Consulter Neuvième Art la revue

les amours de blutch et du jazz

Entretien avec Alex Dutilh

[Janvier 2008]

Il ne fait pas les choses à moitié. La passion de Blutch pour le jazz a accompagné son mûrissement artistique. En bande son de son quotidien, ou en sujet de travail, comme la série des planches mensuelles réalisées pour Jazzman et qui sont devenues le livre Total jazz. Qu’est-ce qui peut bien fasciner Blutch dans le jazz ?

Neuvième Art : Le jazz est peuplé de personnages hauts en couleur. Certains ont une dimension quasiment mythologique... Cela résonne-t-il particulièrement chez l’auteur que vous êtes ? Peut-être plus que chez le dessinateur ?
Blutch : La figure et à travers cela l’Histoire tout court, sont effectivement importantes. On est à deux pas du récit romanesque. Donc de la bande dessinée. Mais bien avant cela, ce qui a été ‒ et est toujours ‒ déterminant pour moi, ce qui m’a servi d’aiguillon, c’est la manière dont le jazz est une école de liberté. Pas dans ses anecdotes, mais dans son essence même.

La manière de jouer avec des codes, avec des formes établies ?
Non, plutôt le fait que le jazz est une école de désordre, une école de cancres, une école d’émancipation, une école déraisonnable. En ce qui me concerne, cela a été le parfait mauvais exemple. Ça ne m’a pas rendu spécialement respectueux. Au contraire, j’ai eu envie de tordre le cou à plein de conventions. J’y ai appris comment être un mauvais élève. Le jazz m’a aussi permis de ne pas avoir peur. Un texte de Serge Daney sur Ornette Coleman m’avait beaucoup frappé quand j’avais vingt ans : il expliquait qu’Ornette jouait contre lui-même. Il voyait sa démarche d’artiste comme « l’homme contre ses dons ». Autrement dit, un musicien pour lequel il n’y a rien d’acquis, pour lequel la remise en question est permanente. Une attitude fondatrice de la démarche artistique. C’est un peu ce que j’essaie de faire : je cherche tout le temps à me tordre le cou à moi-même. Échapper à mes facilités, à ma soi-disant virtuosité de dessinateur, à tout ce qui semble aller de soi. C’est en cela que le jazz est essentiel dans ma formation de dessinateur. Pour son éthique. Miles Davis en particulier, a été une influence majeure. Il s’est constamment réinventé tout en restant lui-même. Et pas seulement sur le plan musical. Il s’est réinventé aussi dans sa manière de se présenter au monde, dans sa façon de s’habiller... Miles est vraiment spécial, parce que sa vie même est une œuvre d’art. J’avais fait une page de bande dessinée là-dessus, sur ses looks successifs, de 1945 à 1991...

À côté de cette nécessité de la remise en question permanente, un autre élément fondateur du jazz a dû vous marquer : l’improvisation...
J’ai parfois l’impression que l’improvisation n’existe pas. Parce que l’on réfléchit avant, tout de même. En tout cas moi, je pars d’une idée. Je préfère parler d’improvisation préméditée, pour la manière de faire avancer le travail. C’est paradoxal, mais c’est exactement cela. Je ne pars jamais dans le vide. Je sais toujours ce que je veux dire. Même si je ne sais pas comment.

Comme le jazzman improvise sur une trame harmonique donnée par la composition de départ... Dans le travail qui s’accomplit, de la part du dessinateur ou du jazzman, il y a une distinction importante, c’est la notion du temps. Le temps du dessinateur n’est pas le même que le temps du musicien. Ce dernier est strictement dans l’instant, sans possibilité de retour en arrière.
Quand je suis plongé dans le travail, le temps ne veut plus dire grand-chose. Je ne vois pas passer les heures. Quand il se lançait dans des improvisations de vingt ou trente minutes, Coltrane ne disait pas autre chose : l’écoulement du temps était suspendu pour lui. Quand je dessine je suis exactement dans cet état. Le temps ne compte pas. Je n’ai pas l’impression d’avoir plus de temps qu’un musicien. Je suis toujours pressé. Ce que les musiciens appellent l’urgence, je le ressens de manière identique.

Votre travail est solitaire. Avez-vous une affection particulière pour les jazzmen qui choisissent de s’exprimer en solo ?
Par goût, j’ai toujours été plutôt attiré par les ensembles. Là où ça échange. J’aime quand les gens se parlent. J’ai davantage de plaisir. Récemment, j’ai eu une longue période où j’étais fasciné par Walt Dickerson, un vibraphoniste qui a enregistré une série d’albums chez SteepleChase, dans les années 70. Il Y a des albums en solo ou en duo. Et ça prend trop de place quand il joue tout seul ! J’ai l’impression qu’il est là, dans la pièce. Une incroyable présence. L’une des choses les plus exigeantes à écouter dans le jazz, pour moi en tout cas, ce sont les dialogues, les duos. Et j’ecoute aussi pas mal de pianistes en solo. Pas forcément des stars. Roland Hanna, par exemple. En ce moment, j’ai une passion pour Steve Kuhn. Et j’ai toujours adoré Jaki Byard, sa générosité, sa manière de repousser les limites du cadre. Dans le cas de Bill Evans, par contre, c’est en trio que je le préfère. J’ai aussi une façon de picorer dans mes goûts, l’un m’emmène à l’autre : j’ai trouvé passionnant un disque de l’arrangeur Gary McFarland avec Bill Evans en soliste et je suis ensuite tombé sur son October Suite où le piano est tenu par Steve Kuhn : coup de foudre... J’ai été monomaniaque sur quelques musiciens. Il fallait que je plonge, que je creuse... Je m’en suis détaché parce que, au bout du compte, ça revient cher et ça prend de la place !

Vous travaillez beaucoup en noir et blanc, ou en bichromie. Faut-il y voir une trace des images de l’histoire du jazz, qui sont elles aussi en noir et blanc pour l’essentiel ?
La coïncidence n’est probablement pas fortuite, mais j’ai d’autres influences. Chez moi, le goût du noir et blanc vient d’abord de la bande dessinée « classique » en noir et blanc. Pratt, Tardi, Gotlib, et les grands de la bande dessinée américaine... Les bandes dessinées populaires que l’on achetait dans les gares, y compris celles éditées par Disney quand j’étais môme, étaient essentiellement en noir et blanc. Ça met tellement mieux le dessin en valeur... Aujourd’hui, ça semble désuet. Pour moi c’était aussi une contradiction interne : enfant, je détestais regarder des films en noir et blanc ! C’est plus tard, quand j’ai décidé de faire des choix, que je suis allé vers le noir et blanc.

Sur le plan des scénarios, le jazz en général est-il un cadre inspirant, ou prêtez-vous plutôt attention à des personnages spécifiques ?
Les histoires de musiciens, c’est un bon support pour l’imagination. Quand j’ai fait Total jazz, j’ai beaucoup pensé à Crumb également. Il y a aussi beaucoup de sensualité à dessiner des instruments de musique et la manière dont les musiciens les ont entre les mains ou au bout des lèvres. C’est une figure qui est agréable à représenter. Ce qui me plaisait aussi dans cette série de planches, c’était de représenter des Noirs. Car au-delà des tics graphiques et caricaturaux, finalement, la bande dessinée les a rarement représentés comme de vrais personnages. De vrais gens. Des salauds, des gens bien, des moches, des beaux, des gamins, des vieux... Dans la bande dessinée, la figure du Noir s’est souvent limitée aux grosses lèvres. C’est assez lamentable. J’avais envie de proposer une représentation qui ne soit pas de l’ordre du symbole, mais « juste », tout simplement.

Lorsque vous réalisez Mitchum ou Péplum, ne vous trouvez-vous pas dans la situation du jazzman qui interprète un standard, en essayant de l’aborder par un angle original ? En se le réappropriant, en délirant avec...
Absolument. J’adore ça. Je le fais avec les récits aussi. J’aime bien prendre une histoire préexistante et la tordre dans tous les sens. Comme de la pâte à modeler. Ce qui me fascine dans l’approche des standards par les jazzmen, c’est qu’ils ne rejouent jamais le même solo en partant du même prétexte.

Pourtant beaucoup d’auteurs de bande dessinée, à commencer par les géants comme Jacobs ou Hergé, restent dans un cadre bien établi...
Bien sûr. Parce que la bande dessinée a une grammaire super-stricte. On se doit de la respecter si on veut que l’on puisse reconnaître les personnages d’une case à l’autre et d’un album à l’autre. Mais ça contraint à mettre le dessin dans un carcan. Moi, j’ai plutôt envie d’ouvrir les fenêtres et d’aller de tous les côtés. Je n’arriverai jamais à faire de série. Le pire, c’est quand on a du succès : on se sent obligé de refaire la même chose.

Les notions d’intro et de coda, que pratiquent les musiciens avant d’exposer un thème, de jouer la composition, ont-elles un sens dans votre travail ?
Oui, mais je ne suis pas sûr que pour moi ça vienne du jazz. Il y a aussi cette tradition narrative dans la bande dessinée que j’ai lue. Cela dit, quand j’écoute du jazz, la plupart du temps, c’est comme lire un roman. J’entends des histoires. Duke Ellington, par exemple, est incroyablement narratif, c’est de la littérature. Lun des premiers disques que j’ai achetés était Olé de Coltrane. C’est très coloré, ça me racontait une histoire, je pourrais dire que je voyais un film...

Vous est-il déjà arrivé d’utiliser un morceau de jazz comme trame de scénario ou pour structurer une planche ? Autrement dit de faire l’inverse des musiciens qui s’inspirent parfois d’une œuvre picturale ou d’une sculpture...
J’ai un peu fait cela dans Mitchum. Il y a des parties pour lesquelles j’ai raisonné à partir de morceaux de jazz avec des ruptures de ton ou de rythme. Par exemple, un disque comme Bitches Brew, de Miles Davis, m’a directement servi pour Mitchum.

Vous êtes un amateur de jazz par le disque et la radio. Allez-vous souvent en club ou dans les festivals ?
Déjà, enfant, je préférais rester dans ma chambre plutôt qu’aller jouer dehors, risquer de me prendre un mauvais coup en jouant au foot ou pire que tout, de me salir... J’aime bien l’intimité. Dessiner tout seul. Ou écouter de la musique tout seul. Ça participe à ma solitude et à ma concentration. Et puis j’ai l’impression que le musicien ne s’adresse qu’à moi. Même au-delà de la tombe, pour les disparus... Je vais voir des concerts de temps en temps, mais par inclination naturelle, je ne cours pas après les sorties nocturnes pour écouter de la musique. Je ne sors pas dans le froid, pour mettre un manteau trop lourd, risquer d’attraper un rhume, dépenser des sous, rentrer en Vélib, manquer de me faire écraser par un taxi, pour écouter de la musique. Je reste à la maison ! Aujourd’hui, je ne sais pas comment faire évoluer mon rapport au jazz. Quelquefois j’ai l’impression que c’est un truc de ma jeunesse. En fait, je suis moins rapide qu’avant pour être séduit. C’est peut-être aussi une passion moins exclusive à présent.

Sur le plan graphique, avez-vous pu être marqué par le visuel des pochettes de disques de jazz ?
À mort ! La pochette d’Olé, de Coltrane, mon vrai premier disque de jazz... Pourtant ce n’est que du lettrage. Mais je l’adore pour l’adéquation des couleurs et de la typographie. Il y a plein de disques que j’ai achetés en étant accroché par la pochette. Les Blue Note avec des filles en couverture, ah la, la... Un disque de Bobby Hutcherson, Jackie McLean, Sonny Clark ou de Lou Donaldson, je ne savais pas ce qu’il y avait dedans, mais je l’achetais pour la fille. Et souvent la découverte du contenu m’enchantait.

C’est pour cela qu’il y a une fille en couverture de Total jazz ?
J’ai trouvé ça « jazz », comme attitude... Non, sérieusement, une fois j’avais envie d’être où l’on ne m’attendait pas. Je n’avais pas envie de dessiner un musicien. J’étais dans un restau et je trouvais la serveuse incroyablement « jazz ». Et je me suis inspiré de cette « vraie » fille. Il ne s’agissait pas de représentation littérale, mais de l’esprit du jazz.

Propos recueillis par Alex Dutilh.

Cet entretien a paru dans le No.14 de Neuvième Art en janvier 2008, pp. 152-155.