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journal

Catherine Mao

Tome III | éditions ego comme x, 1999 | chapitre 5, planche 49 | encre de Chine sur papier Canson | 42 x 29,7 cm | 2007.31.3 | Don des Amis du musée de la Bande dessinée

Le chapitre 5 d’où est extraite cette planche fait figure d’exception dans le Journal (III) et d’ailleurs dans tout le dispositif artistique de Fabrice Neaud. Il s’agit d’une longue séquence de conversation entre Fabrice et Dominique, qui parlent de leurs sources d’inspiration et de leurs influences artistiques. Le décor s’évanouit autour d’eux pour céder la place à des représentations picturales et à un imaginaire à la fois collectif et fantasmatique. À titre tout à fait exceptionnel, Neaud consent à jouer avec les clichés et avec un esprit de connivence. L’auteur suspend momentanément le contrat réaliste et parfois aride qui caractérise son œuvre pour ouvrir une parenthèse enchantée et pour proposer un nouveau rapport à l’autre, au monde et à l’art.

Cet état de grâce se traduit d’abord par le mutisme. Tandis que le texte du Journal est souvent dense, complexe voire compact et littéraire (un personnage reprochera un peu plus loin à Fabrice d’être verbeux et fat), l’auteur emploie ici des bulles sans texte. Aucun mot ne vient détourner l’attention. Par la visibilité de la communication, l’artiste veut en signifier la réussite. Ajoutons qu’il en représente d’ailleurs les organes : il dessine une oreille, une bouche, des mains qui parlent, des yeux qui s’animent, et jette le reste du visage dans le flou. Neaud gomme les particularités physiques de ses personnages pour conserver ce qui leur est commun, c’est-à-dire leur animalité au sens étymologique du terme, leur vitalité. Dès lors, le visage n’est plus qu’une simple tête, prolongement du corps et zone de communication de l’un à l’autre. De même, la bulle réaffirme sa dimension non seulement métonymique mais corporelle : émanation ou souffle.

Le décor – celui du café, la table et les chaises – a disparu pour mettre en évidence la notion de lieu comme simple virtualité, comme une arène dans laquelle les corps se meuvent. C’est encore ce que rappelle subtilement le dessin du quatuor à cordes : référence à un orchestre, à un espace (celui de la scène mais aussi celui qui se creuse imperceptiblement entre Fabrice et Dominique). De même que le personnage n’est plus ancré quelque part, il s’échappe du temps de la narration, de l’histoire racontée pour couvrir un événement, ici l’avènement de la communication. Comme on sort de ses gonds, le personnage sort de ses contours, le corps se libère de ses contraintes. Cette véritable poussée du corps explique à elle seule l’épigraphe du chapitre, hommage à Francis Bacon. Alors que des commentaires sans concessions et des dessins « laborieux » et « qui sentent trop le travail » placent habituellement l’auteur du Journal hors des choses, il se laisse aller ici à cet « être-au-monde » dont parlent les phénoménologues.

Mais ce moment transparaît fantasmé et idéalisé, une menace plane au dessus de nos deux personnages. Au sein d’un chapitre résolument placé sous le signe de la musique et de la danse, arts qui expriment le mieux la communion entre les hommes, la planche est construite selon un rythme ternaire et légèrement dissonant. Dans les deux premiers bandeaux, l’accent est mis sur la gestuelle des mains et le mouvement des corps suivant un parallélisme parfait. Or, les deux dernières cases rompent cette harmonie, Fabrice et Dominique ayant échangé leur place comme pour mieux dire la dynamique d’écartement, comme pour mieux dessiner cette forme pyramidale dont la base est justement cette distance qui se creuse. À cela s’ajoute la complexification du rapport entre le noir et le blanc. La lutte entre ces valeurs met en évidence la confusion entre la forme et le fond : tel ce fond noir sur lequel l’impulsion des corps jette sa lumière pour devenir le noir profond de la chemise de Dominique. Le moment de grâce est sur le point de basculer, comme en témoigne le délitement des corps qui semblent retourner à la matière pour ne conserver plus que l’idée de bascule : ramassé sur lui-même, apparemment prêt à bondir, Fabrice ne cesse de se pencher vers Dominique tandis que ce dernier recule, le dos légèrement en arrière.

C’est à l’aune de cette parenthèse que le lecteur pourra mesurer la chute de Fabrice tout au long de l’album. À cette belle et longue séquence de conversation se trouve une sorte de pendant dans le fameux long monologue de Dominique à la fin de l’ouvrage : la parole, cette fois, envahit, écrase et exclut. Cette planche laisse aussi présager des aspirations artistiques de Neaud, et notamment de son désir d’assouplir son dispositif et de jouer davantage avec les limites entre l’histoire et la fiction, le réel et le fantasme. C’est la magie de l’entre-deux que cette planche condense à merveille.

Catherine Mao