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d’un rire à l’autre

parClément Lemoine

[Janvier 2008]

Blutch dessinateur d’humour, Blutch dessinateur sérieux ; l’artiste présente les deux faces de la pièce tour à tour, en roulant sur la tranche. Et soutient mordicus faire le même travail sous les deux casquettes. Il y a bel et bien une cohérence entre le comique et le rêve, le gros nez et l’esthétique.

La légende de Blutch commence dans le journal « d’umour et de bandessinées », lorsque le jeune étudiant de 20 ans remporte le « Prix Umour Fluide Glacial », prix qui lui permet d’intégrer les pages du journal. Fluide, qui cherche à cette époque à renouveler son équipe, n’en reste pas moins fondé sur une formule traditionnelle, le « comique ». Un paradoxe quand on compare ces débuts avec l’image dont Blutch bénéficie aujourd’hui. Réunir deux labels aussi différents que Fluide et L’Association, cela ne va pas de soi ; il le fait pourtant plus souvent que n’importe quel autre auteur, construisant ses personnages et ses compilations sur un va-et-vient d’éditeurs [1]. Une des figures de proue de la bande dessinée dite « alternative », un des auteurs les plus en vue des éditions Cornélius, exposé dans une galerie d’art contemporain, doit ses premiers pas sur la scène publique au gros rire qui tache.
Ce n’est pas que le rire et l’art soient antinomiques, et je ne prétends pas que Blutch soit le premier à les rassembler. Mais ils ne vont pas toujours ensemble, selon le préjugé ancien qui fait de la comédie le parent pauvre de la tragédie. Blutch lui-même, en se revendiquant artiste, ne manque pas de critiquer ses confrères qui se définissent comme des « petits rigolos ». C’est qu’il y a quelque chose de malicieux à choisir l’humour comme point de départ dans la course à l’objet esthétique. Et la fonction du comique ne peut que s’y déplacer.

La dérision et toute cette sorte de choses

Commençons donc par les récits comiques à proprement parler, ceux que Blutch publie dans Fluide Glacial entre 1988 et 2000. « J’aime dessiner dans le cadre d’un genre, les genres me rassurent. [2] » Son genre de prédilection, il l’a trouvé dans le court récit d’humour. Au départ, ses histoires n’ont pas grand-chose d’exceptionnel pour se démarquer au sein de la revue. Blutch construit ses épisodes sur le principe de la dérision, la chute ne venant que conclure une série de situations ridicules.
Ses références sont d’abord très accessibles : signant d’un surnom qui évoque les Tuniques Bleues, il convoque aussi dans son œuvre Tintin, Donald Duck et les Trois Petits Cochons, avant d’y faire entrer le cinéma et le panorama télévisuel de son enfance, Les clés sont alors apparentes et la parodie le maître mot. Plus tard, le jeu des références se coulera dans sa narration, mais dans ces premiers récits, il intègre en bloc des contenus étrangers, à tel point qu’on ne peut plus le lire sans posséder les codes de départ. Il faut connaître l’univers de Donald Duck pour rire de ce Ronald qui se promène les jambes et l’appareil génital à l’air.

Dans le monde de Walt Disney, la vraisemblance des personnages tient si et seulement si le lecteur accepte de fermer les yeux sur la condition animale de Donald ou de Mickey, Blutch se contente de convertir en langage réaliste les implications de ce contrat de lecture, Il raconte les mêmes histoires, mais les yeux ouverts, opérant ainsi un décalage subtil. L’humour naît de la coexistence de deux logiques, l’une issue de l’univers disneyen et l’autre tirée du monde rationnel. Nous avons affaire ici à un procédé classique, que Bergson qualifiait d’« interférence des séries » et que le monde connaît surtout sous le nom de parodie.
L’œuvre parodique, par essence, vaut d’abord pour la comparaison avec son modèle. C’est dire qu’elle risque fort de devenir dépendante d’une œuvre antérieure, celle-là même qu’elle prétend dénoncer. Aussi, tout l’enjeu de l’humour de Blutch au fil des ans sera de se débarrasser des marques de dépendance, de ce second degré qui nuit à l’unité de son travail. Pour aboutir à une œuvre qui a valeur par elle-même, qui reste au premier degré et ne nécessite pas qu’on en sorte pour (entre autres) en rire.

Au bout de quelques récits déjà, la parodie en tant que telle ne sera donc plus de mise dans Fluide glacial. Blutch n’abandonne pas pour autant les références. Mais elles se font plus discrètes, Tintin, Disney, Drôles de Dames, reviendront à de nombreuses reprises, mais comme gags transversaux et non plus comme structures narratives, D’autant plus que de nouveaux personnages, Johnny Staccato et Mademoiselle Sunnymoon (l’un inspiré d’une série télévisée, l’autre créée de toutes pièces), viennent supporter les situations imaginaires sur lesquelles reposent des procédés comiques plus variés.
Au cours de ces années, il exploite tous les types de décalages possibles. Mélangeant ce qui n’est pas censé aller ensemble dans le monde commun. Faisant parler les feux rouges et les tas de fumier, mélangeant l’animé et l’inerte. De la mécanique plaquée sur du vivant, dirait Bergson. Et une logique référentielle plus diffuse, qui fait appel à un imaginaire commun mais évite les citations trop précises : un Père Noël cannibale, un film noir dérisoire. Surtout, la mécanique se traduit par la règle de la chute comique, dont Blutch fait l’apprentissage. Les premiers récits de Mademoiselle Sunnymoon sont souvent construits sur un modèle de boucle ou d’opposition à l’introduction.
Dans ce contexte, les procédés comiques sont encore rois, mais se diversifient. Le dessinateur se plaît à incorporer des histoires dans ces récits comiques : le voyage de Sunnymoon dans les étoiles, puis sa maladie. Dès lors les chutes ne sont plus systématiques, et l’humour repose essentiellement, outre sur les situations cocasses, sur des fautes de vraisemblance, de langage ou de cohérence. L’absurdité d’un costume de Gene Kelly idolâtré par deux femmes sur une planète lointaine se complète par les expressions enfantines et les chansons populaires. Pris au hasard dans Sunnymoon, tu es malade : « Chaipas moi », « Merdalors », « Merci les gars c’est sympa merci les filles c’est sympi », « Je hais les zarbres »... Élisions et collisions. Les adultes s’expriment et agissent comme des enfants. Sans parler bien sûr de l’attirail graphique, qui permet de poser des caractères avant même de leur faire ouvrir la bouche, au moment de mettre en place l’éternel décalage. Témoin le comptable freluquet de Rancho Bravo qui a « la bougeotte dans le sang » et veut suivre « le souffle de l’aventure ».

Mais ce qui s’impose, c’est de redonner du sens.
À travers ces procédés, Blutch se rend compte qu’il peut s’exprimer sur le monde. Apporter un regard social et dénoncer le poids des étiquettes sur les comportements, dans Société de conso-passion, où des personnages à la Floyd Gottfredson parlent en slogans publicitaires, avant d’exploser en prononçant une phrase à peine personnelle. Ou moquer la puérilité de l’expression virile dans Tous les hommes sont des garçons, dont le titre se réalise lorsque les héros impitoyables déclarent refuser de « jouer avec des filles ». Le regard sur le monde, la critique de la société et de ses règlements, vient donc justifier l’utilisation des règles internes au dessinateur. La mécanique à l’assaut de la mécanique, avec en fin de compte la volonté de détruire quelque chose.

Mais un autre glissement est à l’œuvre. L’exemple de l’animalité des personnages est significatif, que Blutch utilise comme un gag récurrent, mais de façon sensiblement différente. Après Ronald qui exhibe son appareil génital, ou la réinterprétation graphique de Pat Hibulaire et Mickey dans Rataxès Zums [3], on trouve en 1992 l’épisode Mange ta vie, où le héros, loup anthropomorphe, devient l’ami d’un poulet tout ce qu’il y a de plus animal, sous les lazzis de son entourage. Tout autant que des codes Disney, c’est des codes qu’il a lui-même mis en place que Blutch commence à s’amuser : l’absurdité de ces personnages dont l’animalité est parfois signifiante et parfois lettre morte n’est jamais soulignée, et on pourrait croire que le code esthétique a été bel et bien adopté si la chute n’était pas à nouveau parodique (on découvre à la fin du récit qu’il s’agit du grand méchant loup du dessin animé).

Prenons maintenant Métiers d’avenir, presque un an plus tard : le jeu avec le code animalier s’y fait indépendamment de toute référence à Disney. Résumons le récit : Blutch crée un gag une première fois en imaginant une époque où le métier de facteur est dangereux, le summum du viril. On rit en voyant un facteur traité à la mode cow-boy. Puis un des personnages grommelle : « On l’entendra moins devant les chiens ». Le danger est donc rapporté à un niveau quotidien, et provoque un deuxième gag (un anti-gag, pourrait-on dire, où le cow-boy est traité à la mode facteur). La force de Blutch vient de la fusion des deux idées en une vignette qui montre des chiens anthropomorphes guettant, revolver en main, derrière une fenêtre. Le chien est bel et bien menaçant, le facteur EST cow-boy. À ce moment-là, quelque chose dans l’humour de Blutch est passé du décalage parodique vers le langage esthétique. Il ne s’agit plus d’intégrer une citation en la modifiant, mais de provoquer un objet insolite (et par cela, drôle) en construisant une logique distincte. Nous sommes encore loin du premier degré de la narration, mais on s’en rapproche.

La beauté du rire

La bande dessinée « sérieuse », il la pratique (la publie) depuis Péplum, sa transposition de Pétrone. L’humour n’y était plus moteur, mais décoration. On est étonné, en relisant le Satiricon à la lumière de Péplum, de voir combien l’original est plus drôle que l’adaptation. Pétrone accumule les saynètes risibles, les parodies, les calembours, les images grotesques et héroïco-comiques. Mais se sauve peut-être du ridicule par une ironie constante, un second degré élégant. Blutch, au contraire, qui n’a plus le rempart du temps, ne craint pas de jouer à fond le premier degré. Ce n’est pas qu’il abandonne tous les procédés de distanciation de Pétrone, mais il les minimise au possible. Laissant de côté l’épisode grotesque du banquet de Trimalchion pour sa propre intrigue, il ne cherche pas à faire œuvre « satirique », mais à construire un objet esthétique qui combine références antiques et présentes.
Dès lors, la fonction comique est différente. Ce n’est plus de la dérision, l’humour ne fonctionne que comme décor : il permet de normaliser la distance avec le personnage et avec l’histoire, de quantifier le taux d’ironie à l’œuvre ; évidemment, cette fonction cadrante reste très légère, à l’écart des vraies motivations du livre. Ce que Blutch reproche à l’humour tel qu’il le pratique à Fluide, c’est de n’être au fond que de la mécanique, de ne pas laisser la part assez belle à l’invention. Dans son projet esthétique, l’humour devra prendre une autre place, délicate à cerner. Car il ne s’agit ni de prendre le rire comme objectif (ce qu’il est la plupart du temps dans Fluide glacial, et pour les « humoristes » desquels Blutch ne se revendique pas), ni de l’utiliser pour servir la narration ou les caractères des personnages. Dans les scénarios de cinéma, chez les grands narrateurs classiques, jusque dans les albums des Tuniques bleues, il est de coutume d’utiliser les gags pour désamorcer la tension des scènes plus graves. Blutch refuse les histoires du « cinoche ». Il ne se définit pas plus comme un scénariste que comme un humoriste. « La vie, c’est pas un scénario. Un scénario, ça a un sens. La vie, ça part dans tous les sens. Ça n’a ni queue ni tête… », déclare monsieur Rome à mademoiselle Sunnymoon dans le dernier épisode vécu par cette héroïne. Ce n’est pas un hasard. C’est à la première partie de son travail que Blutch adresse cette critique. Il refuse la facilité et cherche son moteur dans une autre direction.
Il veut peindre la vie. Et pourtant, ne peut s’empêcher de placer des gags, y compris dans les chutes des récits sérieux qu’il fournit à [À Suivre], où l’histoire se justifie par une pirouette comique.
L’ennui, c’est que, selon Bergson une fois de plus, « le comique exige comme une anesthésie momentanée du cœur [4] ». Comment dès lors l’inclure dans un projet esthétique qui cherche « la reproduction émotionnelle des choses [5] » ? Blutch cherche à mêler la peinture de la vie humaine à l’efficacité comique que Fluide continue de lui imposer. Il veut plaquer de la mécanique sur du vivant, mais conserver le vivant intact. Entreprise ambitieuse. Il trouvera sa réponse en se projetant lui-même, Blutch dessinateur, au sein de son œuvre.

Les récits publiés dans Fluide et dans Lapin entre 1994 et 2000 sont agités par deux personnages : le petit Christian et Blotch.
Dans les deux cas, Blutch simule l’autobiographie, avec des héros qui s’expriment à la première personne et portent presque le nom de leur auteur. Difficile, en lisant Le Petit Christian, de deviner que les épisodes sont forgés de toutes pièces. « C’est un livre de fiction avec un personnage réel. Il se trouve que c’est moi [6] » Dans ces épisodes, on assiste au retour du décalage parodique. Mais ce n’est plus des références culturelles, qui sont pourtant toujours présentes, que Blutch tire le matériau de son gag : c’est de l’attitude du petit Christian. Il ne s’agit donc plus de se moquer du code de production (l’animalité des personnages), mais du code de lecture, à partir d’un personnage qui lit trop bien, sans prendre de distance ; Christian s’identifie à Jim West ou à Steve McQueen, mais conserve son langage et ses envies d’enfant. Ce n’est plus de la parodie, et l’habillage culturel pourrait être remplacé par toute autre œuvre du même contexte, du moment qu’elle comporte enfance et premier degré. C’est désormais le petit Christian, en synthétisant sa vie et les Mystères de l’Ouest, qui fait inconsciemment œuvre de parodiste. Blutch n’est que le dessinateur de la vie, et l’humour connaît un léger pas de côté.

Blotch est plus radical encore. Le dessinateur renouvelle son répertoire en prenant pour objet de son trait son œuvre elle-même et ce qui l’entoure : c’est alors les auteurs de Fluide glacial, Gotlib, Léandri, et bien sûr Blutch lui-même, qui offrent la trame humoristique pour relier lecteur et auteur dans une même charge comique. Mais des auteurs déformés, transformés, à tel point qu’on ne peut plus, non plus, parler de parodie. On cherche en vain les accroches qui permettraient de relier les personnages à leurs modèles. Reste l’impression d’ensemble, ce décalage constant entre l’œuvre formelle (un récit humoristique publié dans Fluide glacial à la fin du XXe siècle) et le contenu (un dessinateur humoristique de Fluide glacial dans les années 1930) pour donner à la charge son potentiel maximum. La parodie est toute apparente, ce qui contribue à donner aux deux albums l’apparence d’albums d’humour.
Au-delà des références à Fluide, pas de clin d’œil : « En fin de compte, je pense que la chose la plus importante, c’est de parler de soi, de ce qu’on connaît. Parce que dans Blotch, il n’y a plus cet aspect pastiche, ce fatras culturel [7]. » Pour parler de lui, Blutch parle de l’artiste, de ses compromissions, de ses modèles et de ses hypocrisies. Il en oublie même parfois d’être drôle (les derniers épisodes, en particulier, sont de plus en plus sombres et sans sourires).

C’est un des rares exemples de comique de caractère dans l’œuvre de Blutch [8]. Le plus souvent, il lui préfère le comique de situation, ou des personnages assez interchangeables pour s’élever au rang de figure (l’enfant, le justicier). Ici, Blotch incarne tous les défauts avec une constance manifeste, qui descend à la fois du bourgeois prétentieux à la Monsieur Poche et du héros de slapstick qui se redresse à chaque fois qu’on le frappe. Blotch a beau connaître toujours les pires avanies (et nous rions sans pitié de son malheur), il se relève toujours avec ou sans honneur (et nous rions plus jaune des bassesses dont il nous rend complices). Blutch dresse un portrait de l’homme qu’il aurait pu être, et touche par ce biais à l’auto-ironie. L’impossible et nécessaire fusion entre le personnage représenté et l’auteur donne une belle leçon d’humour noir : en disant « je pourrais être veule, égoïste, prétentieux et méprisant », Blutch ne fait que dire au lecteur qu’il pourrait l’être aussi.

Avec Blotch s’interrompt pour le moment la série des récits à vocation humoristique pour Fluide glacial. C’est désormais l’esthétique qui prend le dessus, en mettant toutefois à profit les leçons de cette dizaine d’années pour intégrer enfin le comique à autre chose. Blutch présentera donc C’était le bonheur comme « un livre tout court [9] », « ironique, aigre, parfois même angoissant et, je l’espère, drôle aussi [10] ». Il comporte pourtant de nombreux gags, mais ceux-ci ne sont pas annoncés, mêlés à la foule des séquences jolies, belles, mystérieuses ou touchantes. Si certains récits sont construits sur les procédés traditionnels (dernière image surprenante qui s’oppose à la tendance des précédentes, ou comparaison de deux situations censées s’opposer), Blutch s’autorise à oublier la chute, voire à rallonger excessivement un moment qu’il apprécie même s’il ne sert pas la mécanique. Le livre, construit sur le modèle de la liberté, rend au rire son caractère aléatoire, celui d’une émotion juste aussi signifiante que les autres.
Le rire une fois rapporté au statut de simple émotion, il reste à l’intégrer formellement, dans les mêmes circonstances que l’esthétique pure : c’est le travail de Vitesse moderne et de La Volupté.

Ces deux grands récits forment dans l’œuvre récente de Blutch un duo sans doute des moins immédiatement comique. Ils affichent une volonté essentiellement romanesque et onirique. Pourtant, on y trouve aussi un rire diffus, et plus généralement une distance ironique. Deux amoureux transis y donnent un écho : Rudy, grand sourire ahuri à mille lieues du monde, qui s’obstine à jouer un air de sa composition à une aimée qui s’en moque, et un chasseur qui se lance fusil en main dans une déclaration enflammée à une jeunette qui l’écoute à peine. Le même cul-de-sac grotesque où l’homme se ridiculise naît de l’opposition entre passion et indifférence.
D’autres scènes jouent la carte du rire. On retrouve à nouveau les thèmes chers à Blutch : la chansonnette décalée (À bicyclette, chantée par un secrétaire distingué seul et à pied sur une route), les situations incohérentes (le caillou offert à Noël, le père de Lola en maillot au milieu d’une foule ridicule), le langage enfantin ou oral (Vouiii, Rooooh, René-eu…). Mais le comique n’est jamais appuyé, on glisse dessus comme sur le reste du récit. Blutch approche ici une nouvelle fonction du rire, celle qu’il esquissait déjà dans Péplum. Il en vient désormais à mêler pour de bon l’humour et la narration, en intégrant celui-ci comme un mode d’expression langagière.

On retrouve même les mécanismes humoristiques, mais versés dans un autre objectif. Il mélange encore l’inerte et le vivant, l’humain et l’animal, les références légendaires et un univers contemporain. Pourtant le sens est différent. Des bonnes sœurs croisées avec les nains de Blanche-Neige traversent le décor, un arbre jouit et on prend Yvon pour un singe, mais il n’est pas question d’en rire. En suivant les mouvements de ses personnages, en diluant l’action, il lui retire son potentiel comique pour en faire des éléments psychologiques, et surtout oniriques.
Vitesse moderne comme La Volupté prennent souvent des allures de transcriptions de rêves. Et on pourrait dire qu’ils synthétisent comique et onirisme, sans la distance ironique du premier. Freud compare, dans Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, la formation du rêve de celle du mot d’esprit : il y décèle à chaque fois trois composantes identiques : la condensation, le déplacement et la représentation indirecte (allusions et comparaisons). Nous sommes dans le registre de la découverte, un morceau d’inconscient est révélé brusquement à la conscience. Étonnant en effet que ces composantes, qu’on retrouve sans peine dans l’inventaire des procédés comiques de Blutch dans Fluide glacial, puissent tout autant résumer ses images oniriques.

Ainsi, et jusqu’au prochain ouvrage qui remettra tout en question, voilà un auteur qui intègre dans son esthétique ‒ fantastique, mystérieuse, poétique ‒ les restes d’une dérision parodique. Dans des livres concentrés sur le corps, qui évoquent l’opposition entre plaisir et peur, le rire de Blutch apparaît comme une pulsion charnelle apte à tout réunir, à faire se rejoindre le dramatique et l’anodin, en canalisant du romanesque toute ambition d’envol.

Clément Lemoine

(Cet article a paru dans Neuvième Art No.14, janvier 2008, pp. 140-147.)

[1] Voir Le Petit Christian, commencé dans Fluide et poursuivi dans Lapin ; Mish Mash, qui comprend des récits tirés de Fluide, de Lapin, d’[À Suivre] et de Spirou ; Mademoiselle Sunnymoon, publié dans Fluide et édité à L’Association ; Péplum, qui fait des apparitions dans [À Suivre] et chez Cornélius...

[2] Cité par Rodolphe Hirsch en 1999 dans Beaux-Arts, au moment de la sortie de Vitesse moderne.

[3] Où Blutch ne rate pas une référence à un autre univers enfantin, celui de Babar, dont Rataxès est l’ennemi juré.

[4] Bergson, Le Rire, PUF, p. 4. Et plus loin (p. 16) : « Il reste en dehors de ce terrain d’émotion et de lutte, dans une zone neutre où l’homme se donne simplement en spectacle à l’homme ».

[5Blutch, par Catherine Terzieff et Roland Carrière, la 5e/CNDP, 2001.

[6] Entretien avec Philippe Morin et Thomas Berthelot, PLG, No.35, hiver 1999.

[7] Hugues Dayez, La Nouvelle Bande dessinée, Bruxelles, Niffle-Cohen, 2002, p. 46.

[8] Il s’y montre d’ailleurs nettement plus doué que dans les strips très banals de Franco Pipo parus dans les premiers Lapin.

[9] Entretien avec Patrick Gaumer, le 13 septembre 2005, cité dans Le Collectionneur de Bandes Dessinées.

[10] Cité par Laure Garcia, Le Nouvel Observateur, 15 mars 2004.