Consulter Neuvième Art la revue

blutch, chassé-croisé

Dominique Hérody

[janvier 2008]

Il y a quinze ans

Atelier Nawak, 29 et 30 février 1992. Qu’est-ce donc ce Waldo’s Bar paru aux éditions Fluide Glacial ? Je ne lis plus le magazine depuis longtemps, sa découverte directement en album n’est que plus saisissante. Je ne connais pas non plus les Tuniques bleues, le nom de Blutch ne me dit rien. Serait-il américain ?
Qui peut bien être ce nouveau dessinateur, au trait si sûr, à la fois mordant et voluptueux, probablement trop jeune pour avoir côtoyé Kurtzmann et sa dream team de Mad, faisant parfois écho avec Goossens, et non sans une familiarité avec le trait anglais de Ronald Searle ou de Ralph Steadman...?

À la lecture, Blutch nous entraîne dans un univers parodique, à Donaldville : il passe à la moulinette les feuilletons américains, on reconnaît Johnny Staccato interprété par John Cassavetes, dans un ton de roman noir décalé dans la veine de Westlake ou de Brautigan, au rythme du jazz (Staccato est pianiste et détective, comme le vrai), en puisant sans vergogne, pour les hacher menu, dans les bandes dessinées estampillées Disney, qu’il connaît assurément par cœur – et qu’il sert avec une sauce savoureuse. Blutch cite sans retenue, comme s’il multipliait les variations sur des standards éprouvés, voire usés, où le désir de casser des mélodies trop faciles pour les transformer en Musique est vigoureusement revendiqué. Assurément, Blutch est un type curieux de ces ingrédients puisés dans les archétypes médiatiques états-uniens, il nous offre de grinçantes farces, très bruyantes, à l’instar du propos de Cassavetes associant le silence à la mort.
Je perçois aussi une parenté avec Muñoz et Sampayo ; comme eux dans leur première période, celle des années 70, avec des sarcasmes d’une nature différente, plus à distance du réel, il emprunte les schémas 100 % nord-américains du polar pour finir par les épuiser et affirmer énergiquement son propos. Le Waldo’s Bar jouxterait-il le Joe’s Bar ?

Il y a juste un an tout l’atelier Nawak [1] a défilé à Superhéros, rue Saint-Martin, pour découvrir Meurtres et châtiments de Carlos Nine, sorti de nulle part. D’un hémisphère à l’autre, sans la moindre possibilité de s’influencer, Blutch et Nine ont fait leurs les mêmes mythes que l’Amérique (du Nord) nous envoie, pour le meilleur ou pour le pire, admiratifs mais politiquement lucides.
Blutch n’est pas seul à s’élancer ces temps-ci. Nicolas de Crécy s’est manifesté il y a six mois avec le somptueux Foligatto. L’Association souhaite faire rendre gorge définitivement aux infâmes années 80. David B. sort Le Cheval blême après dix ans de vaches maigres. Lewis aligne les carottes dans des gaufriers de six cases à multiplier par 500. Les années 90 commencent sous les meilleurs auspices ‒ si on s’en tient à la bande dessinée.
Parallèlement, au cinéma, est né Arnaud Depleschin ‒ avec La Vie des morts.

& aujourd’hui

La Bachellerie, 10 septembre 2007
Malgré tous les espoirs entrevus il y a quinze ans, je n’ai pas suivi le mouvement. N’épiloguons pas, ce n’est pas le lieu. Aujourd’hui je découvre La Volupté chez Futuropolis (tiens, ils existent encore !). Le même nom : Blutch, le même assurément, mais le dessin est différent. Essentiellement un crayon rouge et un crayon noir, gras. C’est moins fini, Blutch ne cherche pas la belle ouvrage, le chef-d’œuvre du compagnon du devoir. La virtuosité n’a pas le même sens : la liberté d’exécution ne garde que l’essentiel quand, il y a quinze ans, une même urgence était illustrée dans des directions plus baroques. Les repentirs sont visibles, gravés dans le papier, traces d’une détermination rageuse à transcrire au plus près les affects. Si on reconnaît bien la fantaisie de Blutch, le propos est plus grave. Le mouvement est toujours alerte, les attitudes saisies à l’instant exact, dans un esprit chorégraphique, pour mieux souligner l’opposition avec les conventions sociales monolithiques (la pierre se voit assigné un rôle essentiel) illustrées par le ridicule du théâtre bourgeois, que Blutch pourfend en exposant leurs poses sclérosées. Pas ou moins de contours, pas de cases, mais l’enfermement n’en est que plus tangible, sur fond de silence (de mort ?).

Blutch cite-t-il toujours ? Oui, le général de Gaulle en exergue : « Ma mission m’apparut d’un seul coup, claire et terrible. » On reconnaît l’ironie mais on est loin de Mickey Parade et de Picsou magazine. Un singe en couverture, ainsi associé à la Volupté, intrigue ‒ un singe comme dans Comment je me suis disputé ... (ma vie sexuelle) de Depleschin, comme le même acteur mais dans un rôle différent. Cette association, au premier degré, indiquerait une certaine idée de l’Homme dès lors qu’il est débordé par ses pulsions. La lecture, si elle n’infirme pas ce cliché, joue avec et ne fournit ‒ surtout ‒ pas de réponse. Blutch donne encore moins de leçon. La référence à La Règle du jeu n’est pas innocente ; elle désigne simplement l’irréductibilité de certaines barrières, un profond désenchantement dont la chasse (à l’homme, à la femme) est la métaphore.

Comme le septième récit de Waldo’s Bar, « Ivres du même désir » pourrait être aussi le titre de La Volupté, ou bien comme le troisième, « A Love Supreme ». Le désir est résolument un dénominateur commun à ces deux œuvres. Proche du Buñuel des années 70 en duo avec Jean-Claude Carrière (qui écrivit aussi, est-ce un hasard, Max mon amour pour Oshima), Blutch trouve dans l’esprit surréaliste un langage, fait de contre-pieds incessants, laissant une grande place à l’interprétation d’un lecteur à tous moments sollicité, à la fois mal à l’aise et au plaisir d’en être complice.

Dans Waldo’s Bar, Blutch s’affranchit de toute forme rigide en parodiant les tics du polar, optant pour la poésie du saugrenu, à base d’associations d’idées ; c’est celle de l’incongru qui gouverne La Volupté où se déploie un récit à plusieurs entrées qui se structure, sans colonne vertébrale visible, autour de la cavale du singe féroce. Tous les protagonistes sont concernés mais ils l’ignorent. Assistons-nous à un marivaudage moderne, comme chez Renoir en 1939, ou chez Depleschin en 1996 ? Chacun dans ce chassé-croisé n’est concerné que par sa propre personne et son obsession, à la recherche d’un fil d’Ariane salvateur ; ils ne se retrouvent pas lors du dénouement final, quand les masques tombent. Ici, les masques sont irréductibles. Rappelons qu’Octave ne peut se défaire de sa peau d’ours. Chacun est préoccupé, muré dans sa sphère, que seul le singe traverse, tout en voulant à tout prix sortir de sa catégorie à l’instar du chasseur amoureux de l’étudiante ; le bestiaire, outre l’Homme et le singe, est composé de renard, poisson, lion, de vrais bêtes sauvages, quand un grand méchant loup de dessin animé s’illustrait par son pouvoir de séduction dans Waldo’s Bar.

Blutch ne situe pas pour autant dans un monde qui serait pure fiction, acte poétique déconnecté du réel. Yvon, l’attaché de cabinet jetable comme un pot de yaourt, est un homme de notre temps, plus encore aujourd’hui que lors de la conception du livre. S’il savait ce qui l’attend, ne devrait-il pas chanter Gare au gorille plutôt que À bicyclette quand il se voit livré à lui-même, définitivement dépouillé ? Cette déconvenue, cette déroute plutôt, donne le ton de La Volupté, comme elle en sera la conclusion marquée par la sidération, quand le piège s’est refermé, et une perplexité devant les faux airs grotesques d’une tragédie.

Dans ce saut de quinze ans par dessus une quinzaine d’ouvrages mentionnés dans la bibliographie, dont chacun mériterait probablement qu’on s’y arrête, quelques titres m’intriguent particulièrement : Mitchum (anti Cassavetes), Le Cavalier blanc (comme Lucky Luke ?), Péplum (parodie de genre ?), ou C’était le bonheur, aux mêmes éditions, qui fait écho à ce dernier opus, sans oublier Mademoiselle Sunnymoon et Sunnymoon, tu es malade ; penche-t-elle du côté lune ou du côté soleil, est-elle un double de Blutch, solaire et lunatique ?

Dominique Hérody

(Cet article a paru dans Neuvième Art No.14 en janvier 2008, pp. 136-139.)

[1] Sur cet atelier, voir l’article « En atelier ! » dans 9ème Art No.8, pp. 76-87.