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rêve et obsessions : ambiguïté narrative et thèmes récurrents dans l’œuvre de blutch

Frédéric Paques

[Janvier 2008]

Blutch est l’un de ces auteurs dont la virtuosité graphique semble être pour beaucoup la fin et la justification de son travail. Cette aisance, tous les critiques la louent. La plupart des dessinateurs de l’après « nouvelle génération » l’admirent et s’en inspirent plus ou moins ouvertement. Cette conclusion d’une critique de l’album Vitesse moderne glanée au hasard sur un forum l’atteste : « En résumé, une indéniable réussite graphique mais un récit déroutant qui risque d’en laisser plus d’un frustré. » Si les histoires en laissent plus d’un dubitatif, le graphisme fait l’unanimité.

Mais Blutch, c’est avant tout une voix et un univers en évolution, comme en témoigne le tournant scénaristique opéré par l’auteur depuis une bonne décennie. Il explore une veine onirique originale : plus brute que les fantaisies référentielles de Sunnymoon ou Waldo’s Bar, plus absurde et décalée que ses récits de genre réunis dans Rancho Bravo, que les très fictionnelles autobiographies Le Petit Christian ou Blotch, ou encore que les saynètes amères de C’était le bonheur.
Ce pan du travail de Blutch a ceci de particulier qu’il ne livre pas les clefs de sa compréhension, incitant ainsi le lecteur à échafauder son interprétation personnelle. Cette démarche basée sur l’ambiguïté narrative est assez rare en bande dessinée pour être soulignée. L’auteur s’attèle au fil des albums à une recherche rigoureuse de la narration au plus juste du fantasme, du décalé, de l’équivoque, du rêve en somme. De ces rêves absurdes ou angoissants, cousins de ceux mis en images par Clowes, Lynch, Woodring ou Buñuel.

La veine onirique ou équivoque

Chronologiquement, le premier ouvrage relevant de cette tendance est Péplum, pensé comme une suite au Satiricon de Pétrone, roman antique fragmenté dont la fin nous est inconnue. Le choix de ce livre, témoin pour Fellini moins de l’Histoire que d’une « grande galaxie onirique, plongée dans l’obscurité, au milieu de l’étincellement d’éclats flottants qui sont parvenus jusqu’à nous [1] » n’est pas innocent. Il permet à Blutch de dépeindre une Antiquité sauvage et fantasmatique où rêve et réalité s’entremêlent. Le héros, impuissant aux deux sens du terme, est ballotté entre ses pulsions et le destin. Ce livre est ressenti par l’auteur comme une rupture par rapport à son travail pour Fluide glacial.
La seconde tentative « onirique » prend la forme de la série-laboratoire des Mitchum parus chez Cornélius. Si les tout premiers récits (Mitchum #1 et #2) restent classiques dans leur forme, l’auteur va ensuite s’éloigner des conventions, allant jusqu’à redessiner sur des planches, « château de sable dans lequel on donne un coup de pied, après avoir passé des heures à le construire [2]. » Des récits comme « Le Ballet » (Mitchum #4) ou « Départ » (Mitchum #5) ressemblent à l’écriture automatique d’un recueil de sensations, « Hoboken » (Mitchum #3) est une parfaite mise en images de rêves, sous-tendue par des évocations d’un imposant Mitchum. « Je te veux » et l’adaptation du conte de Grimm « La Jeune Fille, le diable et le moulin », publiés uniquement dans l’intégrale, éclairent certaines obsessions que l’on retrouvera dans les albums suivants.

Enfin, les deux albums les plus exemplaires du genre sont Vitesse moderne et La Volupté. Ces deux ouvrages reprennent chacun à leur façon, dans une forme peut-être plus aboutie, les mêmes thèmes que ceux développés dans Mitchum et Péplum (et dont les échos sont perceptibles dans toute l’œuvre de Blutch). Vitesse moderne, voyage d’une nuit dans un Paris étrange à la suite de Lola, danseuse, et de sa biographe Renée, procède linéairement. La couverture aux deux femmes endormies suggère nettement l’aspect onirique de l’histoire. La Volupté tourne autour du thème, accumulant les symboles et les allusions, multipliant les protagonistes et les angles d’attaque.
Chacun de ces livres ou récits propose une vision d’un monde dont la logique profonde échappe au lecteur, mais donne en filigrane l’impression que cette logique existe bel et bien. Cette cohérence implicite est confortée par la récurrence de motifs à travers les différents albums. La répétition de ces thèmes au fil des albums éclaire l’œuvre d’un jour nouveau. Nous approfondirons ici trois des principales obsessions : l’artiste et son modèle, le fétichisme, et ce que je nommerai l’altérité. On pourrait ajouter d’autres thèmes plus mineurs chez Blutch, comme la paternité et le rapport au père, la nostalgie (souvenirs d’enfance, d’acteurs oubliés ou résurgences de bandes dessinées des années 70).

L’artiste et son modèle

Un des leitmotive, peut-être le plus inextricablement lié à tous les albums est donc celui de l’artiste peignant son modèle, obsédé par le corps, sublimant l’acte sexuel par un autre genre de possession, celle, grandiose dans l’acte, mais souvent décevante dans le résultat (post coitum...) de l’appropriation par la représentation. « Je ne peux te toucher, je te peins », dit le diable (Mitchum, adaptation du conte de Grimm), Ce peintre réapparaît dans « Le Ballet » et « Départ » (Mitchum #4 et #5) . La vision du peintre est celle d’un tourmenteur (masqué ou monstrueux) s’appropriant vilement l’image de sa proie. Ailleurs, les représentations sont moins littérales. On peut déceler dans la « Galatée » gelée de Péplum une allégorie de l’œuvre en germe, monopolisant les ressources de l’artiste, dès lors incapable de désirer autre chose tant que l’œuvre n’a pas éclos, que la glace n’a pas fondu. Cette passion dans la création ne mène qu’à une cruelle déception, l’aimée/œuvre d’art n’étant qu’un cadavre, un corps inanimé, donc indigne d’intérêt. Lola, l’héroïne de Vitesse moderne, n’est pas danseuse ‒ « corps animé » ‒ pour rien. Son chorégraphe semble être l’alter ego du dessinateur, marionnettiste esquissant les gestes amplement terminés par son interprète, dans une séquence cinématique étonnamment longue.

Si le peintre et son modèle sont explicites dans les exemples précités, on les retrouve implicitement dans la manière qu’à Blutch de représenter les corps, au plus près du mouvement réel, moins dans une perfection idéale que dans la vérité d’un type (danseuse solaire, pâle écrivaine...). Un de ces modèles est par exemple Lola (Vitesse moderne) / Françoise (« Parisse ») / une danseuse (« Ballet », « Tableau 2 »). Plus fondamental, chez Blutch, les personnages féminins semblent poser, soit seules (et donc pour le peintre), soit pour leur amant.

Fétichisme

L’artiste représente le corps, mais lui dénie parfois une âme, en ne donnant à ses personnages qu’un regard vide ou en les masquant carrément. C’est le cas des corps nus aux couleurs cadavériques de la couverture de la réédition de Mitchum, des personnages cagoulés ou de Rudy, le géant inexpressif au sourire figé, dans Vitesse moderne. On peut citer aussi le cas d’une sorte de réminiscence du Black Bart de Lucky Luke (La Diligence) dans « Départ », ou de Séverine dans La Volupté, Séverine, dont les traits sont souvent réduits à leur plus simple expression : pas de nez, des yeux en simples cercles, mais un corps amoureusement sculpté. Ces personnalités niées et ces masques, liés au folklore du sadomasochisme, amènent un autre thème récurrent chez Blutch : celui du fétichisme. Si l’on se base sur une définition restreinte, il s’agit de la recherche de plaisir sexuel par le biais d’objets ou de parties de corps, indépendamment du coït. Les exemples sont extraordinairement nombreux chez l’auteur. En témoigne notamment l’étonnante anecdote narrée par le personnage d’Omar Sharif dans Vitesse moderne. Elle concerne une épiphanie survenue dans le métro, lorsqu’il reçut le derrière d’une autre passagère en plein visage. Les prémisses de ce « culte du fondement » apparaissaient déjà dans « Départ ». Vitesse moderne regorge également de situations fétichistes dans l’acception plus ou moins sexuelle du terme. Pensons évidemment au père de Lola, connaisseur en la matière, qui pratique le bondage avec son amante. La photo du pubis de Farrah, dans La Volupté, devient un objet d’adoration, comme la « belle chatte multicolore » de Christine.

Plus symbolique, l’étrange pratique de lacérer un arbre avec un couteau, puis de s’enduire de la sève ou la gober (La Volupté, « Je te veux »), a des consonances trop évidemment phalliques pour n’accepter que cette explication. Elle semble relever en même temps du rite et du plaisir, et de la fascination pour l’altérité, le rugueux, le gluant contre le lisse de la peau.

Altérité

Par altérité, nous entendons ce qui est perçu comme angoissant car différent de nous, ce à quoi nous ne sommes pas accoutumés. On peut rapprocher cette notion de celle d’inquiétante étrangeté définie par Freud. Il s’agit du glissement de ce qui est familier, apprivoisé, intime (heimlich) vers quelque chose d’inquiétant, étrange, sauvage (unheimlich).
Dans Vitesse moderne, Blutch approche de ce concept en infligeant de légères déformations à ses personnages (bébé à tête disproportionnée et aux yeux vides, géant sans expression) [3] en représentant les rues de Paris complètement vides et sombres la nuit, ou un groupe de nonnes parfaitement identiques. Dans La Volupté, le singe, proche de l’homme et de l’animal, représente l’altérité parfaite, silencieuse, mais terriblement présente et angoissante. D’autres hommes-animaux [4] (minotaure de théâtre) et femmes mutilées, devenus monstres, apparaissent dans Péplum.
Mais le « fait d’être autre » se définit aussi comme le sentiment d’être étranger à ce qui nous est habituel, comme cette femme sans nom, dans La Volupté, fille de Viviane et Roger, dont le mari est une ombre toujours vue de dos, et qui se voit offrir des cailloux plusieurs fois pendant le récit. Ces offrandes minérales symbolisent-elles l’incompréhension, la lassitude, le poids de la vie dont les Autres nous accablent ?

Thèmes et variations

Ayant défini ces quelques thèmes, on peut brièvement évoquer comment Blutch les met en scène. Il est évidemment très tentant de comparer le travail narratif et graphique de Blutch avec le jazz, connaissant l’inclination de l’auteur pour cette musique, Nous n’insistons pas sur ce point, dont il est question ailleurs dans ce dossier. Blutch semble en tout cas délaisser l’intrigue au profit de la mise en scène d’un ressenti. Dans son évocation récurrente de l’artiste, il définit l’acte de dessiner (de retranscrire le réel et la pensée) comme le moment fort de la création, et tente de préserver graphiquement la magie de cet instant. Nous parlions d’écriture automatique pour certains albums, mais plus fréquemment les idées semblent avoir été longuement mûries. Le travail de rêverie se trouve bien en amont. Les situations sont puisées dans un large éventail d’inspirations dont Blutch ne garde que la quintessence la plus susceptible de faire partager au lecteur l’état émotionnel qu’il a lui-même éprouvé. Blutch répugne à faire de l’autobiographie, mais c’est bien plus qu’il livre au fil de ses albums. C’est un voyage dans ses fantasmes. Leur présence imprègne chacune de ses pages : « Nous savons maintenant que rêver est une nécessité biologique. Je pense que c’est ce que font les artistes ‒ ils rêvent pour les autres [5]. »

Frédéric Paques

Cet article a paru en janvier 2008 dans Neuvième Art No.14, pp. 160-163.

[1] Giovanni Grazzini, Fellini par Fellini, “Champs” Flammarion, 2007, cité sur Wikipédia : http://fr-wikipedia.org/wiki/SatyriconJfilm,_1969. La citation dans son ensemble éclaire aussi bien le film fellinien que l’album de Blutch : « Le livre me fait penser aux colonnes, aux têtes, aux yeux qui manquent, aux nez brisés, à toute la scénographie nécrologique de l’Appia Antica, voire en général aux musées archéologiques. Des fragments épars, des lambeaux qui resurgissaient de ce qui pouvait bien être tenu aussi pour un songe, en grande partie remué et oublié. Non point une époque historique, qu’il est possible de reconstituer philologiquement d’après les documents, qui est attestée de manière positive, mais une grande galaxie onirique, plongée dans l’obscurité, au milieu de l’étincellement d’éclats flottants qui sont parvenus jusqu’à nous. Je crois que j’ai été séduit par la possibilité de reconstruire ce rêve, sa transparence énigmatique, sa clarté indéchiffrable. »

[2] Jérôme Briot, « Blutch, Symphonie graphique en rut majeur », dans Bang, No.4, 2006, disponible en ligne, URL : www.briographe.com/tag/Blutch.

[3] Méthode déjà utilisée par Balthus dans La Rue, notamment.

[4] Les animaux anthropomorphes, thème archi-représenté en bande dessinée, et déjà traité par Blutch de manière originale dans Waldo’s Bar et Sunnymoon.

[5] William Burroughs.