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mickey go home !
la désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1950)

Pascal Ory

[1981]

Le texte qui suit a été présenté en décembre 1981 dans le cadre du colloque organisé par la Fondation nationale des sciences politiques sur « La France en voie de modernisation 1944-1952 ». La noble institution n’était guère prête à entendre un exposé sur les petits Mickeys ; ce n’est donc pas dans les actes dudit colloque qu’il fut publié mais dans le numéro d’octobre 1984 de la revue de la Fondation Vingtième Siècle (p. 77 à 88). À la lecture, et après consultation pour contrôle, de la toute récente thèse de Thierry Crépin, il est apparu qu’il n’était pas indispensable de le corriger. On le reprend donc ici tel quel, en renvoyant les lecteurs intéressés à un second texte, qui lui fait en quelque sorte pendant : « Une enfance stalinienne ? Vaillant, année 1951 », in Natacha Dioujeva, François George (dir), Staline à Paris (Paris, Ramsay, 1982, p. 201-216). Compte tenu des conditions de sa publication cette analyse de contenu d’une année type de l’hebdomadaire tout à la fois communiste et « 100% français » dans sa phase aiguë de guerre froide est passée presque inaperçue, même des spécialistes.

Nous sommes en 1945 après Jésus-Christ. Toute l’Europe occidentale semble fascinée par le modèle américain... Toute ? Non ! Dans les pays francophones, en particulier la France et la Belgique, peuplés d’irréductibles députés, une école de bande dessinée ‒ l’un des arts majeurs de la « longue modernité » ‒ résiste encore et toujours à l’envahisseur. Les Tintin, Spirou et Alix vont donner du fil à retordre aux légions de « petits Miquets » venus d’outre-Atlantique. Et, alors que les dollars Marshall occupent la France, sur le front de la culture l’invasion sera repoussée.
Pour beaucoup d’esprits, les États-Unis sont le futur obligatoire de l’Occident et, par conséquent, du monde entier. Le discours n’est pas nouveau. On le trouve sous la plume de voyageurs français en Amérique dès les lendemains de l’Indépendance. Tocqueville lui donnera force de loi près d’un siècle avant sa première vérification sur grande échelle : les débarquements contemporains du général Pershing, de la Banque Morgan et de Charlie Chaplin. Depuis lors, l’américanisation de la culture française est allée bon train. Ce vocable ne s’applique pas à l’échange de représentations limité dans le temps, l’espace ou l’objet, et supposé égalitaire. Il s’entend ici comme hégémonie représentative des États-Unis sur la France, entraînant dans son cortège la crise des systèmes culturels autochtones, la floraison des traductions, imitations et pastiches du système dominant.
L’entre-deux guerres a vu l’instauration de ladite hégémonie sur plusieurs terrains stratégiques, ressortissant de la culture de masse. La France effondrée de 1945, soutenue à bout de bras par l’économie américaine, était prête à s’ouvrir plus large encore. Au mouvement de respectabilisation de secteurs jusque-là méprisés et déjà fort imprégnés comme le jazz ou le cinéma, s’ajouta l’entrée en force de nouveaux modèles dans la littérature populaire (roman policier « noir », vers 1946, science-fiction vers 1951) et l’investissement de quelques-unes des citadelles de la culture savante, encore incontestées en 1939 (arts plastiques et décoratifs à la fin des années cinquante, par exemple).
Il est tentant de voir dans ce phénomène une tendance irréversible, et de lui superposer la valeur suprême des temps modernes (au moins jusqu’à ces dernières années), la « modernité ». J’ai choisi d’étudier ici un cas doublement provocateur par rapport à cette proposition établie, celui d’un mode d’expression on ne peut plus « moderne » qui, au cœur même de la période de la plus forte pénétration américaine, a connu le premier et l’un des plus clairs mouvements de désaméricanisation, sans que rien, par la suite, ne l’ait remis en cause : la bande dessinée.

Promue aujourd’hui au rang d’art à part entière, la « BD », comme son support à peu près exclusif à l’époque, la presse « destinée à la jeunesse », ne peut passer inaperçue que des esprits dominés par une conception élitiste et classique de la culture. D’après les informations citées en 1947 et 1948 à la tribune des assemblées parlementaires, cette presse tire alors, chaque mois, à plus de vingt-deux millions d’exemplaires. Près de trois millions par semaine proviennent d’une vingtaine d’hebdomadaires qui constituent par leur audience et leur prestige l’armature centrale du système. Sur les marges prolifèrent près de deux cents autres titres, de périodicité plus espacée, pratiquant l’« histoire complète » en images, à raison de vingt-cinq mille exemplaires en moyenne chacun. Chiffres aujourd’hui invérifiables, mais que nous prendrons comme ordre de grandeur vraisemblable. En décembre 1950, la Commission de surveillance de ladite presse, dont il sera question plus loin, considérera qu’avec cent vingt-sept périodiques déposés régulièrement entre ses mains, elle couvre la quasi-totalité de la production, soit vingt-neuf hebdomadaires, vingt bimensuels et soixante-dix-huit mensuels ou irréguliers. L’essentiel est là : ce média de masse occupe une position clé dans la stratégie culturelle.

Le retournement

Le phénomène qui nous arrête ici est d’autant plus frappant qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale cette presse était l’un des secteurs culturels les plus amplement dominés par la production américaine, introduite en force depuis 1934 par le double biais du groupe Paul Winkler (Mickey, Robinson, Hop-là !), articulé sur la commercialisation des bandes du syndicate américain King Features, et du groupe italo-français Cino Del Duca (Hurrah !, L’Aventureux).

Face à ce qui a pu être qualifié d’« invasion » par les premiers historiens de la bande dessinée, les périodiques français n’eurent plus guère, dans leur majorité, qu’à disparaître ou à plagier. Seule survit encore en 1939 une production périphérique, préservée par la fidélité d’un public prédéterminé. La presse « aristocratique », de vieille extraction (La Semaine de Suzette, 1905), imite souvent la présentation de la presse adulte (Benjamin, 1929) ; elle maintient la bande dessinée dans un rôle accessoire. Plus populaire mais tout aussi sérieuse, la presse catholique éditée par la Bonne Presse (Bernadette, 1914 ; Bayard, 1936) et l’Union des œuvres (Cœurs vaillants, 1929 ; Âmes vaillantes, 1938) bénéficie d’un réseau de propagande, de diffusion et de légitimation assez étendu pour lui assurer des tirages honorables. Reste que le dynamisme conquérant est ailleurs, et que son impulsion part d’outre-Atlantique : alors que Bayard ne revendique, en 1939, que 103 000 exemplaires, le Journal de Mickey en aurait atteint plus de 400 000.

Tout autre est la situation une quinzaine d’années plus tard. Sans doute la presse à l’ancienne est-elle désormais en voie d’extinction, comme en témoigne la mort lente de Suzette, les difficultés des titres Montsouris (Pierrot, 1952-1958 ; Lisette, 1946-1965). Sans doute les deux groupes catholiques (enrichis, en 1945, de Fripounet et Marisette, pour les milieux ruraux) résistent-ils de plus en plus mal à la déconfessionnalisation générale. Mais c’est au cœur même du dispositif, occupé par les hebdomadaires à grand tirage et à forte influence graphique, que s’est opéré le bouleversement des rapports de force.
Le plus nouveau ne tient sans doute pas dans l’affirmation d’une presse communiste pour la jeunesse, même si elle est désormais singulièrement plus présente sur le terrain que ses ancêtres des deux avant-guerres (Jean-Pierre, Les Petits Bonshommes, Mon Camarade). Son principal fleuron, Vaillant, « hebdomadaire 100% français », comme le veut sa publicité, a été l’école d’un Raymond Poïvet ou d’un Paul Gillon. Mais sa diffusion (sans doute moins de 100 000 exemplaires, puisque le journal parle, en 1951, de ses « 200 000 lecteurs ») reste confinée, à cette époque, à un réseau clairement assimilé par les contemporains à la zone d’influence communiste.
L’important est ailleurs : dans le fait que si un couple éditorial domine toujours le secteur, hégémonie esthétique et succès commercial mêlés, ce n’est plus du tout le même. Du brillant empire Winkler ne subsiste plus qu’un seul titre, limité à la classe d’âge, peu référentielle, de la pré-adolescence : le Journal de Mickey nouvelle série (1952). Les deux publications Del Duca (L’Intrépide nouvelle série, 1949 ; Hurrah ! nouvelle série, 1951) sont sur le déclin et n’ont plus que quelques années à vivre. Deux David belges ont renversé la tendance en faveur de la création francophone : Tintin édition française et Spirou (ventes sur la France à cette époque : environ 500 000 exemplaires). Le succès est prolongé sur le terrain prestigieux des albums par ceux d’Hergé (Les Aventures de Tintin), Franquin (Les Aentures de Spirou et Fantasio), Morris (Lucky Luke), Edgar P. Jacobs (Blake et Mortimer), etc. Il se parachève par l’effacement des vieux groupes français populaires comme Offenstadt (une nouvelle série de L’Épatant, en 1951, ne dépasse pas les six mois) et l’échec de la tentative très personnelle du principal journaliste-dessinateur issu de la Résistance, Marijac, pour en rénover les recettes (Coq hardi, puis Pierrot).
Ce retournement est d’autant plus étonnant qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale toutes les conditions politiques, économiques et culturelles étaient remplies pour que la domination américaine s’exerçât de plus belle. La considération des coûts respectifs à elle seule pourrait suffire. Comme le rappellera le socialiste Maurice Deixonne lors du débat sur la question, les frais d’édition d’une page de bande dessinée d’origine française sont, en 1948, de 40 000 francs, quand il n’en coûte que 5 à 10 000 francs à un importateur de flans étrangers, qu’elle est même gratuite si l’éditeur-relais opère sur plusieurs pays, ce que font Winkler et Del Duca, ce dernier imprimant même à Paris, en 1951, une édition anglaise de son journal Tarzan. En vertu de quoi, des titres comme Coq hardi, Tarzan et Donald sont qualifiés respectivement par les communistes de « 12% », « 80% » et « 100% » américains. Inattentifs au changement intervenu à la fin des années quarante, et continuant à vivre sur les schémas de la génération précédente (la leur, souvent), les premiers observateurs adultes, peu nombreux et avec des intentions fort critiques, qui s’intéressent à la bande dessinée, ne parleront guère, pendant les quinze années qui suivent, que de « Comics » [1].

L’interprétation du phénomène suppose la considération de deux facteurs qui, pris séparément, auraient sans doute été insuffisants à rendre compte de son ampleur. Le premier est d’ordre institutionnel. Il tient pour l’essentiel dans l’article 2 de la « loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse » (en fait « à l’enfance et à l’adolescence »), bien connue des lecteurs du fait de sa mention obligatoire, jusqu’aujourd’hui, sur chacune des dites publications. Il y est stipulé que cette presse ne devra comporter « aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ». Le second est plus difficile à saisir dans la mesure où il ressort de l’esthétique et de l’éthique tout à la fois. On veut parler du supposé rayonnement de l’« école belge » de bandes dessinées, présentée aujourd’hui par les historiens du genre comme le style dominant des années cinquante et soixante.

La loi

La loi du 16 juillet 1949 est, à elle seule, un bel exemple de l’entrée en guerre froide des sociétés occidentales. Conçue dans une atmosphère d’unanimité moralisatrice représentative du consensus d’après-guerre, elle a été, pour finir, votée dans la contradiction et a fait l’objet, plusieurs années durant, d’escarmouches diverses, implicitement liées à la conjoncture politique générale. Mais si, de lyrique qu’il était d’abord, le ton du débat tourne à l’aigre sur le tard, à aucun moment des voix ne s’élèvent pour remettre en cause le postulat sur lequel s’édifiera son dispositif répressif ‒ puisque aussi bien il s’agit d’atteindre à la liberté d’expression. La délinquance juvénile (celle des « J3 ») s’est accrue considérablement depuis la guerre ; à côté de raisons matérielles évidentes, « tout le monde s’accorde [2] » à reconnaître « l’influence pernicieuse et considérable » des cinéma et littérature de violence et d’immoralité sur « l’âme et la conscience de notre jeunesse » (le possessif s’impose plus que jamais). Le projet de loi 3838 [3] déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale le 17 mars 1948 par le gouvernement Schuman, est ainsi l’aboutissement d’une réflexion engagée dès 1945 par une commission interministérielle appelée à se pencher sur la question de la presse enfantine.
Le feu sacré avait été entretenu depuis lors par les associations morales et familiales, relayées par les journaux (parmi les plus récents : Le Populaire du 16 décembre 1947 et l’enquête de Combat en janvier 1948, « Combien d’enfants tuez-vous chaque jour ? »). Les ministères de l’Éducation nationale et de la Justice étaient en train de mettre au point un texte en ce sens quand, à la fin de l’année 1947, le président de la République lui-même saisit le Conseil supérieur de la magistrature du problème de la délinquance juvénile. À l’occasion d’une question orale du conseiller de la République Georges Pernot (PRL), catholique déclaré et l’un des initiateurs, en 1939, du Code de la famille, le garde des Sceaux, André Marie, annoncera, le 26 février 1948, la création d’une nouvelle commission qui, cette fois-ci, sera la bonne [4].

Le projet sorti en quelques semaines de ses travaux s’inspire aussi d’une source parlementaire. La proposition de loi 1374, déposée par le groupe communiste, le 20 mai 1947 [5], appartenait encore au contexte du tripartisme. Sa perspective, toute de reconstruction morale, appelait à la répression de la presse enfantine exaltant « le banditisme, la paresse, le vol », diffusant des « récits ou images malsains », à une époque où la jeunesse de la France devait être élevée sous la double égide de la « moralité » et du « patriotisme ». Mais le texte, contemporain d’une tentative de retour en force des illustrés américanisés, comportait aussi un volet protectionniste, fondé sur un sévère contrôle des importations de journaux étrangers destinés à la jeunesse, au nom de la défense du « caractère national » de ladite presse.
C’est le sens de la proposition corollaire 1375, et de son exposé de motifs :

Si le souci éducatif guide la plupart des éditeurs français dont les publications s’adressent à l’enfance et à l’adolescence, tel n’est pas le but des éditeurs étrangers qui ne voient dans la clientèle enfantine qu’un moyen d’accroître leurs bénéfices commerciaux et livrent à la curiosité de nos (toujours !) enfants les planches dessinées destinées chez eux aux adultes et ne font aucune place à notre riche patrimoine littéraire et historique.

Les mesures antidumping proposées sont radicales : limitation des flans étrangers à 25% de la surface totale par numéro des planches dessinées ; taxation des flans (30 000 francs pour un format 28/40) ; fixation d’un prix minimum de vente par page ; création d’un label réservé aux publications « 100% françaises ».
On a ici l’expression du programme communiste complet sur le chapitre. Un an plus tard, il n’est plus question, dans le projet soumis au vote de l’Assemblée nationale, que de la limitation à 25%. Cet article 12 du projet 3838, rapporté le 18 août 1948 par le MRP Paul Gosset au nom de la commission de la presse [6], est la seule stipulation d’esprit protectionniste d’un texte qui, en revanche, étend son champ, au-delà de la seule presse, à l’ensemble des publications destinées à la jeunesse. Encore sur cette question du quota la commission n’a-t-elle pas suivi le gouvernement (Schuman, puis Marie) qui souhaitait laisser au texte un caractère exclusivement moralisateur. Le garde des Sceaux du ministère Marie, le MRP Robert Lecourt, est très clair à ce sujet, lors de la discussion en séance publique.

Le débat

Dès lors, le débat peut être lu à deux niveaux. Le premier, marginal par rapport à notre propos, est sans doute le plus riche en harmoniques culturelles. Il tient dans cette série de gloses philosophiques dont les deux Chambres sont la tribune, à chacune des étapes, du processus législatif : à l’Assemblée, les séances des 21, 27 janvier et 2 juillet 1949 [7] ; au Conseil, celles des 26 février 1948 et 4 mars 1949 [8]. L’historien du mental collectif trouve là comme une exposition colorée des morales établies, à l’orée des années de la Longue Modernité. Deux grandes préoccupations dominent le débat, toutes deux ayant pour conséquence d’aggraver encore la censure proposée. La première détaille à l’infini les « sept péchés capitaux », selon une formule plusieurs fois reprise, que l’article 2 doit énumérer. Et c’est une pesée subtile des vocables tels que « paresse », « débauche », « immoralité », « haine », « lâcheté »... Le rapporteur Gosset proposera même en commission que soit englobé dans l’opprobre « tout ce qui est de nature à exalter l’insoumission aux disciplines familiales, scolaires ou nationales [9] ». Il ne sera pas suivi dans cette extension, tournée contre l’extrême-gauche. La seconde tente de généraliser l’inquisition à la presse pour adultes (procès explicite est fait à Détective et à Confidences), à la littérature à scandale (allusion implicite d’André Marie au procès de Boris Vian pour J’irai cracher sur vos tombes, au cours de la séance du 21 janvier, accompagnée du souhait, fort peu juridique, d’un châtiment exemplaire du supposé pornographe), au cinéma enfin, présenté une fois de plus par le Conseil supérieur de la magistrature comme une « école du meurtre ». Au Conseil de la République, l’orateur du petit Centre républicain d’action rurale et sociale s’enorgueillit de représenter un groupe de « quinze pères de soixante et un enfants (applaudissements) », après qu’un Emmanuel La Gravière eut dénoncé l’ambiguïté des Anges du péché, de Robert Bresson. À l’Assemblée, Jacques Bardoux (indépendant et paysan), retrouvant sans solution de continuité le ton de l’avant-guerre et de Vichy, dénonce le laxisme des pouvoirs publics à l’égard de films comme Boule de suif, Pépé le moko, Les Bas-fonds et Quai des brumes ‒ ces trois derniers remontant, comme on sait, aux années 1930. Plus fraîche dans les mémoires, la version cinématographique du Diable au corps semble provoquer, en 1948, les mêmes protestations que son original littéraire vingt-cinq ans plus tôt. Autant d’aperçus aigus sur l’état des « mœurs », moins de cinq années après le désistement de l’ordre moral vichyste.

Qu’au-delà de ce consensus la rupture soit, en termes politiques, à l’ordre du jour, c’est ce que ce débat à répétition montre à l’envi, avec la progressive révélation de l’enjeu international contenu dans l’article 12. La disposition litigieuse va tomber en séance, après un baroud d’honneur du Parti communiste. D’un côté, on entend ses représentants s’inquiéter de voir, en cas de rejet de l’article 12, « l’esprit de Descartes, de Pascal et de Courteline supplanté par l’esprit de Tarzan », « le talent des Daumier, des Rabier et autres talents français s’effacer devant les indigences des comics américains [10] », puisque, aussi bien, « toutes les publications malsaines pour notre jeunesse viennent d’Amérique et exclusivement d’Amérique [11] ». De l’autre, on voit Paul Winkler, désormais nommément mis en cause, distribuer aux parlementaires, au lendemain de la séance du 21 janvier 1949, un mémoire justificatif destiné à obtenir le rejet du quota.
Il recevra dans son combat le soutien du garde des Sceaux (Marie, derechef, après l’intermède de juillet-août 1948) et du Conseil de la République, qui rejette l’article 12 à une confortable majorité. En décembre 1948, Henri Queuille, en tant que ministre des Finances de son gouvernement, est venu à son secours en ajoutant, par le biais d’une procédure assez rare, un article 2 ter au projet initial, soumettant l’importation des publications étrangères destinées à la jeunesse à un contrôle du contenu a priori, plus sévère donc que la répression a posteriori prévue pour les publications françaises. La morale est sauve, mais la liberté commerciale aussi [12]. Arguments explicites des anticommunistes : le contingentement s’oppose aux principes, récemment proclamés, de l’UNESCO sur la libre circulation des moyens de culture (réponse significative des communistes : « Qui peut soutenir que la culture est intéressée dans l’affaire ? ») ; il nous expose à des moyens de rétorsion.

Très vite, cependant, les protagonistes se démasquent et le PCF découvre le danger d’une interprétation « droitière » des exclusions proposées par lui en mai 1947. Par un enchaînement prévisible, Vaillant et la littérature communiste à destination de la jeunesse se trouvent à leur tour mis sur la sellette, pendant que les orateurs du Parti, pris à front retourné et désormais conscients de se trouver en minorité, vitupèrent contre l’alliance objective du gouvernement et des trusts américains, le groupe de l’« hitlérophile » Hearst en tête [13]. Intervention de Paulette Charbonnel à l’Assemblée le 2 juillet 1949, au cours de la discussion finale : « Le gouvernement espère que les digests aideront à faire accepter sa politique par les masses laborieuses, alors qu’il considère, et il a raison, que L’Histoire du Parti communiste (bolchevik) de l’URSS (publication qui venait d’être arrêtée à la frontière) est une arme dans la lutte que mène notre classe ouvrière pour le pain, la liberté et la paix [14]. »
L’argumentation protectionniste a cependant convaincu les élus SFIO, qui seront à l’origine de la proposition Deixonne du 4 juillet [15], « tendant à protéger les auteurs et dessinateurs français contre certaines formes de dumping dans les périodiques destinés à la jeunesse ». La résolution ultime du problème est renvoyée à un règlement d’administration publique, mais dans le cadre explicite d’un minimum de 75% accordé aux textes et dessins français. Votée sans débat par l’Assemblée le 22 décembre 1950, elle recevra derechef un avis défavorable du Conseil de la République (le rapporteur de sa commission de la presse, de la radio et du cinéma parlera à ce propos de « gag »). Le sensible glissement à droite de la deuxième législature se traduira, sur ce chapitre secondaire, par une conséquence des plus claires : la proposition Deixonne ne viendra jamais en discussion, encore moins les textes itératifs présentés en ce domaine par le PCF, de 1949 à 1952.

La discussion

Le texte voté le 3 juillet 1949 par 422 voix contre 181 (communistes et apparentés et promulgué le 16 juillet) aura cependant, en moins de quatre ans, les effets dissuasifs recherchés par l’extrême-gauche.
Non que les directeurs de publication, éditeurs, artistes ou imprimeurs aient été nombreux à se retrouver devant les tribunaux pour infraction à la loi. L’essentiel du travail s’est déroulé au stade de la commission de surveillance et de contrôle. Celle-ci, installée auprès de la Direction de l’éducation surveillée [16], ouvrit ses travaux le 2 mars 1950. Dès le début, ses membres [17] s’entendront pour interpréter le texte dans un sens de paternelle réprimande. Le premier rapport de la commission est principalement occupé par une analyse serrée de la production contemporaine. Il s’attarde à énumérer vingt-trois catégories, très détaillées, d’« abus » affichés ou tendanciels, suivies de rien moins que trente-quatre « recommandations élémentaires » aux auteurs et éditeurs (huit, par exemple, concernent les qualités du « héros » idéal). Les seules interdictions complètes définitives ne peuvent concerner que les publications destinées aux adultes, désormais susceptibles d’être explicitement interdites aux mineurs, en vertu de l’article 14 (« caractère licencieux ou pornographique », « place faite au crime »). Les publications classées « destinées à l’enfance et à l’adolescence » ne peuvent faire l’objet, dans un premier temps, que de simples « avertissements » ou « avertissements avec mise en demeure » de retirer du commerce la livraison mise en cause.

Le bilan officiel de la commission, tel que le dresse son premier rapport, exceptionnellement publié dans l’annexe administrative du Journal officiel [18], récapitule, pour cent vingt-sept publications examinées entre le 24 avril et le 21 décembre 1950, seize « avertissements » et trente-cinq « avertissements avec mise en demeure ». L’effet économique, qui nous importe ici, est immédiat : sur les vingt-neuf publications qui disparaissent entre la fin de mai et octobre, dix-sept avaient fait l’objet d’un avertissement, plus quatre en suspens. Les papiers de la commission n’étant pas communicables, il ne nous est pas possible de connaître les titres touchés. Que plusieurs d’entre eux aient appartenu à des publications américanisées peut être déduit de l’examen de l’Annuaire de la presse et du BDM (Béra-Denni-Mellot), argus fort détaillé de la bande dessinée.

Dès décembre 1948, la direction du groupe Del Duca amorce un repli. L’Astucieux (1947), totalement tributaire des États-Unis et des pastiches italiens, se transforme en L’Intrépide nouvelle série, dont le titre est un clin d’œil vers une « bien française » publication Offenstadt d’avant-guerre, puis, un an plus tard, au lendemain du vote de la loi, en L’Intrépide 2e nouvelle série. Chaque étape est l’occasion d’un sensible allègement de la présence étrangère. Des dessinateurs français traditionnels comme Étienne Le Rallic ou René Giffey, après y avoir mis en scène Buffalo Bill dans des épisodes n’entretenant avec la geste originelle que des rapports de plus en plus ténus, s’adonneront à la narration de héros typiquement nationaux, et même précisément désignés comme tels : Cadet Rousselle ou, dans la foulée du film, Fanfan la Tulipe. Le général de Lattre de Tassigny entre dans un panthéon d’où sortent Tarzan, Batman et Superman. L’autre principal titre maison, Tarzan (1946), plus « agressif », en butte à la guérilla de la commission, disparaîtra à la rentrée de 1953. Hurrah ! nouvelle série, né deux ans plus tôt, ne réussira pas à fixer ce public sur de pâles ersatz italiens. Huit ans plus tard, il fusionnera avec L’Intrépide. Puis Del Duca sacrifiera sa presse enfantine.
Chez Winkler (Édimonde), le résultat est plus net encore. Le sommaire de Donald (1947) chatoyait à l’instar des grands illustrés de l’avant-guerre : Guy l’Éclair, Jim la Jungle, Luc Bradefer, Mandrake, Donald... Qu’on se garde cependant d’idéaliser le niveau esthétique de toute cette production : dans Donald, les signatures illustres de Milton Caniff (Barry et le lotus d’or) ou Harold Knerr (Pim, Pam, Poum) tendaient à s’effacer petit à petit derrière les seconds rôles (Frank Godwin et son Bob Rilet, C.D. Russel et son Père Lacloche), les doublures ou, le plus souvent, l’anonymat du « Copyright Opera Mundi ». On notera d’ailleurs que les « récits complets » les plus directement victimes de la censure, en raison de la violence des scènes représentées (la série Fantax, éditée par Pierre Mouchot, par exemple), n’étaient souvent que des démarquages français du style américain. Le jour anniversaire de ses six ans, Donald se saborde. Le Journal de Mickey ne recueille que les plus anodines productions d’outre-Atlantique, qui se trouvent être par la même occasion, en termes graphiques, parmi les plus médiocres (studio Walt Disney, Little Annie).
La bataille pour l’occupation du terrain adolescent est perdue.

Avec le temps, la commission de la place Vendôme semble avoir assoupli sa position, ne recourant bientôt presque plus à la mise en demeure (en 1958 : cent trente-sept avertissements, aucune mise en demeure). Mais peut-être avait-elle, en cette fin des années cinquante, beaucoup moins de raisons d’intervenir qu’à leur début. Le flot de bandes dessinées américaines était effectivement plus que contenu, presque tari, canalisé qu’il était vers de rares journaux pour adultes comme L’Aurore et une banlieue de mensuels ou bimensuels de seconde zone, souvent édités en province (Draguignan, Lyon, Tourcoing) : la situation de 1939 inversée. Une littérature enfantine selon son cœur tient le haut du pavé ; elle se situe à tous points de vue aux antipodes du style américain.

Une contre-proposition

La percée sociale en terrain français des deux grands hebdomadaires belges pour la jeunesse a commencé au début de 1946 avec l’entrée systématique en France du Journal de Spirou, qui n’aura jamais à proprement parler, sauf de 1946 à 1948, d’édition française et qui, dès octobre 1944, avait pu reprendre à Marcinelle (banlieue de Charleroi) une parution commencée en 1938 et interrompue pendant treize mois seulement. En juin 1946, un nouveau dessinateur signe pour la première fois les aventures du héros éponyme : André Franquin.

La présence belge s’affirme en ces années de transition par la diffusion, désormais massive au-delà des frontières originelles, des premiers albums en couleurs des Aventures de Tintin, jusque-là confinés dans le noir et blanc : 1942, L’Étoile mystérieuse ; 1943, L’Oreille cassée, L’Île noire, Le Crabe aux pinces d’or, Le Secret de la Licorne ; 1944, Le Trésor de Rackham le rouge ; 1946, Tintin en Amérique, Tintin au Congo, Le Lotus bleu ; 1947, Le Sceptre d’Ottokar ; 1948, Les Sept Boules de cristal ; 1949, Le Temple du soleil ; 1950, Au pays de l’or noir.
Le jeune Raymond Leblanc et ses Éditions du Lombard s’en font les promoteurs. Le Journal de Tintin, né en septembre 1946 à Tournai, connaît très vite un large succès. Un autre représentant des jeunes générations éditoriales, Georges Dargaud, décide dès mars 1948 de tenter l’aventure d’une édition française. Les préparatifs législatifs ne peuvent troubler une équipe qui sait n’avoir a priori rien à proposer qui tombe sous le coup du fameux article 2. Aucun risque de confondre Tintin avec Tarzan. Si un problème de concurrence se pose dans les premiers mois, c’est avec Cœurs vaillants. Annonçant la couleur, le premier numéro de l’édition française (28 octobre 1948) titre sur « Le colonel Leclerc pendant la bataille de Fezzan » et propose d’emblée à ses lecteurs « de 7 à 77 ans » trois des quatre ou cinq séries dominantes de la décennie à venir : Tintin (Hergé), Alix (Jacques Martin) et Blake et Mortimer (Jacobs). Dans Spirou, les rares bandes américaines de la Libération disparaissent entre 1947 et 1953. Dès le début, signatures françaises et belges se côtoient : une école est bien en train de naître.
Son succès culturel s’éclaire, me semble-t-il, de ce rapprochement avec Cœurs vaillants. Hypothèse : si le complexe esthétique, idéologique « belge » l’a emporté si nettement, c’est que, loin d’entrer dans la lutte des imageries avec les handicaps formels de la production française de 1934 face aux dynamiques standards américains (textes simplifiés, usage exclusif du phylactère, réalisme aventurier...), il disposait sur eux d’une nette supériorité. Je veux parler de l’ampleur et de la cohérence du discours catholique en direction de la jeunesse, aguerri depuis plusieurs décennies par la pratique des patronages et autres mouvements. Ainsi s’éclairerait l’origine belge. Dans toute la francophonie, nulle part plus qu’en Belgique, si ce n’est au Québec, trop marginal à l’époque, l’associativité catholique n’a pénétré aussi profondément dans le tissu social. Et cette centrale culturelle catholique, laïcisée et « modernisée », est encore capable, vers le milieu du siècle, de proposer un système de valeurs nettement identifiable à un public qu’elle ne cherchera plus, en revanche, à saisir comme explicitement confessionnel, au contraire des publications des rues Bayard ou de Fleurus. Ce n’est évidemment pas un hasard si les maisons d’édition chargées de diffuser respectivement Spirou et les albums de Tintin, à savoir Dupuis et Casterman, sont traditionnellement liées aux autorités ecclésiastiques belges, si l’œuvre d’un Hergé, ancien scout catholique, est apparue, en 1929, dans un journal « catholique et national de doctrine et d’information », Le XXe siècle, dirigé par le prêtre conservateur, Norbert Wallez, si enfin elle est d’abord passée en France par l’intermédiaire de Cœurs vaillants.
Une analyse, même succincte, du contenu des deux hebdomadaires irait dans le même sens. L’allusion au catholicisme reste nécessairement discrète, même si la série à succès de Spirou dans l’immédiat après-guerre (1946-1948) est Don Bosco, ami des jeunes, de Jijé. Mais l’armature idéologique est bien en place : spiritualisme, moralisme, conservatisme en sont les trois valeurs essentielles, celles que l’on retrouve sans difficulté dans l’autre grand périodique de la maison Dupuis à l’époque : Bonnes soirées. Le héros « belge » défend la veuve et l’orphelin au sein d’un univers de bon ton, à prédominance rurale, nourri de références historiques. Il est, bien entendu, toujours masculin, conformément à la répartition globale de la diffusion (rapport de la commission, à la date du 31 décembre 1950 : quatre-vingt-treize pour garçons, dix-neuf pour filles, quinze périodiques mixtes), et pour éviter tout glissement fâcheux.

Portrait-robot de tout héros de la bande dessinée d’expression française à cette époque, dira-t-on ? Nullement. L’univers moral d’une production plus strictement ludique comme celle d’un Le Rallic ou d’un Marijac s’accorderait assez mal avec le didactisme des Belles histoires de l’oncle Paul où, à partir de janvier 1951, Spirou, enfonçant le clou, propose à ses lecteurs une série de héros « réels », avec les rubriques de petits adultes que Tintin ouvrira en 1954, dans la ligne du Benjamin d’avant-guerre. Quant au progressisme discret mais persistant du héros Vaillant, il ne saurait se concilier avec la claire nostalgie d’un monde aristocratique, dont le château de Moulinsart ou le comte de Champignac sont, au même titre que le châtelain de Grosbois (premier épisode de la très conformiste Patrouille des Castors, 1954), les représentations avantageuses. Culture scoute, en effet : sur ce point, le rapprochement est évident avec la politique contemporaine de cette autre centrale catholique-juvénile, la collection « Signe de piste » des Éditions Alsatia.

Une modernité

La production belge se confond-elle du moins avec celle des journaux confessionnels français et des deux bastions de la presse bon ton, Gautier-Languereau et Montsouris ? Il n’en est rien. D’abord, par la place accordée à la bande dessinée dans l’ensemble de la surface totale du périodique : chez les uns, cette forme d’expression privilégiée du nouvel univers mental des 7-15 ans reste secondaire, quand elle n’est pas inexistante ; chez les deux Belges, au contraire, elle structure chaque numéro (Spirou, 1947 : 55% ; 1952 : 70%) et mobilise l’image de marque, à commencer par les deux titres. Ensuite, par la place accordée dans les intrigues aux échos du monde contemporain. Bécassine pas plus que les Pieds Nickelés ni même Guy l’Éclair n’oubliaient l’actualité ; mais ils s’en servaient comme d’un accessoire dans une perspective globale qui reste « évasive » ‒ pour jouer sur les mots. Chez Buck Danny ou Tintin, l’engagement ‒ pourquoi ce terme serait-il réservé au discours intellectuel ? ‒ détermine sur le fond tout ou partie du comportement des héros. Conformisme politique et moral, sans doute, mais ouverture aux innovations formelles et souci de relever les défis du présent : en quelque sorte, la synthèse modérée qui faisait, sur d’autres terrains, le succès des mouvements catholiques et des partis démocrates-chrétiens.
Un tel complexe éthique pouvait se retrouver dans certaines séries américaines. Mais pas dans la plupart : contrairement au cinéma, le genre ne s’adresse pas exactement au même public de part et d’autre de l’Atlantique. Aux États-Unis, tous les âges, ou les seuls adultes ; en Europe, les jeunes exclusivement. Toute question de censure mise à part, les bandes de l’école belge, conçues ici dans l’optique de ce seul public, touchaient leur « cible » avec une précision bien plus grande.
Mais le choix d’un public jeune ne signifierait pas, ipso facto, l’adoption d’un ton puéril. La conviction morale sous-jacente à ces équipes les contraignait d’ailleurs à une certaine « tenue ». À l’inverse, et si l’on veut entrer à tout prix dans ce type de raisonnement, nul doute que les ressorts de maintes intrigues de l’école américaine ne fussent d’un « infantilisme » au moins égal à celui des bandes destinées, en Europe, directement à la jeunesse.
Et c’est ici qu’il faut faire intervenir un dernier élément d’analyse, plus difficile à cerner quoiqu’incontestable, celui de l’esthétique des bandes propagées. Elle est suffisamment spécifique pour qu’aujourd’hui une partie des jeunes dessinateurs français, belges et néerlandais, nés dans les années 1945-1960, s’en réclament explicitement : l’esthétique belge existe bel et bien, puisqu’on la pastiche. Une formule a été avancée à ce propos, qui nous aiguille sur la voie, celle de « la ligne claire ». La synthèse formelle belge tient dans ce réalisme simplifié, à égale distance de la déformation burlesque, issue des traditions de la caricature, style français à peu près unique jusque dans les années trente, et du naturalisme violent de la révolution graphique américaine. Se trouvent ainsi a priori exclus fantastique et science-fiction mais aussi, dans la veine comique, parodie et dérision. La ligne claire met à plat un univers de passions contenues et d’affrontements réglés. Preuves a contrario de la cohérence de ce système graphique / philosophique, des œuvres de lisière comme les Blake et Mortimer (vers la science-fiction) ou les Buck Danny (vers le réalisme documentaire) montrent aisément tout ce qui les distingue des séries les plus proches élaborées chez Vaillant ou publiées par Donald.

Que, dans les rapports de forces respectifs de l’économique et du culturel, ce dernier ait pesé du poids le plus lourd semble confirmé par l’évolution esthétique ultérieure. Vers 1955 encore, l’influence américaine persiste dans une propension au démarquage, plus ou moins discret, des grands genres narratifs et caractérologiques imposés aux consommateurs et aux producteurs européens dans les années trente. Il est facile de reconnaître Flash Gordon derrière Les Pionniers de l’espérance (Vaillant, 1945) ou Terry et les pirates derrière Buck Danny (Spirou, 1947). Cependant, comme toujours en histoire, ce qui compte n’est pas l’instantané mais la tendance : sur la moyenne durée 1950-1970, ces esthétiques sont en déclin continu. Sans doute plusieurs dizaines de « récits complets » périodiques, alimentés principalement par un matériel d’apparence américaine, quoique, la plupart du temps, de réalité franco-italienne, survivent-ils, mais la marginalisation honteuse de cette production, oubliée des histoires de la bande dessinée et sans influence sur l’évolution esthétique ultérieure, confirme le glissement d’hégémonie. À l’heure de la deuxième révolution interne à la bande dessinée française, cristallisée vers 1968 par une violente libération des codes formels et moraux, la dépendance à l’égard des États-Unis peut être considérée comme nulle. Le rôle important joué par la première formule de Mad ou l’œuvre du Californien underground Robert Crumb sur l’histoire de cette nouvelle période ne ressortit plus de l’hégémonie, mais de l’inter-relation. On peut parler ici d’une preuve par Lucky Luke, pastiche anodin à ses origines (1947), peu à peu investi de caractères parodiques et satiriques tout à fait étrangers à ses premiers modèles. Aujourd’hui la bande dessinée est un des rares arts d’expression francophone qui soit, en termes commerciaux aussi bien qu’esthétiques, nettement exportateurs. Ce n’est certes plus, et depuis longtemps, au protectionnisme, désormais plein de trous, de la loi de 1949 qu’elle le doit.

Du schéma théorique qui pourrait être déduit de ce qui précède se détacheraient quatre conclusions : il existe en histoire culturelle des phénomènes d’hégémonie qui justifient une étude en termes d’acculturation, trop longtemps réservés à l’approche des civilisations « primitives » ; ils n’ont aucun caractère d’irréversibilité, sauf à supposer que la bande dessinée est l’exception qui confirme la règle, supposition pour l’instant improuvée ; la prise en compte simultanée de l’institutionnel, de l’économique et du culturel s’avère indispensable pour la compréhension desdits phénomènes ; le culturel peut primer l’économique ou du moins acquérir assez d’autonomie par rapport à lui pour contrecarrer, secondé par l’institutionnel, une suprématie économique internationale.
Accessoirement, on nous permettra de conclure, à partir de cet exemple, point si modeste qu’il en a l’air : le modèle américain n’est pas un futur obligatoire.

Pascal Ory

(Ce texte avait été repris dans « On tue à chaque page ! », éd. du Temps/musée de la Bande dessinée, 1999, p. 71-86.)

[1] Cf. Michel Béra, Michel Denni, Philippe Mellot, Trésors de la bande dessinée, 1983-1984, Paris, Éd. de l’Amateur, 1982, p. 488 : bibliographie des « articles de journaux ».

[2] Citations extraites, à titre d’exemple, de l’avis du rapporteur de la commission de la famille de l’Assemblée nationale, le MRP Henri Lacaze, Journal officiel, Documents parlementaires, Assemblée nationale, 1949, No.6096.

[3JO, Doc. parl. ; AN, 1948, p. 597-598.

[4JO, Débats parl., Conseil de la République, 1948, p. 474-489.

[5JO, Doc. parl., 1947, p. 983-984. Il y avait huit femmes parmi les dix initiateurs de la proposition.

[6JO, Doc. parl., AN, 1948, p. 1962-1964.

[7JO, Débats parl., AN, 1949, p. 4092-4104.

[8JO, Débats parl., Conseil de la République, 1948, p. 474-489 et 1949, p. 529-548.

[9] Précisons que l’article 2 sera étendu, le 29 novembre 1954, aux « préjugés ethniques ». Projet de loi 4296, du 7 octobre 1952.

[10] Intervention du conseiller de la République Jean Primet (PCF), JO, Débats parl., Conseil de la République, 1949, p. 548.

[11] Intervention du député André Pierrard (PCF), JO, Débats parl., AN, 1949, p. 92.

[12] Cf. Rapport supplémentaire de Gosset, No.5813, séance du 14 décembre 1948, JO, Doc. parI., AN, 1948, p. 4092-4104.

[13JO, Débats parl., AN, 1949, p. 91-92.

[14JO, Débats parl., AN, 1949, p. 4092-4104.

[15JO, Doc. parl., AN, 1949, No.7744.

[16] Une des manifestations de l’alourdissement répressif de la loi fut le vote de l’amendement détachant la commission de l’Éducation nationale pour la rattacher à la Justice.

[17] D’après la loi et le règlement d’administration publique publiés le 1er février 1950 (No.50-143), un conseiller d’État la préside ; ses membres, nommés pour deux ans, représentent six ministères, deux les enseignements public et privé, trois la magistrature, quatre l’Assemblée, quatre les mouvements de jeunesse, deux l’Union nationale des associations familiales, six la presse concernée. Cette composition fait l’objet de débats houleux autour de l’école privée et des associations familiales.

[18Feuille administrative 7, annexe du JO du 14 avril 1951, 101-108.