet écart marque une transformation : de L’Ascension à Babel, les éléments du récit semblent demeurer les mêmes, mais ils ne sont plus agencés de la même manière, ils ne présentent plus le même ordre – et, partant, ils n’enseignent plus de la même façon les leçons des rêves et de leurs batailles. Mais qu’est-ce que les rêves peuvent exactement nous enseigner ? En quoi David B. se rattache-t-il à une tradition qui fait du rêve le vecteur d’un enseignement ?

Cette interrogation retrouve une très ancienne question : d’où viennent les rêves, et que nous apprennent-ils ? Aristote, dans les deux traités sur le rêve que l’on trouve dans le recueil que les aristotéliciens du Moyen Âge latin ont intitulé Parva Naturalia, « petits traités sur la nature [2] », distingue entre les rêves qui ne sont que le produit des mouvements internes du corps et les rêves qui au contraire viennent d’en haut, profitent du sommeil du corps pour parler à l’esprit, et nous enseignent autre chose. Dans le premier cas, le rêve se déploie au point de contact entre la mécanique des fluides corporels et les images immatérielles qu’ils engendrent : la fatigue, les humeurs, les digestions et les circulations des liquides produisent des rêves saugrenus et étranges, et notre esprit lui-même y révèle sa nature de marionnette alchimique bringuebalée au gré des courants du corps, selon un télescopage du biologique et du spirituel qui tourne facilement au comique (c’est de cette catégorie que relèvent, par exemple, les Dreams of a Rarebit Fiend de Winsor McCay).
Mais dans le second cas, d’où viennent précisément les rêves dont on dit qu’ils viennent « d’en haut » ? S’agit-il d’une inspiration divine ? Aristote en doute : si c’était le cas, alors cela n’arriverait pas à tout le monde. Non, il s’agit plutôt selon lui d’une puissance de l’intellect lui-même, qui exprime pleinement sa capacité de figuration des choses immatérielles. Aristote reprend ainsi une ancienne idée, qui est promise à une longue carrière : dans le « vrai » rêve, l’âme se défait des liens qui la retiennent dans le corps et se perd en partie ; dans l’expérience de cette déliaison du corps, elle frôle la mort, et le rêve est l’expression de cette déliaison. Le rêve est libre parce qu’il naît dans une âme libérée du corps et de la matière, de sorte que sa liberté même possède une signification inquiétante, parce qu’elle témoigne de la proximité de la mort elle-même – peut-être le rêve est-il avant tout le cadre dans lequel l’âme l’approche et l’apprivoise.

Cependant, dans cette catégorie particulière des rêves que l’on nomme « cauchemars », la proximité de la mort prend un tour différent : ce n’est plus cette fois le silence du corps qui laisse l’esprit s’approcher des réalités spirituelles, c’est le silence de la raison qui laisse l’esprit s’approcher des fantômes. Le rêve est le lieu du passage, le seuil du monde des morts ; mais cette fois il n’est pas question d’apprivoiser la mort : dans le rêve cauchemardesque nous sommes à l’orée des fantômes et nous tâchons de leur échapper. C’est à cette tradition que David B. semble d’abord s’identifier, puisqu’il y fait référence dans la préface du Cheval blême dès 1992, en reprenant l’image du démon nocturne à face de cheval illustré par Le Cauchemar de Johann Füssli (1781) :

La nuit, les cauchemars viennent galoper dans nos têtes. [Le cauchemar] désigne un démon nocturne se présentant sous la forme d’une jument décharnée qui vient peser sur le sommeil des humains. C’est une représentation de la Mort ou du Diable à laquelle on échappe en enfourchant notre propre monture pour se lancer dans une grande fuite nocturne qui se termine au réveil. Chaque nuit, je me bats et j’échappe à la mort.
(David B., préface au Cheval blême, Paris, L’Association, 1992, n. p.)

Le rêve est donc d’abord cette chevauchée nocturne, cette bataille figurée que le rêveur remporte chaque nuit contre les démons. Ces ambiances inquiétantes, effrayantes, parfois morbides, tout à la fois intimes et étrangères, caractérisent aussi bien les rêves du Cheval blême que les « fausses couvertures » réunies dans le Livre somnambule [3] – en revanche, on ne les retrouve plus dans les rêves de L’Ascension du Haut Mal : dans L’Ascension en effet les rêves n’impliquent pas le danger, l’effroi et la fuite éperdue, mais de manière bien plus apaisée d’abord une rencontre, une initiation dans laquelle le contact avec les fantômes du rêve n’est pas effrayant du tout. Le rêve n’est plus cauchemar : c’est désormais un contact, à travers lequel se tissent des réseaux de symboles et d’échos qui habitent le rêveur, qui lui donnent des racines et une assise, et qui l’aident à habiter son monde. L’enjeu du rêve, ce n’est plus l’expérience enivrante et terrifiante de la limite – limite de soi, marge du monde, bord où l’esprit et le corps cessent de se toucher –, c’est l’expérience illuminante de la lisibilité du monde. Dans les figures du rêve, le jeune rêveur qui est David B. lui-même expérimente enfant la possibilité de donner un sens au monde, de le faire tenir debout en dépit de ses désordres, de lutter contre son écroulement et sa dissipation, en le peuplant de sa mémoire, de son histoire, de ses mythes. Ces rêves ne sont plus des cauchemars : ce sont des batailles. Les batailles oniriques racontent la lutte contre un monde qui se défait devant la maladie, des certitudes qui se liquéfient, des drames qu’aucun pouvoir adulte ne parvient à contenir dans le monde réel et que le jeune rêveur entreprend dès lors d’affronter en livrant bataille au milieu des fantômes et parfois avec eux. Les rêves de L’Ascension du Haut Mal sont rythmés par ces batailles et par cette longue lutte du narrateur qui tâche de se construire un rempart, une fortification contre les vicissitudes de la vie éveillée.

Cependant, c’est dans Babel que je voudrais suivre le cheminement de ces batailles oniriques. Pourquoi s’intéresser particulièrement à Babel ? Parce que Babel réagence les éléments du récit d’une manière nouvelle, peut-être plus calculée, et mise à distance [4]. Le premier volume de Babel paraît un an après le dernier volume de L’Ascension. David B. semble y entreprendre une refonte de son récit, reprenant des éléments déjà exposés dans L’Ascension, au point qu’« une lecture superficielle pourrait mener à conclure à la redondance [5] ». Cependant, si Babel reprend des éléments de L’Ascension, c’est pour expérimenter d’autres façons de les ordonner, d’autres liens avec les thèmes marquants du travail de David B. Cette tentative est inachevée, puisque Babel ne connaîtra que deux volumes, mais elle est très intéressante en l’état. L’Ascension avait adopté une trame globalement chronologique, dans laquelle les éléments du récit composaient les moments d’un « roman d’initiation » ; au fil de ses chapitres, le lecteur suivait en même temps la progression des phases de la maladie, la succession des tentatives inefficaces de traitement de Jean-Christophe, et les étapes par lesquelles passait le narrateur grandissant au milieu de cette longue catastrophe dont il tentait de parer les coups. Dans Babel, en revanche, les éléments sont sélectionnés et regroupés thématiquement ; ils ne proposent plus de panorama chronologique de la maladie, mais un essai d’articulation réfléchie des thèmes récurrents de l’œuvre : le bandeau qui figure en quatrième de couverture annonce le contenu de cette variété (« Rêves – Mythologies – Souvenirs – Histoires »). Babel est bien en ce sens « une somme, un bilan provisoire [6] » : David B. y étale autour de lui les sources auxquelles il a puisé, les formes qu’il a expérimentées, les armes dont il s’est servi, et tente de les ranger méthodiquement, en un ordre qui n’est désormais plus celui de l’autobiographie linéaire.

Or, dans ce nouvel ordre, les éléments premiers ne sont plus les mêmes. Dans L’Ascension, la guerre et les batailles sont premières : elles occupent la première séquence du premier volume de L’Ascension. C’est parmi les batailles dessinées, les bagarres de la ruelle et les images de la guerre que prenait place la première crise de Jean-Christophe, conflit parmi les conflits, guerre au milieu des guerres. David dit même de ses batailles dessinées : « c’est mon épilepsie à moi [7] ». Le rêve n’apparaît encore que très brièvement dans ces premières planches de L’Ascension. Dans Babel, au contraire, David B. choisit de montrer d’abord un rêve, le « rêve des ancêtres », et c’est seulement à partir des puissances de ce rêve qu’il va introduire la mention des batailles. La séquence ainsi réagencée présente d’abord la construction onirique des racines (chapitre 1 : « Les ancêtres – rêve »), puis la structuration onirique du monde (chapitre 2 : « Le Roi du monde – souvenir et rêve »), puis la crise de Jean-Christophe, qui est donc racontée parmi les rêves et non plus les batailles (chapitre 3 : « La chute »), puis enfin l’enrôlement des rêves dans la bataille contre l’épilepsie (chapitre 4 : « Les rêves – souvenir nocturnes »).

Dans le premier chapitre, Les ancêtres (rêve), David B. dessine un rêve d’enfant, dans lequel les « ancêtres » dont il est question sont rassemblés au plafond, en une tablée symétrique de celle de la salle à manger où David dîne : le monde des ancêtres est à la fois en haut et en reflet, monde inversé et ancien dont la présence qu’il est seul à détecter procure à l’enfant un sentiment de profonde sécurité. Il l’interprète lui-même, dès le début du chapitre suivant, Le Roi du monde (souvenir et rêve) : ce rêve lui a donné des racines (« Au réveil, j’ai senti qu’il m’était poussé des racines. Des racines familiales, historiques et mythiques », pl. 4), et tandis qu’il analyse ces racines oniriques son apparence oscille entre le narrateur adulte et le narrateur enfant, tous deux énonçant tour à tour des bribes du même discours, prouvant ainsi par l’image la continuité temporelle dont le rêve a doté l’enfant. Il est encore, aujourd’hui, l’enfant construit par ce rêve des racines – et cet « aujourd’hui » lui-même est équivoque, puisque toute la planche qui illustre cette analyse voit les deux David se détacher sur un fond de poissons écarlates aux formes préhistoriques. Ce n’est pas seulement un fond : David peut parfois chevaucher un de ces poissons, en adopter la forme en mimant une vouivre médiévale, ou s’endormir enfin sur un poisson-oreiller. Ces poissons archaïques, au rouge violent, incarnent l’éternel présent du mythe, dans lequel le rêve des ancêtres permet à David B. de prendre pied.

Le décor change alors : on passe à la ruelle de la maison familiale qu’habite David enfant, à Orléans. Cette ruelle où ne s’est pas encore joué le drame de la maladie est le théâtre des jeux d’enfants de David, de son frère et de sa sœur, de leurs voisins : c’est un lieu idéal, un locus amoenus, en même temps qu’un petit monde, un microcosme où David B. expérimente d’une autre manière les puissances du rêve. Dans l’obscurité de la ruelle ne se tapissent ni monstre, ni créature effrayante : la nuit y est remplie des figures du rêve, et l’on y retrouve les poissons préhistoriques, les ancêtres, les bêtes, les figures d’« une humanité qui hésite encore entre l’animal et l’homme » (pl. 8) et dont le « Roi du monde » est le maître emblématique. À travers ce cortège de monstres familiers, cette « maisnie Hellequin » avec laquelle il apprend lui-même à chevaucher, la ruelle et les rêves offrent les lieux où les puissances de l’imagination, les images du rêve et les ancêtres cohabitent, et où David enfant apprend à « apprivoiser la nuit » (pl. 6). Il se fabrique là, avant la première crise de Jean-Christophe, une famille hybride, faite de monstres, de totems, de symboles hybridés qui peuplent le monde. Le rêve se lève « comme une moisson » (pl. 7) lorsqu’une autre chose se tait – le corps, la raison, le discours – et laisse s’ouvrir un point de passage par où s’engouffrent des figures et des images dont le nom propre importe peu : on le comprend dans ces planches, rêves, dessins, batailles imaginaires, mythes, mémoires, sont tous les noms possibles et équivalents de ces pouvoirs par lesquels le monde est rendu déchiffrable et sereinement habitable.

Ce n’est que dans le troisième chapitre, La Chute (retour sur soi), que David B. raconte, calmement, rétrospectivement, la première attaque du Haut-Mal qui annonce que son monde entre en crise. Cet ordre de succession est important : lorsque David découvre que le monde ne tourne pas aussi rond qu’il le pensait [8], les rêves sont déjà là. Ils ne sont pas fabriqués pour lutter contre les fissures et le désordre que le Haut-Mal vient introduire dans le monde : ils existaient déjà, dans les soubassements du monde de David enfant comme dans les fondations graphiques de David B. dessinateur, prêts à l’emploi. Ils offrent à David « une autre mesure du temps » (pl. 15) et une continuité faite d’images (dans lesquelles on voit d’ailleurs repasser les poissons rouges préhistoriques, symboles et population du monde onirique ancestral). Cette continuité secrète, souterraine, irriguait le moi du dessinateur avant la rencontre de la maladie : l’arsenal des rêves et des mythes n’est pas une armure de fortune, un cuir que l’enfant aurait laissé s’épaissir autour de lui pour réagir à la catastrophe ; c’est un squelette qui avait commencé à pousser avant cela, et qui forgeait son équilibre avant même que l’occasion lui ait été donné de mettre à l’épreuve la force qu’il lui conférait. Car c’est bien de force qu’il s’agit, ou plutôt de pouvoir :

C’est justement une question de pouvoir qui se pose : mon frère a perdu le sien. Je pensais que notre famille avait une puissance inébranlable. Et nous voilà faibles et démunis. Mais ce pouvoir envolé, il est bien quelque part. Si le Roi du monde apparaît dans mes rêves à ce moment-là, c’est que le siège du pouvoir est là-bas. Il suffit de le reconquérir.
(Babel, vol. 1, pl. 17).

Cette tirade est prononcée par deux figures du narrateur, David enfant et David adolescent, dressées de part et d’autre d’un Jean-Christophe macrocéphale au visage marbré par la maladie, sa tête hypertrophiée entourée de minuscules reproductions de son propre corps tordu pendant les crises, qui lui font une auréole de hiéroglyphes : c’est un dieu impotent, replié sur lui-même, absent et muet, mais il trace déjà avec son corps les signes de sa maladie que la médiation du dessin fait pénétrer dans le monde même du rêve graphique où ils seront rendus lisibles, interprétables, et affrontables. Le pouvoir que David recherche et que lui donne le monde des rêves est d’abord un pouvoir de compréhension.


Le volume est alors coupé par un interlude : deux doubles pages, intitulées Little Fafou and the King of the World, construites à la manière du Little Nemo de McCay, racontent très directement de quelle manière le rêve offre à David le pouvoir de saisir et de combattre le Haut-Mal. Parce qu’ils ne constituent plus un sous-produit de la maladie, parce qu’ils lui préexistent et forgent le monde de David avant la rencontre du Haut-Mal, les rêves peuvent endosser les conventions fantastiques de McCay. Pourtant Winsor McCay, comme le montre très bien Jean-Christophe Menu dans sa thèse, utilise le rêve comme un simple déclencheur : c’est une justification formelle pour autoriser la prolifération fantastique de l’imagination graphique, mais ce n’est au fond qu’une formule, un « prétexte », dit Menu [9]. Au contraire, chez David B. le rêve est autre chose : une pratique du récit autobiographique, un instrument surréaliste permettant de faire coexister sur la même surface visuelle des plans de réalité et des modalités d’énonciation hétérogènes.
Le lecteur familier de L’Ascension pourrait trouver étrange cette surprenante citation graphique qui voit David B. se couler dans les codes de McCay, alors que les deux auteurs ont de l’onirisme un usage tout différent. Mais en réalité ces planches elles-mêmes récusent l’étanchéité de la distinction de Jean-Christophe Menu : le rêve n’est pas seulement un prétexte, c’est d’abord une certaine disposition des registres visuels qui autorise toutes les proliférations, toutes les transformations et tous les voisinages. Si David enfant peut partir en quête des armées oniriques commandées par le Roi du monde, ces armées qui incarnent le pouvoir « second » dont il a besoin pour guérir son frère et pour se protéger, c’est parce que le rêve donne d’abord à la page dessinée le pouvoir « premier » d’accueillir ensemble l’armée de Gengis Khan et la silhouette de David en pyjama, ou la masse informe de Jean-Christophe dans son lit et les silhouettes renversées, pendues au plafond, d’Achille, de Du Guesclin et du roi Arthur. Dans cet espace que le dessin onirique rend possible il peut « pleuvoir des héros », dans les codes de Little Nemo comme dans ceux de Little Fafou.

J’ai distingué ci-dessus le pouvoir premier (le pouvoir graphique du rêve dessiné) du pouvoir second (le pouvoir symbolique dont le narrateur-personnage cherche à s’emparer). Mais le pouvoir second n’est pas autre chose, dans l’ordre du récit visuel, que le pouvoir premier : le pouvoir plastique de prolifération devient immédiatement le pouvoir des armes que fabriquent les rêves. La force plastique de l’onirisme est en même temps la force de l’armure avec laquelle David va se défendre – enfant comme adulte. Les rêves permettent de livrer bataille parce qu’ils offrent un espace commun avec l’ennemi : un champ où la bataille est possible, où elle a un sens, où l’on peut affronter démons, maladies et ennemis parce que dans cet espace-là ils sont bien forcés d’apparaître. Les rêves offrent à David le lieu des batailles comme lieu où les choses cessent de fuir et de s’échapper, lieu où on peut au contraire les saisir, leur donner un visage, les attraper et les boxer.

Babel peut alors passer aux batailles : maintenant, les armes ont été fourbies, et le thème guerrier entre en scène, en majesté, campé dans de vastes planches aux constructions ornementales compliquées et saturées de détails. Le chapitre 5, C’est la guerre (souvenirs de guerre) offre ainsi les images achevées des « batailles dessinées » qui occupaient David et Jean-Christophe enfants, et que racontait en détail la première séquence du premier volume de L’Ascension. Mais désormais la guerre ne commence plus le récit, pour n’amener qu’ensuite les images du rêve : l’ordre a été retourné, les rêves sont premiers, la guerre n’arrive que plus tard, une fois que le dessin onirique lui a préparé un champ de bataille – car il ne s’agit pas seulement d’articulation thématique : c’est dans l’économie visuelle du récit que les quatre premiers chapitres de Babel préparent le lecteur à accepter et à déchiffrer les planches foisonnantes et hiératiques qui représentent les guerres dans le chapitre 5. L’œil du lecteur a appris, à travers les rêves, à décrypter les effets de coexistence qui se jouent sur la surface graphique. Il peut désormais affronter les rigoureuses compositions sur la guerre, chaque planche ordonnant ses motifs en un vaste masque mortuaire. La guerre est rendue aussi « visible » que le Haut-Mal lui-même, projeté sur la surface commune du dessin onirique, attrapé et saisi par ce tour de force dont les images seules sont capables.

En effet, seules les images semblent détenir ce pouvoir qui leur permet de capturer la maladie pour la coucher, lisible et délimitée, sur l’espace de la page. C’est précisément autour de ce pouvoir que se joue la dernière et la plus fondamentale des batailles de Babel, celle qui donne son titre à l’entreprise inachevée de David B : le phénomène que Babel met en évidence et que L’Ascension n’avait pas pu cerner de manière aussi nette, c’est le divorce des mots et des images. Le sixième et dernier chapitre de Babel, Les images (réflexion), aborde précisément cette question. À partir des images d’actualité qu’on lui interdit de voir, David réfléchit à ces images qu’on le laisse regarder : les images des crises de son frère, pendant lesquelles le corps saisi par le Haut-Mal se tord et semble tracer des signes dans l’espace. Ce corps qui se déforme montre un combat en cours, que les mots manquent, et que les images seules parviennent à empoigner :

Il dessinait les figures de son mal avec sa tête, ses jambes et ses bras. Les images devenaient notre univers. Ce que mon frère montrait à chaque malaise je le transcrivais par une scène de bataille. Les mots avaient failli. Je dessinais pour moi bien sûr, mais à chaque bataille j’opérais mon frère (pl. 31).

La convergence du dessin de rêve et du dessin de batailles est achevée : le Roi du monde et ses armées, les souvenirs et les mythes, composent désormais un « Pôle de rêves et de mystères » où David peut « refaire [ses] forces » (pl. 32). Ce « Pôle de rêves », on l’a compris, se noue dans les images : c’est de la plasticité de la surface graphique qu’il emprunte les formes et les puissances, et depuis cette forteresse d’images David peut dénoncer la vanité des autres langages, ceux qui n’ont pas su saisir le Haut-Mal, garantir l’ordre du monde, et protéger sa famille : « Babel », c’est d’abord l’emblème de l’éclatement des langues, et c’est ainsi le nom de la crise elle-même, la crise fondatrice qui traverse toute l’expérience du Haut-Mal et sur laquelle David B. tente de revenir, réflexivement. Babel est le nom même de l’éparpillement du langage et de sa tragique réduction à l’impuissance. « Les mots avaient failli » (pl. 31), le verbal a échoué ; le rêve oppose à cet échec la puissance homogène de l’espace pictural.

Mais il ne faut pas conclure trop vite au triomphe du pictural. Babel dit l’explosion, la multitude, la polyphonie, et pas l’échec des mots. Le rêve lui-même est intégralement pénétré de verbe, et choisir la bande dessinée pour transcrire la puissance onirique c’est choisir un mode de fonctionnement des images qui est lui aussi constamment travaillé de mots. Si les mots ont failli, l’image ne se borne pourtant pas à les condamner : elle les sauve, au contraire. Babel nomme la polyphonie, c’est-à-dire le capharnaüm des outils picturaux dont les mots eux-mêmes font en définitive pleinement partie. Dans la panoplie des armes de David, le verbal figure aux côtés du pictural – sauvé par le pictural, transfiguré par lui, chargé de la même puissance plastique et évocatrice. De là la fascination constante de David pour les livres et les récits, et la présence visuelle des lettres et des mots animés, devenus personnages dans l’espace graphique. Le Haut-Mal lui-même n’avait-il pas montré cette voie, lorsque le corps de Jean-Christophe se crispait pendant les crises en hiéroglyphes compliqués, en arcanes, en proto-lettres qui ne demandaient rien d’autre, justement, que de se faire mots ? L’espace pictural qui accueillait ces graphèmes pathologiques, convulsifs, était le seul lieu de leur avènement au discours, de leur devenir-langage. Le dessin offre au corps tétanisé une voix porteuse de signes. C’est l’indice de ce que dans le monde post-babélien qu’ouvre la crise, tous les signes sont bons à prendre, tous peuvent être enrôlés dans la grande bataille : ce n’est pas seulement des images, c’est bien une « voix » iconotextuelle que cherche le héros-narrateur. Comme tous les poètes depuis Dante, il cherche à partir de son parlar materno, de son langage maternel, à forger la langue poétique qui sera son propre vernaculaire : son « idiolecte », sa langue idiote, pleinement sienne et pleinement expressive. Les rêves auront été le vecteur de cette invention poétique de la langue propre : la langue idiote des songes.

Laurent Gerbier

[1] J’ai déjà eu l’occasion de le faire à trois reprises, d’abord dans « La bataille des rêves. Babel de David B. », 9ème art, No.13, Angoulême, 2007, p. 278 ; puis dans « La force des images : David B. et la bataille des rêves », Papiers Nickelés. La revue de l’image populaire, No.34, 3e trimestre 2012 ; et enfin dans « L’ordre des rêves, des images aux récits », dans Th. Groensteen (dir.), Nocturnes. Le rêve dans la bande dessinée, Angoulême-Paris, CIBDI-Citadelles & Mazenod, 2013, p. 183-196. Je remercie Thierry Groensteen de me donner ici l’occasion de revenir, pour la quatrième fois, creuser ce filon.

[2] Voir Aristote, « De Somno et Vigilia (Du songe et de la veille) » et « De Divinatione per somnum (De la divination par les songes) », dans Parva Naturalia, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1951.

[3] David B., Le Livre somnambule, Cachan, Automne 67, 1994.

[4] Alors que L’Ascension semblait articuler le récit d’une manière spontanée et non calculée. David B. lui-même dit dans une interview au fanzine Tao : « Ça se met en place d’instinct. Je n’ai pas envie de calculer. L’Ascension du Haut-Mal c’est quelque chose que je fais spontanément », Tao, No.5, Caen, 2000, p. 43.

[5] Jean-Marc Ponthier, Lectures de David B., Montrouge, Éditions PLG, 2010, p. 36.

[6] Jean-Marc Ponthier, Ibid.

[7] David B., L’Ascension du Haut Mal, volume I, Paris, L’Association, 1993, p. 19.

[8] « Des médecins qui ne soignent pas ! Des parents qui ne savent pas ! Je pensais que le monde tournait rond. On m’a trompé », pl. 13.

[9] Jean-Christophe Menu, La Bande dessinée et son double, Paris, L’Association, 2011, p. 87.