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blotch face à ses dess(e)ins

Thierry Groensteen

[Septembre 2014]

La bande dessinée a de longue date admis dans son panthéon une cohorte d’antihéros de toutes sortes : militaire pas très futé (Le Sapeur Camember), détective minable, alcoolique et lâche (John Difool), voire complètement crétin (Jack Palmer), bourgeois pontifiant (Achille Talon), rustre asocial et d’une saleté repoussante (Gros Dégueulasse), jeune femme frustrée et hystérique (Bitchy Bitch), et bien d’autres. En dépit de leurs failles, tous ces personnages se révèlent plus ou moins attachants dès qu’on s’intéresse de plus près à leur sort.

Il n’y avait pas de personnage irrécupérable, absolument et irrémédiablement détestable, jusqu’à Blotch. Son créateur et quasi homonyme, Blutch, a inventé cette catégorie inédite, du personnage-titre, de surcroît narrateur de ses propres « aventures », que l’on aime haïr.
Réactionnaire, veule, lâche, intrigant, menteur, plagiaire, goujat, poseur, bouffi de prétention et méchant, tel est Blotch. Pour concentrer tant de défauts sur une même figure, il fallait oser donner libre cours à une vraie férocité. Jusqu’à la consonance de son nom, évoquant un fruit trop mûr qui s’écrase [1] ! On sent derrière ce jeu de massacre une vraie jubilation. Blutch, du reste, ne s’en cache pas : « Je suis attiré par les gens amers. La méchanceté me réjouit. Et me fascine [2]. »

À cet être immonde, on doit bien pouvoir trouver quelques circonstances atténuantes. Blotch n’a pas réussi à percer comme peintre, il a été plaqué par sa petite amie, il gagne chichement sa vie, et il voit la France du Front populaire tombée aux mains de ceux qu’il considère comme ses ennemis de classe ; on peut concevoir qu’il soit aigri. Plusieurs flashes-back nous le montrent, élève dans une Académie des Beaux-Arts, jeune homme n’ayant pas encore fait le deuil de ses ambitions. Et l’on se prend à regretter que Blutch ne nous éclaire pas sur les épisodes intermédiaires, sur les étapes de son renoncement à l’art, de sa déchéance, de son refuge dans ce que François Rivière a appelé « la conscience acide de sa médiocrité » (Libération, le 27 janvier 2000).

Il y a une scène, une seule, qui le sauverait presque : dans un sursaut de dignité, il refuse de prostituer sa compagne, Georgette, aux appétits de son employeur, qui pourtant lui promet qu’il ne perdrait pas au change. Hélas, après être tombé en disgrâce, il n’obtiendra d’être réintégré dans l’équipe du journal qu’au prix d’une capitulation sur ce point même. Et un quart d’heure de lucidité ne peut contrebalancer un comportement odieux avec constance, tellement monstrueux que, autant que le rire, il provoque chez le lecteur une véritable sidération.

Blotch, donc, fait des dessins comiques dans les journaux, ou plutôt dans un hebdomadaire ayant pour titre Fluide glacial. Ces prémisses placent d’emblée la série sous le signe du décalage. Fluide glacial, « temple du véritable humour français », n’est pas ici le magazine d’« umour et bandessinées » fondé par Marcel Gotlib en 1975, même si le président de la publication est désigné comme « Monsieur Marcel ». Il ne publie pas de bandes dessinées (autant qu’on sache) mais seulement des dessins humoristiques, et ressemble plutôt à un avatar du Hérisson, la publication créée par Georges Ventillard en 1936, dont le sous-titre était « hebdomadaire de bon sens, d’humour et d’esprit français ». De même, Blotch est comme le double raté de Blutch, et ses collègues, Larssinet, Gouttelette, Landru, plus tard le jeune Goussein, des versions facétieuses de Larcenet, Gaudelette, Léandri et Goossens.

Ce ne sont là que des clins d’œil, et il semble que la véritable cible de la causticité blutchienne soit plutôt ce fameux « esprit français » dont tous ces soi-disant humoristes ne cessent de se gargariser, et plus précisément sa fine pointe, l’esprit parisien (rappelons la citation de Guitry placée en exergue du premier des deux albums : « Il est de Paris, il est des nôtres »). L’esprit français, c’est d’abord une foi inébranlable dans le génie supérieur de la France, notamment dans le domaine de l’humour. « En matière spirituelle, il est acquis depuis plusieurs siècles que les Français sont le sel de la Terre, gais, charmants et d’une irrésistible indépendance d’esprit [3]. »
À Paris, capitale du goût, des belles choses et des plaisirs, on a naturellement encore bien plus d’esprit qu’ailleurs. Cette supériorité de la capitale a longtemps été un lieu commun des mieux ancrés : « “Esprit de Paris” : tout au long du XIXe siècle, l’expression fonctionne comme une sorte de talisman, élevant les uns – ceux qui l’incarnent – au rang d’esprits supérieurs, abaissant les autres – ceux qui ne parviennent pas à le faire leur – au rang de proscrits [4]. » Le provincial est lourd et ennuyeux, le Parisien a naturellement le sens de la « blague ».
Le complexe de supériorité se double de xénophobie, comme l’atteste la morgue avec laquelle le pauvre Georges Rémi, venu présenter à la rédaction un héros encore inconnu du nom de Tintin, est promptement reconduit vers sa Belgique natale.

Un trait déterminant de l’esprit français et parisien, c’est la gauloiserie. Ce caractère polisson, égrillard, imprègne la quasi-totalité des dessins de Blotch qui nous sont donnés à voir. Beaucoup de ces dessins, supposés hardis à proportion de leur prétendue inconvenance, nous semblent tout simplement misogynes et d’un humour carrément rance.
À cet égard, Blutch joue très finement de la distance temporelle et de l’évolution des critères d’appréciation. Il sait que nous nous prononcerons avec notre sensibilité d’hommes et de femmes d’aujourd’hui sur des dessins qui, bien qu’apocryphes, procèdent, en le pastichant, d’un point de vue différent qui avait cours autrefois. Toute personne qui s’est intéressée à l’humour graphique français, tel qu’il s’est incarné dans les journaux satiriques depuis la Belle Époque jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ne peut nier que la grivoiserie, omniprésente, n’y était pas toujours des plus fines, et doit reconnaître que cet humour-là, en dépit du talent de nombre de dessinateurs, était de nature à renforcer les préjugés de toutes sortes plutôt qu’à les combattre.
Le titre de l’album paru en 1999 l’intronise : Blotch est le roi de Paris [5]. C’est dire que la lourdeur et l’insupportable prétention de l’esprit français et parisien s’incarne donc en lui à un degré superlatif.

En choisissant les années trente, Blutch se donne les moyens d’exacerber sa critique. Comme il l’indique lui-même, cette époque se caractérisait par « une virulence propre, la concurrence féroce des opinions politiques. » Aux yeux de Blotch et de ses pairs, la France du Front populaire est menacée de toute part, par des ennemis de l’extérieur comme de l’intérieur, notamment les bolchéviques, les métèques et les invertis. Les ouvriers qui manifestent pour leurs droits sociaux sont qualifiés par Blotch et Gouttelette de « bandes révolutionnaires » et de « populace hirsute ». Quand quelques ouvriers s’en prennent à Gouttelette qui, au passage de leur cortège, s’est écrié « Pauvre France ! », Blotch détourne les yeux et retourne sa veste, clamant hypocritement « Vive Léon Blum ! » Et le dessinateur, obligé de trinquer avec ses nouveaux « camarades » prolétaires, vit un « cauchemar ignoble ».

Cependant l’arène politique n’a pas le monopole des affrontements idéologiques. La même virulence caractérise, à l’époque, le face à face entre les partisans du conservatisme artistique et les représentants des avant-gardes. Le cubisme, l’expressionnisme, l’art abstrait, le dadaïsme, le surréalisme (pour ne citer qu’eux) sont autant de visages de l’horreur pour tous les Blotch attachés à une conception figée du « vrai beau ». Notre « héros » de répondre au jeune Jacques de Raynal qui l’interroge sur le surréalisme : « C’est même pas assez bon pour se torcher avec… » ; les « barbouillages » de Miró ne sont à ses yeux « même pas dignes d’un chimpanzé ». Il fraternise avec le poète Saint-Chamoux qui compare l’art moderne aux dessins d’aliénés. Mais voilà que la propre fille de l’honorable « Président Marcel » pose nue pour un peintre cubiste ; et c’est pour un cubiste aussi que « Nini la gitane », son amour de jeunesse, l’avait plaqué. Il est donc difficile de faire la part du ressentiment et du goût dans les condamnations abruptes que prononce notre « ami des belles choses », condamnations qui ne manquent pas de s’étendre à toutes les autres nouvelles formes d’art : le jazz est une musique de sauvages, qui s’apparente à des « orgies tribales dissonantes », et le cinématographe « incite à la paresse intellectuelle et morale ».

À lui seul, Blotch est un catalogue vivant de toutes les idées reçues de son temps, un concentré des opinions les plus arriérées. Blutch a un talent indiscutable pour restituer l’esprit d’une époque, fût-ce par le petit bout de la lorgnette, et pour en assimiler la rhétorique, qui nous semble aujourd’hui boursouflée, pompeuse, amphigourique.
Ce que vomit Blotch est très précisément ce que Blutch admire, ce dont il s’est nourri. L’un de ses livres n’est-il pas une interrogation sur La Beauté ? Comme le souligne ici-même Christian Rosset, l’auteur de Vitesse moderne et de Pour en finir avec le cinéma ne cesse de dialoguer avec les avant-gardes (Matisse, Picasso, Godard, le surréalisme, Cunningham) et de célébrer le cinéma ainsi que le jazz, y compris dans ses formes les plus libres… Blotch, en cela, apparaît non seulement comme un repoussoir, mais véritablement comme un double sombre de l’auteur, une figure inversée. « Je l’ai fait aussi par rapport à moi. Ce qui guette l’homme de lettres, c’est l’aigreur. Je me sens une bonne proie pour ça. » L’aigreur, la sclérose, la suffisance, les mondanités, les concessions… ce sont tous les dangers qui guettent l’artiste ‒ et le créateur de bandes dessinées comme les autres ‒ dont Blutch se purge et se prémunit à travers Blotch, en les mettant définitivement à distance.

J’ai parlé plus haut de décalage. C’est bien ce qui saute aux yeux quand on met en balance le fait que Blotch pose continûment au « grand artiste », à l’arbitre du beau et des élégances, alors qu’il ne fait rien d’autre, en somme, que des petits dessins navrants dans un journal humoristique. Ce décalage-là n’est toutefois pas à mettre au compte d’une propension du personnage à la mythomanie. Son délire, si c’en est un, semble très largement partagé. Lisant Blotch, on a l’impression de plonger dans un monde différent du nôtre, un univers parallèle où les dessins comiques des journaux seraient appréciés, commentés, admirés à l’égal des plus grandes œuvres. Le rédacteur en chef de Fluide glacial, Monsieur Delapiche, ne manque pas de trouver « simplement irrésistible » ou « positivement hilarant » les cartoons affligeants qui lui sont présentés, et conforte Blotch dans son délire (voir les professions de foi qui ouvrent chaque épisode) par des paroles telles que « Vous êtes un digne représentant de ce qu’on appellera plus tard le pur esprit ». L’actrice Nora Foster elle aussi voit dans les dessinateurs de presse « les véritables artistes ». La rivalité entre Blotch et son pire ennemi, Jean Bonnot, le dessinateur vedette du Rire populaire, est mise en scène comme un affrontement entre deux géants. Jean Bonnot « dont le talent l’écrase », écrivait François Rivière dans Libération ; mais la réalité est que Blotch a un adversaire à sa taille, c’est-à-dire tout aussi minable. Si les dessins de l’un sont ringards, racistes, misogynes, vulgaires, plats et bêtes au-delà de toute mesure, ceux de l’autre ne le leur cèdent en rien. Et ce n’est pas pour rien qu’au physique porcin de Blotch répond le patronyme de son rival (jambonneau).
Dans le même temps, nos dessinateurs entretiennent une frustration à l’endroit de la peinture et rêvent d’être reconnus comme artistes de galerie. Cette contradiction manifeste entre, d’une part, leur complexe d’infériorité et, de l’autre, la comédie qu’ils se donnent et qui semble en abuser plus d’un est l’un des moteurs de la satire à laquelle se livre Blutch. Parler de la vie d’artiste à partir d’une scène secondaire, déclassée, qui s’épuise à mimer le vrai monde de l’art et qui se laisse prendre à son propre jeu.
(En réalité, Blutch commet ici, délibérément ou non, un anachronisme. Les dessinateurs humoristes, qui se vivaient effectivement comme les défenseurs d’un art français, se considéraient bien, par ailleurs, comme des artistes, mais plus à l’époque du Front populaire. La situation que décrit Blotch, celle de dessinateurs qui avaient reçu une solide formation artistique et qui se voulaient aussi peintres, caractérisait les années 1880-1920. Mais après cette date, leur positionnement professionnel et social change : c’est désormais le milieu journalistique qui les aimante. Ils veulent s’intégrer au monde de la presse et sont d’ailleurs de plus en plus souvent désignés comme « dessinateurs journalistes » [6].)

L’ambivalence du statut de Blotch est en quelque sorte métaphorisée par les couvertures des deux albums, dont le dessin se prolonge sur la quatrième. Sur l’une, attablé à une terrasse de café, Blotch déshabille ostensiblement du regard et du crayon deux ravissantes jeunes femmes. Sur l’autre, il lance un regard en coin bien timide vers une péripatéticienne, tandis que Georgette s’accroche à son bras. Le « roi de Paris » est un petit-bourgeois frustré, envieux, qui ne cesse de se heurter à la réalité de sa condition.

Thierry Groensteen

[1] En anglais, blotch veut dire tache. To blotch : tacher, barbouiller.

[2] Voir son interview dans ce dossier même.

[3] Marie-Ange Fougère, « L’esprit de Paris : mythe stylistique ? », communication au 3e Congrès de la Société des études romantiques et dix-neuviémistes, juin 2007. Disponible en ligne ; consulté le 22 juillet 2014. URL : http://etudes-romantiques.ish-lyon.cnrs.fr/wa_files/Voisin-Fougere.pdf

[4Ibid.

[5] L’album Blotch le roi de Paris, 1999, est suivi en 2000 de Blotch face à son destin. Une intégrale en un seul volume a été publiée en 2009.

[6] Sur cette question, lire Christian Delporte, « Le dessinateur de presse : de l’artiste au journaliste », publié en ligne le 21 avril 2007, URL : http://www.caricaturesetcaricature.com/article-10460836.html, et la thèse que vient d’écrire Julien Baudry : La Bande dessinée entre dessin de presse et culture enfantine : relecture de l’œuvre d’Alain Saint-Ogan (1895-1974), Université de Paris 7, septembre 2014.