Consulter Neuvième Art la revue

il était une fois Hara-Kiri, « journal bête et méchant », et ses interdictions

Christophe Chavdia

[Janvier 1999]

Sous une couverture de Fred, le premier numéro d’Hara-Kiri sort en septembre 1960, fruit des efforts de François Cavanna et de Georges Bernier (futur professeur Choron). Cabu, Gébé, Reiser, Topor et Wolinski s’y joindront rapidement. Modestement, ses deux premiers numéros ‒ au tirage de 10 000 exemplaires ‒ sont vendus par colportage sur Paris. À son numéro 3, il s’ouvre aux circuits classiques de distribution ; sa diffusion ne s’étend alors qu’à une partie des kiosques parisiens. Très rapidement il couvre l’ensemble des dépositaires de la capitale, puis de la France entière.

1961 : première interdiction d’Hara-Kiri mensuel

Dès que commence la distribution partielle en kiosque, la Commission est alertée de l’existence litigieuse d’Hara-Kiri par un représentant du ministère de l’Intérieur [1] Dans un premier temps, le rapporteur désigné ‒ Mme Dietsch, agent supérieur au service juridique et technique de l’Information ‒ juge Hara-Kiri et Le Baladin de Paris (autre revue Hara-Kiri exclusivement vendue à la criée [2]) à la « limite du tolérable » et donc « à suivre » de près [3]. Mais la réunion suivante de la Commission sonne précipitamment le glas d’Hara-Kiri. Le rapporteur, indécis quant à la décision à adopter envers ces revues, demande avis aux autres commissaires. Bien que la Commission soit en l’espèce peu portée à l’indulgence, seul Hara-Kiri est mis sur la sellette, mais de manière problématique ; une proposition d’application de l’article 14 ne relève pas de l’évidence : en effet, « par plusieurs côtés », Hara-Kiri ‒ « dont l’atmosphère est assez délétère » ‒ « se trouve à la limite de la pornographie et du sadisme [4] ».
Prudent, le représentant de l’Intérieur rappelle que, selon une jurisprudence du Conseil d’État, ce motif ne constitue pas un des motifs légaux de l’article 14 et que ces derniers doivent être patents [5]. Néanmoins, un faisceau concordant d’éléments aggravant le caractère dangereux pour la jeunesse emporte, après une âpre discussion, un avis favorable à une proposition d’application de l’article 14. Si, pour l’influent directeur de l’Éducation surveillée, cette revue est pornographique, d’autres commissaires insistent sur la présence d’Hara-Kiri dans les lycées, sur son caractère périodique d’autant plus néfaste et sur ses ventes croissantes. L’existence d’une « publicité astucieuse [6] » est également pointée. Le ministre de l’Intérieur adopte promptement cet avis par un arrêté du 18 juillet 1961 [7].

Cette décision administrative brutale prend l’équipe d’Hara-Kiri au dépourvu. Leurs délégués ‒ F. Cavanna et G. Bernier ‒ vont faire preuve d’une rare opiniâtreté. Dans leurs autobiographies, tous deux ont raconté, avec rage, leurs démêlés [8]. Désireux de continuer à tout prix Hara-Kiri, ils se heurteront à l’implacable mécanique de l’article 14, version 1958, et à ses arcanes cachées. Ainsi, ce périodique est automatiquement exclu des NMPP et ne peut être distribué par aucune autre société coopérative [9]. Qu’importe : ils organisent leur propre distribution par voie postale : sans réussite, car, outre le coût exorbitant et l’immensité de la tâche, les dépositaires de journaux ne veulent pas s’encombrer d’une marchandise à problèmes et rechignent à établir une comptabilité à part. Pourquoi ne pas changer de titre ? Hara-Kiri ne pourra pas échapper à l’article 14 en devenant Moi, journal des égoïstes [10] ou Haro-Kiru [11], la loi ayant expressément prévu ce cas [12]. De même, les invendus ne peuvent plus être écoulés par colportage, du moins en théorie [13].

À force d’efforts, Cavanna et Choron vont être reçus aux ministères de l’Intérieur et de la Justice. Un interlocuteur privilégié est M. Morelli, le magistrat responsable du secrétariat de la Commission. Leur premier entretien est décrit en des termes imagés par les deux hommes comme une séance de reproches et un dialogue de sourds. Ils en sortent affolés mais avec l’assurance de voir leur situation reconsidérée en cas d’amendement. Une maquette « a priori très expurgée » est envoyée. Si la Commission reconnaît ces efforts, elle ne peut que refuser de se prononcer au vu d’une maquette, n’étant légalement chargée que d’un contrôle a posteriori sur des publications déjà imprimées et mises en vente [14]. En novembre et décembre 1961, les numéros 12 et 13 d’Hara-Kiri ‒ policés et dénués de tout élément « charnel » ‒ paraissent en auto-distribution, pour quelques abonnés, pour la vente illégale au colportage, mais essentiellement à l’intention de la Commission. Cette dernière fait preuve d’une relative mansuétude ; d’une part, car le nouveau rapporteur d’Hara-Kiri ‒ une représentante de l’Union nationale des associations familiales ‒ juge ces numéros exempts de tous reproches par rapport à l’article 14 ; d’autre part, car cette interdiction n’avait pas été précédée du moindre avertissement. Il est donc demandé à l’Intérieur de considérer l’abrogation de ces interdictions [15]. Cet avis est suivi par l’arrêté du 29 janvier 1962 [16].

1962-1966 : le syndrome de Schéhérazade

Tout comme Schéhérazade faisait reculer, jour après jour, son exécution en contant à son « éphémère » époux, le sultan Schahriar, des histoires plus captivantes et merveilleuses les unes que les autres, les responsables d’Hara-Kiri ne vont pas cesser de promettre ‒ de mauvaise foi ‒ des améliorations, et vont inlassablement expliquer ‒ de bonne foi ‒ leur démarche bête et méchante. Ils téléphoneront régulièrement au secrétariat de la Commission, écriront souvent (ces courriers étaient visiblement lus ou résumés durant les séances plénières) et répondront aux convocations.
Sitôt les interdictions levées, Hara-Kiri, enthousiasme émoussé et « la trouille au cul [17] », revient sous le regard inquisiteur de la Commission en étant classé « à la limite du tolérable » pour deux pages « difficilement acceptables » de son numéro 14 de février 1962 [18]. Les pages en question, non précisées dans le procès-verbal de la réunion de la Commission, sont celles d’« une enquête sur la jeunesse [19] » de Cabu.

On peut le déduire d’une note de Mlle Richard-Knosch, agent supérieur de la Jeunesse et des Sports et membre de la Commission, qui met cet article en cause. Il y est précisé que ce numéro a été signalé au ministre de l’Éducation nationale. Bien qu’elle n’exprime qu’un avis personnel, cette note sévère est significative de ce que la conception du monde et la contre-culture incarnées par Hara-Kiri pouvaient alors représenter, notamment envers certains postulats fondateurs : « Il est évident que cette revue est réellement ce qu’elle s’intitule elle-même, "Bête et méchante" », et j’ajouterai dépourvue de tout esprit. Elle se trouve certainement à la limite de l’application de l’article 14 ; son enquête sur la jeunesse paraîtrait suffisante pour incliner la Commission à la sévérité : la lecture régulière pour les jeunes d’une telle revue peut à la longue saper dans leur esprit les valeurs fondamentales de la société : la famille, l’amour, la patrie, la religion [20] ».

Les deux responsables d’Hara-Kiri sont convoqués le 28 mars 1962 à propos de ce numéro 14. Dans un courrier du 31 mars 1962, ils prient la Commission de les prévenir « lorsque (l’équipe d’Hara-Kiri) frôle une zone dangereuse et les chemins épineux [21] ». Reçus le 29 juin 1963, ils sont « fermement incités à modérer leur inspiration » sous menace d’une interdiction définitive ; les numéros 26 et 28 constituant la « suprême limite de ce que l’on peut accepter ». En réaction, bien qu’« éclairés », Cavanna et Choron semblent avoir diplomatiquement défendu une bêtise et une méchanceté nécessairement proportionnelles aux travers combattus. Par un courrier du 10 octobre 1963, ils exposent les conclusions d’une enquête sur leur lectorat, qui serait essentiellement composé d’adultes entre 18 et 40 ans, issus de milieux intellectuels et étudiants, gênés financièrement et aptes à décrypter Hara-Kiri [22].

Vers la mi-1964, la Commission abandonne le dérisoire espoir qu’elle avait de voir Hara-Kiri s’améliorer. La coupe déborde du fait de deux articles ; l’un prétendument insultant pour la mémoire des déportés juifs [23], et l’autre ‒ ayant fait l’objet d’une lettre du 21 avril 1964 du ministre de l’Intérieur à son collègue de la Justice ‒ évoquant « sur un ton de raillerie particulièrement odieux, l’assassinat du Président Kennedy, en accompagnant ces propos scandaleux d’insinuations attentatoires à la réputation de Madame Kennedy [24] ». Débattant de l’utilité d’un nouvel avertissement à prodiguer à Hara-Kiri, comme suggéré par le garde des Sceaux R. Frey et le représentant de l’Intérieur, la Commission, exaspérée et soucieuse de ne plus trahir son impuissance, décide de ne plus adresser d’illusoires recommandations ou convocations [25]. Le cas d’Hara-Kiri sera même directement mis en exergue en 1965 dans le compte rendu public de ses activités [26].
Il est vrai que depuis la fin 1962, Hara-Kiri a osé réintroduire quelque « chair » (de façon mesurée et calculée). Cet élément s’accentue au fil des années 1963 et 1964. Un degré supplémentaire est franchi avec l’abandon des couvertures dessinées de Fred au profit de photographies mettant en scène des jeunes femmes. Parallèlement, son contenu général est de plus en plus iconoclaste et virulent.

Un an et demi plus tard, la Commission revient sur cette position et fait part d’une nouvelle mise en garde. Mais la revue n’étant « pas vraiment licencieuse », l’article 14 en l’état ne permet toujours rien. Des protestations d’associations familiales ‒ dont le puissant Cartel d’action morale et sociale ‒ affluent au ministère de la Justice. Il est alors décidé que le service de l’Éducation surveillée demande à la Direction des Affaires Criminelles et des Grâces d’examiner si l’article R38-9° du Code pénal ne pourrait être appliqué ; cet article érige en contravention l’exposition « sur la voie publique, ou dans les lieux publics, d’affiches ou images contraires à la décence » (Loi du 6 juillet 1955). Enfin, le secrétariat est chargé de contacter la Fédération française de publicité pour vérifier si les publicités iconoclastes d’Hara-Kiri étaient rémunérées comme l’attestent les renseignements de M. Finkelstein, représentant du mouvement Cœurs vaillants-Âmes vaillantes [27]. Sur ce dernier point, les responsables du mensuel incriminé rassurèrent la Commission dans un entretien du 9 novembre 1965. Dans sa 71e réunion, la Commission considère que le seuil de l’article 14 est franchi. Mais le compte rendu de cet entretien appuyé par la lecture intégrale d’une lettre en date du 11 décembre 1965 de Cavanna promettant de porter Hara-Kiri « en-deçà des limites dangereuses, dans les eaux territoriales de la bienséance » permettent de repousser une ultime fois un vote sur l’opportunité de proposer les interdictions de l’article 14 [28]. L’absence lors de la réunion suivante du rapporteur d’Hara-Kiri empêche encore ce vote, rendu plus vif par un courrier du 20 décembre 1965 de la Confédération nationale des associations familiales catholiques. Il est rapporté que le représentant de l’Intérieur pense qu’« il serait extrêmement désirable de prendre définitivement position en la matière, la perniciosité pour la jeunesse du magazine venant d’être une fois de plus exprimée à son département [29] ». Mais, alors qu’il tirait à 210 000 exemplaires, Hara-Kiri est à nouveau atteint par un arrêté du ministre de l’Intérieur du 23 mai 1966 [30]

1966 : seconde interdiction d’Hara-Kiri

Bien qu’un avis favorable à la mise en œuvre de l’article 14 semble imminent, les circonstances font que la Commission n’a pas de nouvelle occasion de se prononcer sur Hara-Kiri. Et pour cause : ses travaux sont suspendus entre mars 1966 et juin 1967. En effet, depuis la mi-1965, l’article 14 est en voie de réformation sous l’égide résolue de Pompidou. Prioritaire dans les premiers mois de 1966, cette réforme met entre parenthèses toute mise en œuvre de cette réglementation. Or, l’arrêté du 29 mai 1966 frappant Hara-Kiri est le seul arrêté portant interdictions pris entre février 1966 et juin 1967. Quelles sont les raisons de ce traitement de défaveur ? Les archives sont muettes et les témoignages divergent.
La décision est-elle venue de De Gaulle ? Choron rapporte que Lucien Neuwirth [31], mettant en cause Madame De Gaulle, lui aurait dit : « Ça vient de l’Élysée. C’est passé au-dessus de la tête de tout le monde [32] ». Mieux, « Tante Yvonne » aurait surpris ses petits-enfants en flagrante lecture d’Hara-Kiri et s’en serait émue auprès de son mari, qui aurait passé consigne auprès de son directeur de cabinet. Cela expliquerait-il l’empressement du représentant de l’Intérieur à la Commission ? Mais, selon le bien informé Christian Bourgois, qui ‒ sur la demande de Cavanna ‒ intercéda auprès de son ami Pompidou en faveur d’Hara-Kiri, une proche collaboratrice du Premier Ministre, personnellement choquée par cette revue, aurait soufflé au représentant de l’Intérieur venant régulièrement à Matignon que Pompidou trouvait Hara-Kiri inadmissible. Cette appréciation aurait été relayée et l’article 14 réactivé, sans que Pompidou en ait été informé [33].

Hara-Kiri s’interrompt. Une partie de l’équipe rejoint Pilote. Ne restent que Cavanna, Choron et Wolinski qui « se défoncent comme des enragés pour essayer de lever l’interdiction » et « gueulent, vitupèrent » au ministère de l’Intérieur [34]. Des maquettes bidon sont envoyées. Alors que la série d’interdictions de 1961 n’avait rencontré aucun écho dans la presse, quelques rares entrefilets évoquent la seconde. Très vite, une lettre ouverte au ministre de l’Intérieur (R. Frey) circule et est signée par de nombreuses personnalités [35]. C’est alors que Cavanna rencontre l’éditeur C. Bourgois, qui intervient auprès de Pompidou. Choron est convoqué à Matignon. Le 11 novembre 1966, Journiac ‒ chef du cabinet du Premier Ministre, et spécialement chargé de la réforme de l’article 14 ‒ le reçoit et l’assure que l’Intérieur reviendra sur sa décision [36].

Un arrêté du 26 novembre 1966 lève ces interdictions, de mauvais gré : il indique que les précédentes dispositions sont « suspendues [37] ». Le Cartel d’action morale s’en plaindra.
Provocatrice, la couverture du numéro de reparution d’Hara-Kiri (No.65 de janvier 1967) montre en gros plan un Choron pleurant de rire. À l’intérieur, un roman-photo, « Hara-Kiri mort et ressuscité », détaille de manière bête, méchante et vengeresse les raisons salaces du revirement du « Grand Inquisiteur ».

1970 : interdiction de L’Hebdo Hara-Kiri

Après ses neuf mois d’arrêt forcé, Hara-Kiri ne retrouve pas son succès d’antan. La société Hara-Kiri a vécu, les éditions du Square prennent difficilement le relais. L’équipe se reconstitue, Topor et Fred en moins, mais Willem, Delfeil de Ton, Fournier et Peellaert en plus.
Avec mai 1968, Hara-Kiri s’aperçoit qu’il « représentait quelque chose dans la tête des gens qui en avaient marre de cette société gaullienne [38] ». Devenu un symbole, mais un symbole bien vivant, Hara-Kiri se fait source féconde de dessins et de slogans. Cohn-Bendit, Geismar, Sauvageot et foule d’étudiants ou d’activistes y passent. Avec le féroce Siné, des dessinateurs d’Hara-Kiri participent à la presse du quartier latin : L’Enragé et Action, la « tribune du mouvement [39] ». L’idée d’un hebdomadaire centré sur l’actualité fait son chemin et l’Hebdo Hara-Kiri ‒ devant initialement s’intituler Vite fait, Vite lu ‒ est lancé en février 1969 [40].

Pendant ce temps, Hara-Kiri mensuel essuie toujours les critiques de la Commission mais la majorité de ses membres estime que l’article 14 n’est pas applicable. En mars 1969, une telle proposition ne remporte que quatre voix [41]. L’Hebdo Hara-Kiri est jugé plus acceptable. Il est même noté que cet hebdomadaire « quelquefois drôle, est exempt de la vulgarité de Hara-Kiri [42] ». Dans la réunion précédant la mort de De Gaulle, la Commission remarque qu’Hara-Kiri et l’Hebdo Hara-Kiri, « aux allusions politiques évidentes, ne paraissent pas comporter d’éléments tombant sous le coup de l’article 14 [43] ». Le « détournement de procédure » à des fins politiques de l’article 14 sur la protection de la moralité juvénile indignera la Commission, furieuse de voir ses avis « servir d’alibi à l’administration [44] ».

De Gaulle meurt le 9 novembre 1970. Malgré les mises en garde de ses compagnons, Choron impose comme couverture du No.93 de l’Hebdo Hara-Kiri un faire-part de décès désormais historique : « Bal tragique à Colombey : 1 mort » (en référence aux 146 victimes de l’incendie d’un dancing à St-Laurent-du-Pont). Paru le vendredi 13 novembre ‒ cet hebdomadaire était postdaté du lundi suivant ‒ alors que dans le Sud de la France des exemplaires du Canard enchaîné et de Minute étaient retirés de la vente, volés ou brûlés par de « jeunes gaullistes [45] », l’Hebdo Hara-Kiri est frappé de deux degrés d’interdiction (de vente aux mineurs de 18 ans, d’exposition et de publicité par affiches) par un arrêté paru le lundi 16 novembre au Journal Officiel [46], non motivé, visant un avis de la Commission [47], et daté du 4 novembre. Par le jeu de la loi du 4 avril 1947, à nouveau modifiée en 1967, il est automatiquement exclu des circuits de distribution. Par un communiqué, il annonce la suspension de sa parution.

Cette fois, les protestations vont s’accumuler dans la presse, la radio et la télévision (Michel Polac dans Post-scriptum) pour dénoncer une « censure politique » et un système par lequel le ministre de l’Intérieur a toute latitude pour interdire, sous couvert de protection de la jeunesse, la diffusion d’un journal pour adultes. Les organismes professionnels (la Fédération nationale de la presse française qui demande audience à Marcellin, les syndicats CGT des travailleurs du livre et des diffuseurs de presse, l’Union des écrivains) et syndicats nationaux de journalistes (autonomes, FO, CGT, CFDT, un Comité de défense de la presse groupant deux cents journalistes de vingt-six rédactions qui appelle, dès le 16, tous les journalistes à protester auprès de l’Intérieur). Les quotidiens (Le Monde et Combat en tête) et hebdomadaires nationaux, de L’Humanité au Figaro en passant par France-Soir, L’Express et Le Nouvel Observateur relaient largement ces protestations. Néanmoins, à l’exception de Combat et du Nouvel Observateur (qui offre sa couverture et deux pages à l’équipe alors sans hebdomadaire fixe de l’Hebdo Hara-Kiri [48]), notons que les protestations de la presse sont explicitement faites « pour le principe » de la liberté de la presse, contre la manière employée, et non pour un journal de « mauvais goût ». À ce titre, les éditoriaux de J. Fauvet, du Monde, et de F. Giroud, de L’Express, sont exemplaires [49]. M. Even, du Monde, va jusqu’à écrire que « pour les têtes politiques bien faites, mieux valait une interdiction de l’Hebdo Hara-Kiri que, par exemple, celle d’un Politique Hebdo », il est vrai que son irresponsable dérision porte sur « tout ce qui est pris au sérieux, au tragique [50]. »

Il y eut peu de réactions politiques notables, à l’exception de F. Mitterrand qui dénonce l’institution d’un « ordre moral » digne de Mac Mahon [51]. La Fédération anarchiste et Secours Rouge réagissent, ainsi que la fédération des Jeunes Républicains Indépendants du Nord et l’UJP d’Aix-en-Provence. La Nation, quotidien du gouvernement, soutient l’Intérieur.
Face à ce tollé, le ministre de l’Intérieur R. Marcellin réplique fermement, par une note du 20 novembre, que l’Hebdo Hara-Kiri a été interdit par un arrêté signé, précise-t-il opportunément, le 4 novembre pour « ses bandes dessinées pornographiques », ce dont personne n’est dupe. (L’intérieur a fait circuler trois pages de Willem et une de Cabu [52] !) S’il promet que les futurs arrêtés seront motivés (ce qui ne sera pas fait), il menace que, dans le cas où le nouveau-né Charlie Hebdo venait à encourir le même grief, il serait sanctionné de la même manière, et son éditeur poursuivi pour fraude par changement de titre [53].

Il est vrai que les éditions du Square ont pris le risque de lancer dès le vendredi 23 novembre (daté du 26) un supplément à leur mensuel Charlie. Mais l’Hebdo Hara-Kiri n’est pas oublié car le lundi 26, ses responsables organisent une conférence de presse. Au programme : la levée de l’arrêté, l’abrogation de la loi « qui condamne la presse française à l’infantilisme » et le projet de loi visant à majorer la TVA des publications interdites aux mineurs (adopté fin 1970 [54]). À l’issue de cette réunion, au cours de laquelle Jérôme Lindon, président des éditions de Minuit et membre contestataire de la Commission depuis 1967, élargit le problème au livre et propose de faire un recueil compilant les dessins de Willem [55], les syndicats de journalistes envisagent le principe d’une grève [56]. Choron se déclare frappé par tous ces jeunes journalistes répétant « qu’ils étaient muselés par leur rédaction [57] ».

Le 24 novembre, un communiqué de l’Intérieur admet que ces mesures « aboutissent en fait à la suppression » de la revue et qu’ainsi « l’objectif visé [...] par l’arrêté du directeur général de la police nationale agissant par délégation du ministre de l’Intérieur a été dépassé [58] ». Mieux, cela n’aurait été qu’une bévue administrative ; un mauvais formulaire d’arrêté ayant été donné à signer, ce qu’avoue le soir même un R. Marcellin peu inspiré dans l’émission télévisée « 24 heures sur la 2 [59] ». En conséquence de quoi, le premier arrêté est partiellement abrogé par un arrêté du 1er décembre, applicable le 15, pour permettre la distribution, mais l’interdiction de vente aux mineurs demeure [60].

L’Hebdo Hara-Kiri ne reparaît pas, son équipe refusant cette demi-mesure, tout en fustigeant la censure par le « bon goût », marque de « bêtise », de « conformisme sclérosé » et de « manque d’ouverture d’esprit [61] ». Cette dernière interdiction ne sera levée qu’en 1981, le nom de la revue n’étant pas cité [62].

Peu évoquèrent, si ce n’est à mots couverts, la possibilité que ces prohibitions aient été prises pour sa dernière couverture sacrilège. Mais tous y pensèrent. Les dénégations de Marcellin sont peu convaincantes. L’arrêté fut-il antidaté ? Jean Ferniot, rédacteur en chef de RTL, affirme que le matin du 13 novembre des députés UDR, « profondément indignés » par cette couverture, demandèrent au Premier Ministre Chaban-Delmas d’interdire la revue ‒ ce qu’il refusa, n’en ayant pas les moyens. C’est alors qu’ils se rendirent à l’Intérieur [63]. C’est ainsi que, tout comme Charlie Hebdo, Le Canard enchaîné affirme explicitement : « Tout le monde sait que le seul crime de Hara-Kiri, c’est d’avoir glissé des boules puantes dans les encensoirs de rigueur [64] ». En effet, la postérité a retenu que l’Hebdo Hara-Kiri fut interdit pour cette couverture parricide, ce que l’historien du droit prudent ne peut affirmer avec certitude [65].

Christophe Chavdia

Mes remerciements vont à A. Baron-Carvais, J.-P. Baud (pour ses conseils juridiques et ses souvenirs estudiantins de lecteur d’Hara-Kiri depuis juin 1962), C. Bourgois, R. Chavdia, T. Crépin, S. Laurent, B. Leclercq (fidèle ouvrier), C. Limberger, P. Mougin (concepteur du site Internet Choron) et F. Rohmer.

(Cet article a été publié dans « On tue à chaque page ! », éd. du Temps/musée de la Bande dessinée, 1999, pp. 137-148.)

[1] CAC 900208/4, PV 51e séance du 15 décembre 1960.

[2] Que cette petite réserve vendue par colportage soit examinée prouve la défiance immédiate de l’Intérieur envers Hara-Kiri. Elle eut douze numéros entre janvier 1961 et octobre 1963.

[3] CAC 900208/4, PV 52e séance du 2 mars 1961.

[4] CAC 900208/4, PV 53e séance du 15 juin 1961. Si le caractère licencieux d’une publication est un critère beaucoup plus large que celui de la pornographie, ce dernier critère ‒ plus évocateur ‒ est plus aisément invoqué.

[5] Cons. d’État 3 janvier 1958, D. 1958, 570 et JCP 1959, II, 10913. Un arrêté du ministre de l’Intérieur est annulé car, pour justifier un danger pour la jeunesse, il ne visa pas le caractère licencieux, pornographique ou la place faite au crime prévus par l’article 14, mais l’atmosphère générale, l’absence de moralité et la vulgarité de style d’un livre. Cette erreur purement formelle n’incita plus l’Intérieur à motiver les arrêtés d’interdiction.

[6] Des affichettes choc couvraient les marchands de journaux. Alors, ces emplacements n’étaient pas payants. Choron raconte qu’en hiver des bouteilles de rhum étaient données aux intéressés pour les inciter à cet affichage et qu’Hara-Kiri devint vite le journal le plus affiché de Paris (Vous me croirez si vous voudrez, Flammarion, 1993, p. 114 et 132). Notons que dès 1961 de la publicité est faite dans des journaux et bulletins touchant le milieu étudiant, notamment ceux de l’UNEF (d’après le témoignage précis de J.-P. Baud).

[7Journal Officiel, 27 juillet 1961, p. 6913.

[8] F. Cavanna, Bête et méchant, Belfond, 1981, et Professeur Choron, op. cit. Voir également le livre de souvenirs de la compagne de Choron : Odile Vaudelle, Moi, Odile, la femme à Choron, Mengès, 1983.

[9] Arcane cachée : article 6 de la loi du 6 avril 1947 sur le statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques modifiée par l’ordonnance du 23 décembre 1958.

[10] F. Cavanna, op. cit., p. 266.

[11] Professeur Choron, op. cit., p. 123. Wolinski fait écho à cette recherche frénétique d’un titre évoquant phonétiquement Hara-Kiri dans la page 15 du numéro 100 de ce mensuel (janvier 1970).

[12] Encourt des peines de prison, d’amende, d’interdiction du périodique et de fermeture de l’entreprise, « quiconque aura, par des changements de titres, des artifices de présentation ou de publicité, ou par toute autre manœuvre, éludé ou fait éludé, tenté d’éluder ou de faire éluder l’application des interdictions » de l’article 14.

[13] Des stocks d’Hara-Kiri furent vendus pour deux sous une autre couverture et d’autres le furent en province. Chance extraordinaire : lorsqu’une équipe de colporteurs fut arrêtée, ce fut le jour même de la parution au Journal Officiel de l’arrêté levant les interdictions de juillet 1961.

[14] CAC 900208/4, PV 54e séance du 12 octobre 1961.

[15] CAC 900208/4, PV 55e séance du 18 décembre 1951

[16JO 7 février 1962, p. 10425.

[17] Professeur Choron, op. cit., p. 126.

[18] CAC 900208/4, PV 56e séance du 15 mars 1962.

[19] Sous-titrée « Nous sommes comme ça... na », cette corrosive parodie d’enquêtes ‒ dirigées voire dirigistes ‒ sur cette jeunesse inquiétante des sixties se permet d’aborder certaines réalités immuables : les émois physiques et les confortables révoltes de la jeunesse.

[20] CAC 900208/3, note de Mlle Richard-Knosch à l’attention de M. le directeur du cabinet, objet : Hara-Kiri No.14 février 1962.

[21] CAC 900208/4, PV 57e séance du 7 juin 1962.

[22] CAC 900208/4, PV 62e séance du 10 octobre 1963.

[23] Dans un faux reportage, fort respectueux, de Jean-Pierre Choron (alias Gébé) consacré au procès de vingt-deux bourreaux d’Auschwitz à Francfort (Hara-Kiri No.36, février 1964, p. 15- 17).

[24] F. Cavanna, « Dallas : toute la vérité. Les Texans s’en balancent », dans Hara-Kiri No.38, avril 1964, p. 2-9. Cavanna, parodiant les enquêtes de Lemmy Caution, donne voix aux doutes entourant cet assassinat et aux atermoiements de l’enquête officielle.

[25] CAC 900208/4, PV 65e séance du 18 juin 1964.

[26Compte rendu des travaux de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence, 1965, Melun, Imprimerie administrative, 1965, p. 32-33.

[27] CAC 900208/4, PV 70e séance du 14 octobre 1965.

[28] CAC 900208/4, PV 71e séance du 16 décembre 1965.

[29] CAC 900208/4, PV 72e séance du 24 mars 1966.

[30JO 29 mai 1966, p. 4317.

[31] Qui était alors député UNR-UDT et questeur de l’Assemblée nationale.

[32] Professeur Choron, op. cit., p. 146.

[33] Entretien C. Bourgois du 19 février 1999.

[34] Odile Vaudelle, op. cit., p. 134.

[35Le Monde en signale l’existence dans son édition du 15 juillet 1966. Cette lettre est publiée dans Hara-Kiri No.65 de janvier 1967. Figurent parmi les signataires Achard, Aragon, Averty, de Beauvoir, F. Blanche, Brassens, Breton, Char, P. Dac, Etiemble, Janson, Vercors, E. Morin, Pauvert, Queneau, Resnais, D. Rolin, Salacrou, Sartre, Sempé, Siné, Steinberg et E. Triolet.

[36] Professeur Choron, op. cit., p. 146-147.

[37JO 29 novembre 1966, p. 10425.

[38] Professeur Choron, op. cit., p. 155.

[39] A. Schnapp et P. Vidal-Naquet, Journal de la Commune étudiante, Seuil, 1988, p. 488.

[40] En octobre 1970, un journaliste du Monde assista en plein cinquième arrondissement de Paris, à la soigneuse destruction d’un exemplaire de l’Hebdo Hara-Kiri par des membres des brigades spéciales lors du contrôle d’identité de deux jeunes gens. L’exemplaire du Monde de ce journaliste trop curieux subit le même sort ; Le Monde, 23 octobre 1970, p. 12.

[41] CAC 900208/6, PV 79e séance du 12 mars 1969. Une convocation du 31 janvier 1969 de Cavanna et Choron y est relatée.

[42] CAC 900208/6, PV 82e séance du 17 décembre 1969.

[43] CAC 900208/6, PV 84e séance du 14 octobre 1970.

[44] CAC 900208/6, PV 85e séance du 16 décembre 1970.

[45] Voir Combat, 16 novembre 1970, et Le Monde, 15-16 et 17 novembre 1970.

[46JO, 15 novembre 1970, p. 10524.

[47] La pratique a établi que dans la rédaction de l’arrêté du ministre de l’Intérieur publié au Journal officiel soit indiqué si la Commission a donné ou non un avis sur la publication concernée. Cela ne signifie pas que cette consultation ait nécessairement conclu à une proposition d’article 14.

[48Le Nouvel Observateur, 23-29 novembre 1970, p. 36-37 et éditorial de J. Daniel p. 22-23.

[49Le Monde, 20 novembre 1970, p. 1 et 11, L’Express, 23-29 novembre 1970, p. 105.

[50Le Monde, 22-23 novembre 1970, p. 9. Ce même quotidien annonça dès le 18 novembre 1970 (p. 11) l’interdiction, et ce entre des publicités pour un lave-vaisselle et pour la 3e semaine de la pensée libérale (« 2 Français ont choisi le libéralisme : Pourquoi ? 3e débat public « Les cadres et le pouvoir économique »). Bon goût ?

[51Le Monde, 26 novembre 1970, p. 15.

[52Charlie Hebdo, No.2, 30 novembre 1970. J’ai lu ces 94 numéros. Même si l’on peut objecter que la notion de pornographie est fluctuante, cette accusation est ici ridicule. Je n’ai retrouvé qu’une de ce qui devait être ces quatre pages ; une chronique politique peu émoustillante de Willem du No.52 du 26 janvier 1970. Le Conseil d’État ayant été saisi hors des délais contentieux, la requête d’annulation pour excès de pouvoir de l’arrêté ne put être examinée sur le fond : CE, 12 janvier 1972, Société éditions du Square : Rec. CE, p. 34.

[53Combat, 23 novembre 1970, p. 5, et Le Monde, 22-23 novembre 1970, p. 9.

[54Ibid.

[55L’Écho de la presse et de la publicité, 30 novembre 1970, p. 3. La conférence de presse y est décrite en détail.

[56Le Figaro, 24 novembre 1970, p. 6.

[57L’Idiot International, No.12, décembre 1970-janvier 1971, p. 13.

[58Le Monde, 25 novembre 1970, p. 11.

[59] Je n’ai pu voir cette partie de l’émission, non conservée ; voir Charlie Hebdo, No.2, 30 novembre 1970, et Le Nouvel Observateur, 23-29 novembre 1970, p. 22.

[60JO, 14-15 décembre 1970, p. 11496.

[61] Communiqué de l’équipe Hara-Kiri dans Charlie Hebdo No.2, 30 novembre 1970. Cette partie du communiqué n’est pas cité par Le Monde du 26 novembre 1970, p. 15.

[62JO, 2 août 1981, arrêté du 23 juillet 1981, p. 6950.

[63Charlie Hebdo, No.2, 30 novembre 1970. D’après mes recherches, l’enregistrement de cette radiodiffusion du 24 novembre n’a pas été conservé.

[64] J. Gautier, « Faits divers. Au dos du faire part "national", il griffonne une lettre de cachet », dans Le Canard enchaîné, 25 novembre 1970, p. 4.

[65] Remarquons qu’outre l’Hebdo Hara-Kiri, cinq autres arrêtés sont en date du 4 novembre 1970 (portant interdictions pour quatorze publications et abrogation pour deux). Or si ces cinq arrêtés furent publiés dans le Journal Officiel du 11 novembre, celui de l’Hebdo Hara-Kiri, rappelons-le, le fut le 16. Cela suffit-il à prouver que l’Intérieur profita de l’occasion pour opportunément antidater cet arrêté afin de ne pas lui donner l’apparence d’une lettre de cachet ?