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les dessinateurs face au mystère rimbaud

Lucie Servin

[Août 2014]

Arthur Rimbaud naissait il y a 160 ans, le 20 octobre 1854 à Charleville Mézières. Cet anniversaire marque une nouvelle occasion de commémorer le poète maudit, l’adolescent prodige, le météore flamboyant, le prophète visionnaire, le vilain bonhomme, le génie de la nouvelle poésie moderne. En dix ans d’écriture, Rimbaud laissait une œuvre concise et révolutionnaire qui allait inspirer tous les grands courants poétiques. L’homme, quant à lui, s’effaçait dans le silence de ses aventures africaines.

Rimbaud n’a pas construit sa légende, on l’a construite pour lui, de son vivant lors de sa disparition, lorsque Verlaine s’évertua à faire publier ses poèmes et ensuite, quand sa destinée révélée par ses correspondances interpellera les surréalistes et toute l’intelligentsia littéraire. L’œuvre s’enrichit au fil des commentaires. L’historiographie se complète, discute des zones d’ombres, les rééditions de ses poèmes se multiplient et pourtant, mis à part Une saison en enfer, le seul livre publié par l’auteur lui-même, toutes les compilations ‒ comme les Illuminations ‒ sont plus ou moins arbitraires. Submergée par cette exégèse complexe, la bibliographie exponentielle et parfois redondante sacralise ce destin. Etiemble avait lancé la polémique en publiant Le Mythe de Rimbaud [1], une somme (enrichie à travers plusieurs éditions) qui, recensant la littérature rimbaldienne, dénonçait cet emballement. À certains égards, on pourrait presque parler de mythologie plutôt que de mythe, car en disséquant tous les indices, les biographes ont cherché à retracer l’ensemble des faits et gestes, à compiler les détails les plus insignifiants, à trouver un sens aux comportements les plus ambigus.
Rimbaud en sort sacralisé, scolarisé, affadi, caricaturé : cette imposture sclérose aussi bien les fantasmes des collectionneurs d’anecdotes que les chercheurs sérieux intimidés de toucher au monument. Un comble pour Rimbaud, le fugueur, « l’homme aux semelles de vent », le poète de la révolte, de la liberté, et de la radicalité. Du mythe au cliché, la bande dessinée s’est emparée à son tour du cas Rimbaud. En s’invitant parmi les intercesseurs traditionnels et académiques, elle pose un nouveau regard sur le poète et son œuvre.

L’adaptation littéraire de nouvelles, de romans, de contes ou de récits en tous genres est un phénomène courant dans la bande dessinée. Pour ce qui est de la poésie, les choses sont plus complexes. Les interprétations contenues dans les imbrications narratives et métaphoriques ne permettent pas une illustration univoque. La représentation visuelle limite forcément les évocations symboliques et sensuelles des images d’emblée multiples des mots d’un poème. « J’ai voulu dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens ! », aurait dit Rimbaud à sa sœur Isabelle. Malgré la désignation explicite, les termes de vert émeraude ou vert chou, par exemple, donne à la couleur une contenance symbolique directe, une texture irreprésentable dans une image aussi condensée. Toutes les tensions, les paradoxes, s’incarnent avec encore plus d’acuité dans la poésie et c’est pourquoi les recueils de poésie illustrés sont parfois si décevants. Pourtant, la bande dessinée, dans sa capacité à superposer le texte et l’image, à infiltrer un poème au milieu d’une histoire, a aussi cette possibilité d’éclairer les mots d’une symbolique particulière, en incarnant l’écriture sans chercher à l’illustrer.

Hugo Pratt admirait Rimbaud, et Corto Maltese s’habille à sa manière d’une facette du poète aventurier épris de liberté. Ce n’est pas par hasard si celui-ci déclame le poème Sensation dans Corto en Sibérie. Pratt dresse le portrait de Corto Maltese en hommage au poète. Il aurait d’ailleurs imaginé illustrer une biographie du poète, et il en découlera les superbes illustrations à l’aquarelle des Lettres d’Afrique [2], qui s’ajoutent à la correspondance du écrites par le poète transformé en commerçant aventurier et trafiquant d’armes en Abyssinie. La vie africaine de Rimbaud détermine la fascination de Pratt et prend ses racines terrestres autour de cet Empire d’Ethiopie qu’il connaît bien puisque son père Rolando Pratt, un militaire vénitien, s’installa en 1936 dans l’Abyssinie récemment conquise par l’Italie fasciste [3]. De l’âge de dix à quinze ans, Pratt découvre la région et la domination coloniale, ce qui crée le véritable point de rencontre avec ce poète français exilé à peine plus de 50 ans avant lui dans les mêmes contrées. Rimbaud l’ambigu, Rimbaud et son double africain, autant d’ambivalences qui font l’épaisseur psychologique des personnages de Pratt. Si Rimbaud habite Pratt, le dessinateur n’en a pourtant jamais fait un protagoniste.

On trouve des vers de Rimbaud dans de nombreux autres albums de bande dessinée. Ainsi, très récemment encore, dans une page de la série Pablo de Julie Birmant et Clément Oubrerie, car Picasso était un grand admirateur du poète. Ô dingos, ô châteaux !, roman de Manchette adapté par Jacques Tardi, doit son titre à Une saison en enfer. Le poème Ophélie ouvre également l’album de Guillaume Sorel, Hôtel particulier. Les vers déroulés sur plusieurs planches s’y superposent à une scène de suicide. Par la distance mise dans le découpage et les silences induits par la planche muette placée au milieu du poème, Sorel parvient à faire à nouveau vibrer ce chant archétypal. Car l’Ophélie de Rimbaud est un stéréotype illustrant ce « complexe d’Ophélie » poétisant, comme disait Bachelard [4], mais c’est aussi un poème majestueux. En insérant ainsi les vers dans une autre histoire, les auteurs rendent hommage au poète, mais s’ils intériorisent la poésie, ils n’abordent pas réellement l’homme ou son œuvre.
D’autres albums sont directement consacrés au poète même. Je parlerai ici de quatre titres récents : La Ligne de fuite, de Christophe Dabitch et Benjamin Flao (Futuropolis, 2007), Le Chapeau de Rimbaud, de Christian Straboni et Laurence Maurel (Akileos, 2010), La Chambre de Lautréamont, de Edith et Corcal (Futuropolis, 2012), et Rimbaud l’indésirable, de Xavier Coste (Casterman, 2014).

Rimbaud est donc devenu un héros de BD. Renseignés par les études rimbaldiennes et conscients du mythe, ces quatre albums interrogent l’icône, dessinant aussi les contours d’une nouvelle caricature produite par notre époque. Le poète est protagoniste, mis en scène, dans une intention qui, puisant dans une mine d’informations documentaires variées, participe à son tour à la mythification. Il y a toujours en filigrane les vers glanés au fil des pages qui résonnent en hommage à la poésie. Ces œuvres invitent à lire Rimbaud, à rire de son mythe, à accéder à ce que sa destinée a de particulier et d’universel. Elles ne se proposent pas comme de simples illustrations des poèmes ou des biographies imagées. Elles transportent en elles des interprétations révélatrices de la place de Rimbaud dans notre imaginaire.

1. La désacralisation du mythe, du documentaire au canular

Dans les quatre ouvrages cités, les auteurs se sont attachés à décrire la vie de Rimbaud en s’inspirant des biographies, des correspondances, des essais ou des témoignages. Ils héritent de toute une tradition sur le mystère de Rimbaud. « Lorsque Rimbaud fut parti, eut tourné un dos maçonné aux activités littéraires et à l’existence de ses aînés du Parnasse, cette évaporation soudaine à peine surprit. Elle ne posa d’énigme que plus tard, une fois connues sa mort et les divisions de son destin, pourtant d’un seul trait de scie. » Dans une préface, René Char expliquait à juste titre cette contradiction. La double vie de Rimbaud, son engagement puis son rejet total de la poésie intriguent et donnent au mythe tous les atouts romanesques d’un personnage entier, aventurier et infortuné.


Il est à la fois curieux et intéressant que l’œuvre la plus directement biographique, la plus précise sur les faits, soit aussi la seule qui ne s’accompagne pas d’un dossier documentaire ni même d’un appendice de citations des poèmes. Dans Rimbaud l’indésirable, Xavier Coste ne laisse aucun indice bibliographique qui aiguillerait le lecteur sur son parti pris, aucune indication sur les poèmes ou les lettres pourtant restitués dans l’album. Le résultat, admirable, prouve que l’auteur s’est indiscutablement documenté en ordonnançant les évènements. La rigueur chronologique est servie par un trait épuré, où la couleur en aplat harmonise les univers, les ambiances et les décors. Si Xavier Coste ne laisse derrière lui aucune clé documentaire, c’est aussi car il y aurait un piège à ne pas considérer ce qui manque dans sa biographie. Dans le titre tout d’abord, Rimbaud l’indésirable, le nouvel épithète répond précisément aux guirlandes de qualificatifs qu’on a déjà collés au poète, tour à tour maudit, voyant, voyou, fou, rebelle. D’autre part, les précisions des détails ou les mises en avant de certains faits réels n’ont rien d’exhaustives. Car dans la démonstration du dessinateur, la technique de l’ellipse permet l’omission de péripéties comme l’accentuation d’autres événements.

Le récit commence ainsi durant l’amputation de la jambe de Rimbaud, le 27 mai 1891 à l’hôpital de Marseille, juste avant sa mort. Dans la page suivante, la narration revient sous la forme d’un flash-back : « 1870. 21 ans plus tôt. Un train parti de Charleville-Mézières en direction de Paris ». En 1870, Rimbaud a 16 ans. Une première ellipse évacue donc l’enfance d’Arthur Rimbaud ; lui répond, aux deux tiers de l’album, une ellipse de plusieurs années entre l’enterrement de la sœur de Rimbaud, Vitalie, en décembre 1875, et le débarquement à Alexandrie en 1878. Cette rupture radicale, matérialisée par une page noire où des citations apposées préfigurent un nouvel incipit, coupe l’album en deux, transposant la traditionnelle rupture entre l’adolescence littéraire et la période africaine. La linéarité chronologique scandée par les indications temporelles découpe les épisodes et structure l’ensemble de ce biopic, mais dans ses omissions, ses raccourcis ou ses digressions, la subjectivité du dessinateur s’exprime.
Cette biographie de Rimbaud succède d’ailleurs, sous le crayon du même auteur, à celle d’Egon Schiele [5], un autre peintre maudit, tout aussi scandaleux et emporté à l’âge de 27 ans par la grippe espagnole. Les deux albums se ressemblent ; le trait de Coste s’affirme avec Rimbaud, mais les deux œuvres traduisent une continuité manifeste. Elle passe par la ressemblance physique des deux personnages et par les mécanismes communs entre les couples Rimbaud-Verlaine et Schiele-Klimt ‒ même s’il n’y a pas de relation homosexuelle entre les deux peintres autrichiens : le rapport entre le mentor et le disciple, le procès pour pornographie de Schiele et le renoncement bourgeois de Klimt rencontrent des points communs amplifiés par la passion entre Rimbaud et Verlaine. Xavier Coste s’est ainsi assurément informé, il reproduit dans son scénario aussi bien des poèmes que des correspondances qui montrent son souci de vérité et donnent corps aux personnages. Toutefois, en refusant de livrer les sources, il revendique de la sorte sa libre interprétation des faits et de la figure de Rimbaud, que ce soit au regard de ses réflexions sur la création et les créateurs ou de sa relation avec Verlaine.


Toutes les œuvres sur Rimbaud sont documentées. Mais elles établissent une distance en s’amusant, en réalité, de la mine d’informations dont elles disposent. Christophe Dabitch, le scénariste de La Ligne de fuite, affirme ainsi : « Je ne partage pas le mythe rimbaldien, je ne m’y identifie pas et je n’aime pas les pèlerinages. Quelque chose me dérange vraiment dans cette fascination pour la souffrance et la fin du poète, de même que dans le recyclage industriel de la figure du rebelle [6]. »
Dans cet album, l’angle astucieux et original du scénario prend le contrepied du mythe. D’abord parce que, si Rimbaud est bien un des personnages principaux de l’histoire, il y brille par son absence, se dévoilant à travers le voyage d’un jeune poète en disgrâce lancé à sa poursuite. Le récit commence à Paris en 1888, lors de la publication des œuvres du poète déjà installé en Afrique depuis plus de dix ans et désormais indifférent à la vie littéraire parisienne. Alors que le cercle des décadents d’Anatole Baju dispute à la revue La Vogue la publication de poèmes inédits de Rimbaud, la revue des Décadents se met à produire de faux Rimbaud. Dénoncée par Verlaine, la supercherie déclenche la polémique. Dabitch imagine l’auteur de ces faux Rimbaud : Adrien, un alter ego de Rimbaud humilié qui part à la recherche de son modèle. À rebours, entre onirisme et voyage, Adrien s’émancipe peu à peu dans cette recherche, dans cette fuite en avant rimbaldienne universelle. En plaisantant le sérieux du mythe, les auteurs recréent un conte poétique jubilatoire.
Cependant, à la fin de l’album, un dossier documentaire vient éclairer les détournements qu’ils ont fait subir à la réalité. Un récit intitulé « Petite remise en perspective » revient sur les faits réels, révélant par la distanciation l’humour et le sens de la fable. Le dossier est illustré par les dessins et aquarelles réalisés par Benjamin Flao lors de ses séjours en Egypte, au Yémen et en Erythrée en 2003 et 2004. Ils fournissent une nouvelle source documentaire, encore prolongée par une bibliographie modestement qualifiée de « partielle » mais qui donne déjà de sérieux aperçus sur les études rimbaldiennes.


Les auteurs de La Chambre de Lautréamont vont encore plus loin dans un pastiche fantaisiste et délirant. Ici, le dossier documentaire farfelu renforce le canular. Le récit se présente comme « le premier roman graphique, publié en 1874, enfin dans son édition intégrale », et prétend ainsi avoir inventé une nouvelle forme de planches dessinées, appelée « Figuration poético-narrative ». Sous couvert de la plaisanterie, les auteurs s’inspirent de la réalité. L’histoire se déroule à Paris en 1871 dans le milieu des poètes maudits. Auguste Bretagne appartient au cercle des poètes zutistes rassemblés autour de Rimbaud, Verlaine et des frères Cros, en lutte contre l’académisme de l’art bourgeois et des peintres pompiers. Un an après la mort de Isidore Ducasse, alias le Comte de Lautréamont, Auguste Bretagne occupe sa chambre. Cet écrivain écrit des romans feuilletons pour la Gazette de Paris et se fait chahuter par ses confrères qui le traitent de pisse-copie. Il se passionne en secret pour l’ancien locataire, le célèbre et ténébreux auteur des Chants de Maldoror. Un beau jour, au petit matin, après qu’il ait pris du peyotl avec Rimbaud, le piano se met à parler et derrière les murs apparaissent les vers d’un chant inédit. Le rapprochement entre Lautréamont et Rimbaud met en évidence la sensibilité moderne définie par les Surréalistes, André Breton en tête, et cet album est dédié à l’héritage surréaliste de Rimbaud ‒ entretenu par la confusion explicative du faux dossier documentaire. L’album est déroutant mais, tout en abordant le mythe rimbaldien par la dérision, il se réconcilie avec l’essence même de la poésie, le jeu et la fantaisie.


Tout aussi inspiré, Le Chapeau de Rimbaud se concentre sur la seule période africaine et plus spécifiquement sur la caravane d’armes dirigée par Rimbaud en 1888. Les auteurs indiquent avoir puisé les informations auprès de nombreux rimbaldiens (ils citent Alain Borer, Claude Jeancolas, Jean-Jacques Lefrère). Comme dans La Ligne de fuite, Stroboni et Maurel déplacent le regard vers un autre protagoniste fictif, en imaginant la rencontre entre les dénommés « Abdu Rimbo » et Jean-Roch Folelli dans le petit port de Tadjourah, où l’on sait que l’ancien poète travailla de 1885 à 1888. À la fin de l’album, quatre poèmes cités sont repris en intégralité (Les Assis, Oraison du soir, Adieu, L’Orgie parisienne) et donnent la hauteur de l’hommage rendu au poète. En noir et blanc, dans un trait qui trahit l’influence de Pratt, Le Chapeau de Rimbaud mêle onirisme hallucinatoire et détails sur la nature du commerce colonial abyssin de l’époque. La fable apporte un éclairage sur les transactions menées par Rimbaud, vues à travers les yeux d’un bagnard corse et communard en fuite.

2. L’énigme de Rimbaud : de l’éternel adolescent à « Abdu Rimbo »

Du sérieux à la caricature, chacune des œuvres remet en cause le mythe et propose un déplacement de regard, en interrogeant les clichés. Ce décalage pose en réalité la question du « mystère Rimbaud » et non plus de Rimbaud lui-même. « Qui est ce Rimbaud, hier poète, aujourd’hui trafiquant d’arme ? » L’énigme, directement posée dans une des cases du Chapeau de Rimbaud, parcourt les quatre albums.

Le portrait se fige d’abord dans la physionomie. Pour une personne réelle et aussi célèbre qu’Arthur Rimbaud les auteurs sont tributaires des photographies reconnues. Benjamin Flao explique : « J’ai d’abord été attiré par l’imagerie de la fin du XIXe et celle de l’Afrique de l’Est, mais j’étais quelque peu sceptique. Pas évident de parler du poète sans se prendre les pieds dans le mythe ! ». Dans cet album, le dessinateur au trait dynamique, moderne et emporté, mêle réalisme et récit onirique, en reprenant l’imagerie des poètes maudits. Il s’inspire, dans l’esprit, de la caricature d’Emile Cohl représentant Verlaine en crapaud, pour transformer Anatole Baju à son tour, qui « ne cloaque plus qu’en Rimbaud ».

Verlaine se meut en vieil oiseau entretenant des conversations philosophico-fantastiques avec Adrien, accompagné du Cygne, Maurice du Plessys, dont Baju disait qu’« il n’a rien écrit mais il a pensé. » On note l’ironie, car le cygne est le symbole du poète inspiré, une sorte de muse philosophe, quand on pense au célèbre poème de Mallarmé et à tant d’autres. Benjamin Flao s’en sort par la poésie de ses monstres comiques. En dessinant son Adrien, il se libère des carcans visuels imposés par la figure intouchable du poète.

La photographie de Rimbaud par Carjat a valeur d’icône aujourd’hui, elle a inéluctablement inspiré le Rimbaud de Xavier Coste et questionné les autres dessinateurs qui s’en détachent. Dans l’histoire dessinée par Straboni, l’intrigue se passe en Afrique et le dessinateur s’intéresse aux photos africaines de Rimbaud. Il jette en clin d’œil, dans ses croquis compilés à la fin de l’ouvrage, une petite adresse au lecteur : « Jeudi 15 avril, en plein bouclage de l’album, j’apprends qu’on a retrouvé une photo inédite d’Arthur Rimbaud à la terrasse de l’hôtel de l’Univers ! La première fois qu’on voit son visage adulte ! D’accord, mon Rimbaud à moi a un grand nez, mais c’est pas son portrait que j’ai voulu faire, c’est juste un reflet de Rimbaud. Et puis de toute façon, j’aime pas dessiner les petits nez. » L’anecdote est vraie, pour il existe une autre photo connue de Rimbaud prise la même année en 1880 à Aden et trois autres photographies prises par Rimbaud lui-même en 1883. Cette plaisanterie souligne juste la sacralisation qui entoure le portrait physique du poète. Avec humour, l’intrigue de l’album se noue autour du fameux chapeau de Rimbaud, car on lui aurait conseillé de changer la calotte qu’il porte sur la tête. Un détail visuel qui prend sa racine dans l’image véhiculée par un explorateur, Ugo Ferrandi [7], cité par Philippe Sollers dans son texte Le Fusil de Rimbaud (Le Monde, 24 mai 2001).

L’allure physique du personnage incarne l’idée qu’on se fait de lui. Dans La Chambre de Lautréamont, la caricature grotesque est la plus forte ; le personnage de Rimbaud devient dans le récit attribué à Auguste Bretagne un pantin halluciné, drogué, insolent et provocateur ; un fanfaron tonitruant, dont le sourire fend en deux le visage ébouriffé.

Ces quatre visions, très différentes, reviennent sur certains éléments réels et se moquent des référents culturels. En incarnant les anecdotes, le dessin redonne un peu d’humanité à l’adolescent statufié par la postérité. L’irrévérence montre ainsi une sympathie pour la jeunesse, les orgies, la soif de vivre et d’aventures de l’auteur des Illuminations. Parmi ces critères du Rimbaud contemporain, il faut retenir l’image de « Rimbe », comme on l’appelait chez les Zutistes, le sale gosse, le paysan grossier, l’ivrogne sans gêne, le fugueur jusqu’au-boutiste. Il faut aussi reconnaître un élève brillant soutenu par un professeur, admiré par ses confrères et qui devint l’amant de Verlaine. Il faut enfin voir une famille omniprésente malgré les conflits. Ces quatre œuvres nuancent à leur manière les jugements péremptoires plaqués sur la révolte rimbaldienne, relativisant avec l’humour l’image du génie illuminé, de l’adolescent passionné, de l’adulte résigné et solitaire.

Le traitement de la période africaine interpelle à plus d’un titre, car c’est là que se situe l’énigme. Même si elle ne concerne pas La Chambre de Lautréamont, elle occupe dans les trois autres œuvres une place importante. Car c’est bien la question de Rimbaud en Afrique, de ses trafics et de ses aventures qui crée le paradoxe, la tension et la fable. Comment le poète du refus, de la Révolte, de la liberté absolue, celui qui s’enthousiasmait pour les Communards [8], a-t-il pu se retrouver en Abyssinie et supporter la domination coloniale, pire, collaborer avec elle, s’accommoder du racisme et de l’esclavage ?

L’album qui retrace le plus d’éléments sur cette période est celui de Xavier Coste, malgré l’ellipse de la période 1875-1878, celle des années d’errance, de voyage, entre l’Italie, le sud de la France, l’Allemagne, la Belgique. Cette omission pose la question du mystère Rimbaud. Rimbaud s’enrôle dans l’armée hollandaise, déserte, repart pour la Suisse et l’Italie puis embarque pour Alexandrie où il est employé et d’où on l’envoie comme chef de chantier dans une carrière à Chypre. Le récit de Coste reprend à ce moment-là, en condensant sur deux planches cette expérience par la mise en scène de sa brutalité vis-à-vis ses employés (il en aurait tué un). Deux ans plus tard, Rimbaud travaille pour la maison Mazeran, Viannay, Bardey et Cie à Aden, comme surveillant dans un centre de tri de café, avant d’être muté à Harar. Entre Aden et Harar, il s’ennuie et monte quelques expéditions en rédigeant des rapports pour la société de Géographie. Ce n’est qu’en 1885 qu’il décide de se lancer dans un trafic d’armes avec un homme d’affaire nommé Labatut.

Rimbaud l’indésirable insiste sur l’ennui et la souffrance, en s’appuyant sur des lettres mises en scène dans certaines planches. Rimbaud l’adolescent ressemble au Rimbaud adulte dans une continuité cohérente et plausible qui s’appuie sur un procédé visuel symbolique. En effet, Coste décide, en partant du scandale qu’aurait provoqué Rimbaud, en se présentant chauve à l’enterrement de sa sœur en 1875, de lui garder cette coiffure pour toute la période africaine. Il creuse les traits d’un personnage accablé par la chaleur, la souffrance, la maladie, l’ennui, la solitude. « Je n’ai rien à perdre », dit-il à Labatut quand il s’engage pour la caravane de fusils et de munitions. Xavier Coste vulgarise les faits et fantasme à son tour sa réalité. En s’appuyant sur la correspondance du poète, il retrace la trajectoire africaine de « l’aventurier » qui perd un peu de sa superbe, comme il l’avait fait de l’adolescent. En effet, on assiste à Rimbaud dirigeant un chantier à Chypre, surveillant un centre de tri de café, s’ennuyant à mourir sous des climats chauds et hostiles, séduit dans une entreprise de trafic d’armes, et piégé finalement par des conjonctures géopolitiques qui le dépassent, entre les conflits qui opposent le sultan Egyptien, l’Ethiopie et les ambitions européennes. L’Empire d’Ethiopie est sur le point de se reconstituer à travers les conquêtes de Ménélik II et c’est à ce dernier, qui gouverne alors le royaume du Choa, que la cargaison d’armes de Rimbaud était destinée. En prenant du retard, Rimbaud et Labatut se sont fait devancer par d’autres trafiquants, leurs armes sont de moins bonne qualité, et Rimbaud finit ruiné par les créanciers. Malade, il développe un cancer et se fait rapatrier à Marseille en mai, pour mourir le 10 novembre 1891.

Sur son lit de mort, Rimbaud l’indésirable interroge ses propres choix dans l’angoisse de s’être trompé, et que son martyre ne soit rien d’autre qu’un échec. La fin de Rimbaud, ainsi interprétée (même si elle s’appuie sur ses lettres et les récits de sa famille), pousse le tragique jusqu’au sacrifice. Sans doute est-ce la réponse trouvée par le dessinateur sur le sens de la destinée du poète. Néanmoins, en soulignant la cohérence du Rimbe Adolescent, de l’adulte en Afrique, Coste réhabilite une histoire vraisemblable qui permet de mieux cerner la personnalité et d’élucider l’énigme du « silence de Rimbaud », celui de l’écriture. Car Rimbaud n’a pas arrêté d’écrire quand il était en Afrique, il a simplement tourné le dos à la poésie et à la littérature pour se concentrer sur la rationalité des comptes des salaires et des commandes commerciales, des rapports sur la situation géographique d’une région instable [9], se racontant aussi dans ses lettres à sa famille.
Dans chaque album, les auteurs mettent en scène le renoncement de Rimbaud à la littérature. « Tout cela n’était que des rinçures », aurait dit Rimbaud au fils de son employeur André Tian. Cette citation est reprise dans une des cases du Chapeau de Rimbaud.

Par l’humour, les auteurs de cet album creusent encore l’énigme au niveau politique en imaginant le personnage de Jean Folelli, Corse communard évadé du bagne d’Obok. Le bagne d’Obok existe dans la région. Ce petit port est acheté par la France, entre 1858 et 1862, qui y installe quelques fonctionnaires. Le bagne y est créé en 1886 dans des conditions extrêmes ; sur les 161 détenus débarqués entre 1886 et 1893, un tiers meurt de maladie [10]. Rimbaud a d’ailleurs habité à Obok (qui abrite aujourd’hui un musée) à la fin de l’année 1880. Le récit commence par ce « jour brûlant de juillet 1888 » où Folelli débarque à Tadjourha et se présente aux colons, les blancs, dans un monde où tous les rapports avec les indigènes sont conditionnés par cette réalité.
Les auteurs font d’Abdu Rimbo un personnage sympathique, rappelant son soutien et son affection pour les Communards. Rimbaud se serait converti à l’Islam, c’est ce que laissent entendre les rumeurs et l’usage par Rimbaud d’un sceau « Abdoh Rinb’ », ce qui signifie serviteur de dieu [11]. Cependant, ce détail n’est pas traité avec beaucoup de sérieux, et révèle peut-être un penchant pour l’ancien poète à jouer avec les mots. Ainsi Coste l’imagine s’irritant lorsqu’on l’appelle Abdallah Rimbaud, tandis que Maurel et Straboni lui font assumer totalement le nom comique d’Abdu Rimbo. Africanisé, désabusé, opportuniste, blasé, Rimbaud reste libertaire. Il parle l’arabe, l’amharique, l’italien, l’anglais, l’allemand. Il se pique de science, cherche à écrire des ouvrages, commande des appareils pour un reportage photographique, ne boit plus d’alcool européen mais des verres de Tedj, « un ersatz de bière » dira le négociant belge, l’hydromel éthiopien. Il a presque une figure de sage, refusant le khat, la plante mâchée courante au Yémen, qui produits des effets excitants. On est bien loin de la boîte de Peyotl du Rimbaud de la Chambre de Lautréamont. Le Rimbaud adulte s’est équilibré, il vit d’aventures et supporte l’échec avec philosophie. Sa posture fait presque penser à une personnalité comme Gainsbourg, dans cette case où il fume un cigare et dit à Folelli, « Ce sont les cons que je ne supporte pas, Folelli ! Je conchie les cons. »

Les différents albums ne véhiculent donc pas un portrait univoque de Rimbaud. Toutes ces visions interprètent l’énigme. Cependant, elles s’articulent surtout autour d’un hommage à sa poésie.

3. Rimbaud et l’éternité, l’hommage en bande dessinée à la poésie

« Elle est retrouvée.
Quoi ? − L’éternité,
C’est la mer allée
Avec le soleil. »
_ [12]

Ce poème est cité dans La Ligne de fuite. J’ai volontairement laissé cet album de côté dans l’évocation du Rimbaud africain. Ce retrait est directement induit par le scénario de Christophe Dabitch, car Adrien abandonne sa quête sur la route d’Harar, lorsqu’il comprend, aidé par ses discussions fantastiques avec le trio de poètes métamorphosés en cygne, crapaud et vieil oiseau, que cette recherche n’est plus la sienne. Rimbaud s’est enfui. Rimbaud l’africain n’intéresse plus les auteurs et cet album consiste surtout en un superbe périple à travers son œuvre et les enjeux poétiques d’une époque. Il y a d’abord les faux poèmes de Rimbaud, dont le premier est attribué à Adrien. Sonnet est reproduit lorsqu’il est récité par le poète candide devant le cercle des Décadents. Risible, le pastiche fait rimer abdomen, hymen et cyclamen, il y est question de compotiers et de confitures. L’effet comique recherché fait écho à l’allusion au Limaçon, un autre poème publié par Baju qui, dans le récit, est dénigré par le directeur de La France moderne à Marseille, la revue qui disait avoir localisé Rimbaud en Afrique en 1890. Ces détails contribuent à la vraisemblance de ce scénario qui joue des parallèles. Le vrai sujet reste la poésie, et on saisit la sensibilité de Dabitch lorsqu’il attribue à Adrien un autre poème publié dans La Gazette de France en 1888, dans un article intitulé « Les Décadents ».

« Pour toi qui, rassasié des voluptés humaines,
Las du vin dégoûtant des amours et des haines,
Résiste à l’illusoire appétit des plaisirs ;
Et, sobre des vils mets qu’on jette en pâture ;
Sache, puisque le sort a trompé tes désirs,
Borner ton idéal à sa caricature. »

Récité et encadré par les paroles de la sœur d’Adrien qui lui répète « Ecoute, écoute toi… », le poème mérite d’être retranscrit car il est la clé de la métaphore contenue dans cette Ligne de fuite. Par sa simplicité, il résonne dans la sensibilité du lecteur. La poésie agit dans l’émotion et le sens qu’elle suscite. Ce poème inconnu, associé aux Décadents est une œuvre anonyme, dénichée par le scénariste, et qui émeut autant que les vers du grand poète. Placée en exergue à la poésie de Rimbaud, cette mise en garde symbolique s’adresse à Adrien et répond à la quête impossible pour la perfection du langage de Rimbaud. Mais Rimbaud le poète n’a pas « borné son idéal à sa caricature » et l’album témoigne d’un enchevêtrement poétique initiatique pour le créateur.

Quelques poèmes sont retranscrits, interprétés pourrait-on dire, par la partition virtuose de Benjamin Flao. Le bateau ivre court à travers tout l’album. Dans les premières planches, il accompagne la première révélation d’Adrien dans sa mansarde, jusqu’à sa traversée en Méditerranée. Parmi les premiers textes de Rimbaud, ce long poème de cent vers avait unanimement scellé la reconnaissance du poète à Paris. Emblématique, Le bateau ivre est à la fois une poésie de l’errance, un chant de la liberté et un exercice de style, une œuvre d’esbroufe, resplendissante de « tohu-bohus triomphants ».
S’agissant du traitement des vers par le dessinateur, deux passages méritent une attention particulière. L’extrait du poème Mauvais sang, qui forme le premier acte d’Une saison en enfer, est découpé à l’intérieur de six cases sans dessin. « J’attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure à toute éternité. » Dans les cases, les mots occupent toute la place et servent le sens par le découpage. En lisant ces lignes, Adrien comprend la fameuse énigme de sa disparition, de sa fuite, et s’exclame « [13] » Pour Dabitch et Flao, l’énigme Rimbaud se résout dans le texte et c’est une autre citation issue de ce poème qui conclut le renoncement d’Adrien quelques pages plus loin : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre ». Ainsi Flao transporte son lecteur dans une variation graphique autour de l’Alchimie du verbe, un autre fragment d’Une saison en enfer, accompagnant cet énoncé célèbre : « Je devins un opéra fabuleux. » L’hommage au poème ne se limite plus au vers et sur plusieurs planches les questionnements surréalistes d’Adrien avec lui-même, ces « délires » avec les poètes animaux, renvoient aux recherches de celui qui affirmait dans ce même poème : « J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. » Des quatre albums analysés, La Ligne de fuite est celui qui pénètre l’œuvre de Rimbaud au plus intime. Sans prétention à l’exhaustivité, les auteurs plongent à l’intérieur des textes.

Les vers s’insinuent également dans les autres albums, mis à part dans La Chambre de Lautréamont, où Rimbaud est relégué en personnage secondaire, derrière Isidore Ducasse. Le lecteur ne lira pas un mot du mystérieux septième Chant de Maldoror écrit à quatre mains. Dans Rimbaud l’indésirable, de Xavier Coste, la poésie sert davantage à appuyer son intrigue, au même titre que la correspondance réellement omniprésente. Le début du Bateau ivre surgit en pleine page dans le récit, mais il semble que le dessinateur s’efface presque, embarqué lui aussi par le texte dont il se contente de souligner des emphases. Le seul poème qui acquiert une réelle résonance est l’extrait de Solde, un poème des Illuminations, dont l’auteur se sert pour accompagner le débarquement de Rimbaud à Alexandrie.
Ailleurs, le dessinateur évoque la rédaction d’Une saison en enfer en retranscrivant La Chanson de la plus haute tour et en présentant dans une case un brouillon de Vierge folle, L’époux infernal, un poème dédié à Verlaine. Inséré à la suite de l’Alchimie du verbe dans Une saison en enfer, la Chanson de la plus haute tour est aussi mise en scène par Flao. Les deux interprétations diffèrent largement. « Qu’il vienne, qu’il vienne, le temps dont on s’éprenne ! », dit le Rimbaud mélancolique de Coste, assis en contemplant la campagne ardennaise. À l’inverse, Adrien déclame la même chose complètement saoul dans un café de Charleville-Mézières. La différence de points de vue explique le peu de vers de Rimbaud que l’on trouve dans l’album de Coste − à l’exception du Sonnet du trou du cul interprété au piano.

Rimbaud, l’irrévérencieux ou l’indésirable, l’insupportable : Xavier Coste va jusqu’au bout de son propos. Il ne s’agit pas ici de rendre hommage à la poésie mais bien de dépeindre un Rimbaud grossier, prétentieux et narcissique. Une des planches magistrales du livre décrit l’incident entre Rimbaud et Carjat. Lors d’une réunion de poètes, « un dîner des Vilains Bonhommes », le jeune homme a effectivement blessé le photographe avec une canne épée. Jean Aicard, se lève pour lire son poème La Méditerranée. Dans les bulles, Rimbaud vient polluer la lecture avec sa bouteille et des « merde » appuyés, au point de scandaliser le groupe. « Des hommes qui font de pareil vers, on devrait les étriper sur place ! », explose-t-il en dégainant l’épée de sa canne. Le personnage exaspère, la poésie passe en second plan.

Dans Le Chapeau de Rimbaud, les auteurs s’approprient littéralement les textes dans une interprétation revendiquée et plus personnelle. En effet, par une mise en abyme, Jean Folelli récupère auprès d’un journaliste belge la revue La Vogue dans laquelle Verlaine publie les poèmes de Rimbaud. Ce journaliste de passage, hautain et prétentieux s’adresse ainsi à Rimbaud : « Laissez-moi vous dire, en tant qu’homme de lettres, que vos Illuminations sont quelque peu obscures. » L’ancien poète répond par une claque. Le Corse découvre ainsi Rimbaud le poète tout en faisant connaissance du caravanier impliqué dans le trafic d’armes. Les trois parties du récit et l’épilogue se concluent tous sur des vers de Rimbaud, des citations qui brillent contre l’affirmation pédante du journaliste. Pourtant par sa structure surréaliste, cette fable noire juxtapose les délires oniriques et fantastiques de Folelli, obsédé par un chacal et envoûté par la reine de Saba, à la poésie de Rimbaud et aux faits empruntés au réel. Les pistes se brouillent, et les auteurs de cette bande dessinée revendiquent à leur tour, la liberté absolue de la poésie, à fabriquer les images « littéralement et dans tous les sens ».

Dans ces bandes dessinées, les démarches sont donc radicalement opposées, pourtant chacune à sa manière revisite un mythe, revisite la poésie et l’histoire. Elles répondent en cela à l’apostrophe de Rimbaud : « Je est un autre. J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. dès qu’il la sait, il doit la cultiver. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens... »

Lucie Servin

[1] « Tel qu’en eux-mêmes, hélas ! les critiques le changent, Rimbaud se disloque et s’évanouit. Le seul fait que tous les hommes intelligents aient exhumé de Rimbaud leurs idées, leur croyance ou leurs goûts : Jacques Rivière, une mystique chrétienne ; Rolland de Renéville, une rêverie orientale ; Benjamin Fondane, l’angoisse de Kierkegaard et de Dostoïevski, ce seul fait devrait éveiller la méfiance. À quoi s’ajoute, pour confirmer notre inquiétude, que ceux qui n’ont point transformé le poète en leur sosie, ceux-là, à peu d’exceptions près, n’ont point compris les Illuminations, ni la Saison. Ceux donc qui auraient pu définir le génie de Rimbaud, aveuglés par leur foi et leur mépris du fait historique, n’ont pas su ou peut-être pas voulu s’y astreindre. Ceux qui l’auraient voulu en étaient incapables. » Etiemble.

[2] Hugo Pratt, Arthur Rimbaud, Lettres d’Afrique, Vertige Graphic, 1993.

[3] Cf. Florian Rubis, Hugo Pratt ou le sens de la fable, Albin Michel, 2010.

[4] Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, 1941.

[5] Xavier Coste, Egon Schiele, vivre ou mourir, Casterman, 2012.

[6] Interview sur le site futuropolis.com

[7] L’explorateur italien Ugo Ferrandi rencontre Arthur Rimbaud à ce moment et le décrit ainsi : « Grand, décharné, les cheveux grisonnants sur les tempes, vêtu à l’européenne, mais fort sommairement, avec des pantalons plutôt larges, un tricot, une veste ample, couleur gris-kaki, il ne portait sur la tête qu’une petite calotte, également grise, et bravait le soleil torride comme un indigène. Bien que possédant un petit mulet, il ne montait pas pendant les marches, et, avec son fusil de chasse, il précédait la caravane, toujours à pied. » (lettre à Ottone Schanzer, Les Nouvelles Littéraires, 20 octobre 1923).

[8] Kristin Ross, Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Les Prairies ordinaires, 2013.

[9Rapport sur Ogadine, publié dans le compte-rendu des séances de la société de Géographie, 1er février 1884. Et Le Bosphore Egyptien, 25 et 27 Août 1887.

[10] Au titre de la loi de 1854 de Napoléon III, le bagne d’Obok est créé en 1886 et ferme officiellement en 1895.

[11] Anne-Marie Fortier, René Char et la métaphore Rimbaud : la lecture à l’œuvre, Presses universitaires de Montréal, 1999.

[12] Une saison en enfer

[13] La marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère. S’il en est ainsi, que pourrai-je lui dire ?